Maître Guimpbert, notaire à Quimper
Le kiné vient de partir. Il m'a tordu dans tous les sens et m'a affirmé que c'était pour mon bien. Il devrait se méfier, le kiné, mon corps revient à la vie et je pourrais bien lui casser la gueule un jour. J'attends Séverine avec impatience. C'est elle, le moteur de ma rééducation. C'est grâce à elle que je retrouve jour après jour mes sensations. Mon sexe frétille à l'idée de nos prochains ébats.
La porte s'ouvre mais le sourire béat que j'affiche sur mon visage s'étiole devant l'ersatz de Tino Rossi qui se présente au pied de mon lit. Sa trogne joufflue se dilate sur un sourire bon enfant de père Noël. Son complet prince-de-Galle de coupe anglaise est trop petit pour sa corpulence et ses boutons menacent de me sauter au visage. Il porte sous son bras un attaché-caisse et s'avance vers moi en se dandinant comme un canard. L'apparition de ce ridicule personnage me donne envie d'éclater de rire. Mais ce dindon cocasse pourrait bien se révéler oiseaux de mauvaise augure. Francesca ne tardera pas à m'envoyer une demande de divorce en bonne et due forme.
― Monsieur Devinsky ?
― Moi-même, je réponds d'une voix rauque.
― Maître Guimpbert, notaire à Quimper.
― Ça rime.
― Je suis porteur d'une heureuse nouvelle pour vous.
― Je vous arrête, je ne joue pas à la loterie nationale.
― Et pourtant, vous voilà riche, mon cher. Un vieil oncle du côté de votre mère.
― Ma mère n'avait pas de frère.
― Il doit s'agit d'un grand oncle. En tout cas, tout est officiel. J'ai là les papiers. Il s'agit bien d'un certain Hector Anselme Anatole de Kerloach...
― Et d'autres noms découverts à marée basse.
― Étant son unique héritier, vous êtes de plein droit son légataire.
― Champagne!
― Soyons sérieux. Tout ça n'est pas un jeu. J'ai eu du mal à vous trouver, et j'aimerai que cela soit réglé rapidement.
― En ce qui me concerne, j'ai tout mon temps... comme vous voyez.
― J'ai parlé au chef de service. Il semblerait que vous soyez sortant dès la semaine prochaine.
― S'il le dit.
― Dans ce cas, nous pourrions nous retrouver en Bretagne...
― Là, je vous arrête, qu'irais-je faire en Bretagne ?
― Mais toucher votre héritage, voyons, une propriété dans les monts d'Arrée.
― Les quoi?
― Les monts d'Arrée, en Bretagne. Il s'agit d'un manoir authentique du XIIème siècle.
― Bonjour les travaux.
― Un monument historique !
― Et pour chauffer l'hiver ?
― Monsieur Devinsky, essayons d'être sérieux. Il y a des mois que je vous cherche. Vous n'êtes pas facile a trouver, vous savez. Les récents événements vous ont chamboulé.
― C'est vrai qu'ils ont foutu le bordel avec leurs revendications. Dommage, j'ai raté quelque chose.
― On peut dire que ça a mis une sacrée pagaille. Et tout ça pour quoi ? Dans quelques années, on n'en parlera même plus du mois de mai 1968. Sous les pavés la plage ! Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre ! Des contes de fées. Sous les pavés, il y a le bitume, la crasse et les rats. La chienlit ! Qu'est-ce qu'il ne faut pas inventer. Ouais, la chienlit, mais ça fait des années, des siècles que ça dure. Ça a commencé avec les droits de l'Homme.
― Tout est rentré dans l'ordre à présent. Les étudiants ont retrouvé le chemin de leur fac, les ouvriers celui de leurs usines. Il nous reste bien deux trois maoïstes mais nous devrions trouver un restaurant chinois pour les engager. Et de toute façon, vous n'êtes pas venu pour me parler politique. Revenons-en aux faits. Un manoir dans les mont dorés donc.
― D'Arrée, les monts d'Arrée. Dans le centre de la Bretagne.
― La Bretagne! Ce pays de pécores où il pleut 350 jours par ans ! Vous vous foutez de moi !
― Monsieur Devinky, je n'oserais pas.
― J'ignorais que j'avais un ancêtre parmi ces primitifs. Qui est cet Hector Anselme Anatole ?
