― Qu'est-ce qui t'arrive, mon minou ? Tu ne dois pas t'agiter !

 ― Rattrape-le ! Rattrape ce salopard !

 ― Quoi, quel salopard ?

 Séverine écarquille ses grands yeux verts en battant des cils. Dans un ultime espoir de sauver ce qui ne peut déjà plus l'être, je désigne la porte d'un doigt rageur.

 ― Celui qui vient de se faire la malle après avoir entourloupé d'un manoir du XIIème!  

― Quoi ! Il t'a volé ton manoir ?

 ― Mais non, il me l'a refourgué ! Un legs ! Un legs d'un vieil aïeul sénile ! Un cadeau empoisonné ! Il m'a fait signer par ruse. Rattrape-le bon sang !

 Mais Séverine ne m'écoute plus. Son esprit papillonne. Son cerveau volatile et futile est resté bloqué sur deux mots, legs et manoir. À ses yeux, je ne suis plus un simple patient dont elle s'est entichée, je suis l'heureux héritier d'un merveilleux manoir du XIIème, perdu dans une contrée sauvage et légendaire. Elle qui a toujours rêvé d'être châtelaine s'imagine déjà en maîtresse de maison, donnant fête sur fête dans son grand salon où l'antique se mêlerait avec grâce et raffinement au moderne clinquant. Peut-être l'agrémenterait-elle en style byzantin orientale, un peu comme la maison de Pierre Loti, à moins qu'elle ne préfère le rococo, coussins roses et voilages aux fenêtres. Toujours est-il qu'elle laisse s'enfuir le notaire.

 J'ai beau clopiner derrière lui, l'invectivant de toutes les forces, je ne peux plus rien contre le fourbe qui s'escamote en trottant, non sans m'avoir lancé un dernier, et sarcastique:  

 ― Rendez-vous à Kerloach !

 S'il croit que je vais m'y rendre dans son patelin minable peuplé d'hommes de Cro-Magnon, il peut aller se cocher une grille de tiercé !

 ― Reviens-ici, félon ! Reviens que je te casse la gueu....  

 Un seau, malencontreux, qui traîne dans le couloir, m'entrave mes jambes et dans une dernière culbute, me voici étendu de tout mon long sous les yeux hilares du personnel soignant et des autres patients. Séverine accourt pour me relever, le regard en papillote, encore toute fébrile des projets qu'elle vient de former. Les jeunes peuvent bien s'armer de pavés pour les jeter sur les CRS, gueuler, à bas le capitalisme, la société de consommation et la Vème, ils n'en demeurent pas moins hypnotisés comme tous par le grand dieu Pognon. Ma ravissante et volcanique aide soignante ne fait pas exception, et affiche un air d'extase à la Bernadette Soubirou venant de voir la Vierge Marie dans une grotte de Lourdes.

 Un héritage! Son délicieux patient vient de faire un héritage, un manoir historiquement authentique, de quoi faire bisquer ses copines et frimer devant ses anciens amants. Pour la première fois, son esprit libertin envisage même d'avoir la bague au doigt.

 C'est ainsi que, trois semaines plus tard, je me retrouve sur la route de Bretagne, au volant de sa Citroën Bijou, l'électrophone crachant en boucle le dernier tube des Ten Years After….