― Je n'en sais pas plus, un solitaire à ce que m'en ont dit les autochtones.
― Autochtones, le terme est bien choisi. Votre peuplade de sauvages ne m'inspire rien qui vaille, et cet ancêtre médiéval sorti de je ne sais où encore moins.
― Il est vrai que le breton ancestral n'aime pas beaucoup les étrangers. Des voitures ? Les dernières qu'ils ont vues étaient les jeeps des GI américains. Et encore, ils n'ont fait que passer. Même les allemands n'ont pas traîné dans le patelin. Ne leur parlez pas de télé et de téléphone, ils n'en sont encore qu'au poste à galène.
― Au moins ont-ils dépassé le temps des moulins à vent.
― Vous êtes blessant, je suis moi-même breton.
― Curieux, j'imaginais deux catégories de Bretons. Ceux qui portent des sabots et des coiffes ridicules, et ceux qui portant des marinières à rayures et des impers jaunes.
― Bécassine nous a fait beaucoup de mal. Vous verrez que nous sommes une « peuplade », comme vous dites, parfaitement civilisée.
Cette conversation commence à me fatiguer. Un coup d'œil à ma montre m'annonce l'arrivée imminente de Séverine. Elle vient me retrouver après chaque fin de service et nous baisons comme des enragés. Discrétion pas vraiment assurée, tout le monde à l'étage, patients comme personnels, sait que je me la tape. Faut dire que la demoiselle ne retient plus ses cris. La révolution sexuelle commence ainsi...
― Bon, Maître Guimpbert de Quimper, ce n'est pas que votre conversation m'ennuie mais...
― Mais votre petite amie ne pas plus tarder, le chef de service m'en a averti. Je vais donc en venir aux faits. Je vous ai apporté trois quatre papiers à signer, après cela, tout sera en règle et je vous laisserai batifoler tout votre saoul avec votre jolie rouquine.
Je retiens une exclamation indignée. Même le chef de service n'ignore rien de nos batifolages ! J'attrape d'un geste plus vif que je ne l'aurais voulu les papiers que me tend le notaire et paragraphe les feuillets avant d'y apposer ma signature.
― Vous ne m'avez pas dit, le montant de la somme, en plus du manoir.
― Mais rien, juste le manoir. Et les quelques frais qui vont avec...
― Quelques frais ! Cette fois je m'étrangle.
― Rien du tout... des broutilles. Le toit à refaire, l'isolation, le parc aussi. Près de 70 hectares.
― Vous vous foutez de moi !
― Vous avez signé.
― Il fallait m'en empêcher !
― Vous n'aviez qu'à lire. C'est écrit noir sur blanc. En plus d'accepter cet héritage, vous devez vous engager à le rénover afin que ce bijou, patrimoine de notre belle Bretagne, ne tombe pas en ruine. Les locaux y sont très attachés vous savez.
― Souscrivez une collecte !
― Hélas, ce sont des gens très pauvres, mais très pieux et attachés à leur histoire. On dit que le roi Arthur en personne y aurait dormi avec ses chevaliers.
― Encore vos conneries pour attirer les touristes ! Je refuse cet héritage !
― Trop tard, c'est signé.
― Mais pas encore enregistré. Vous n'avez qu'à dire que vous avez perdu ces papiers !
― Et mon intégrité.
― Guimpbert, vous êtes vraiment un blair !
― L'insulte n'y changera rien, monsieur Devinsky. Vous avez signé, vous voici officiellement héritier et propriétaire d'un authentique manoir breton du XIIème, une richesse historique. Je vous donne rendez-vous au village de Kerloach, jour et heure qui vous conviendra. Je vous laisse vous reposer.
Sur cet ultime effet d'entourloupe, maître Guimpbert de Quimper m'adresse ses sincères salutations, fait tourner sa graisse et m'abandonne, seul, avec mon authentique manoir breton du XIIème, une ruine historique qui va engloutir jusqu'à mon dernier centime d'économie. J'éructe, je tempête, rien n'y fait. Le notable se carapate. Je m'extirpe du lit avec la ferme volonté de me jeter sur lui et m'écroule lamentablement dans le bras de Séverine, apparue juste à temps pour m'éviter le froid contact avec le carrelage. Si j'avais eu encore toute ma vigueur, je lui aurais collé mon poing sur la gueule à cet enfoiré de notaire.
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