Loane
Je suis plongé dans mes réflexions quand le vrombissement d'un moteur me fait lever la tête. Aussitôt après, l'engin motorisé, une moto maculée de poussière des jantes au guidon, fait sont entrée triomphale sur l'unique place. Serait-ce le début de la civilisation! La moto effectue une large volte autour de la voiture et je reconnais une Indian, de celles qu'on pouvaient acheter aux surplus militaires des américains, de celles qui transportèrent les soldats dans le fech-fech d'Afrique du nord. Une héroïne mécanique en quelque sorte. Le conducteur, ou plutôt la conductrice vu la façon dont elle remplit son corsage, se gare à dix centimètres de moi sans se soucier d'empoussiérer mes groles, coupe le moteur et ôte son casque.
Une cascade de cheveux blonds dévalent son dos jusqu'à ses reins, que je devine superbes et tout juste faits pour le plaisir des hommes. Elle un blouson de cuir issu sans doute du même surplus si l'on considère la tête d'aigle blanche du 101th airborne sur l'épaule, un chemisier trop petit qui laisse abondamment dépasser deux appétissants lobes mammaires, et ses fesses rebondies pareilles à deux pamplemousses sont moulées dans un de ces pantalons de cuir noir comme en portent les motardes sur Daytona Beach. Ses yeux d'un violet ravageur se plantent sur moi dans toute l'effronterie de ses vingt ans. Sur ses joues subsistent les traces joufflues de son enfance encore proche, ponctuée d'une sourire qu'elle fait ressortir à l'occasion du sourire qu'elle m'adresse.
- On en voit jamais des comme ça, dit-elle en dévorant la Bijou des yeux. Un vrai bolide. Ça doit faire du cent km/h au moins.
- Au moins, un truc comme ça.
- Vous venez de la ville?
- Pour ne rien vous cacher. Mais le bolide vient de Grasse. La Côte d'Azur, vous connaissez?
- Oh moi, les destinations tropicales, vous savez... En tout cas, bienvenu à Ker Loa'ch. J'espère que vous passerez de bonnes vacances.
- Enfin un peu d'aménité. J'avais l'impression de ne pas être le bienvenu ici. Admirez les décalcomanies dont nous ont gratifié les indigènes locaux. Tribal hein? Ôtez-moi d'un doute, vous brûlez encore les sorcières dans le coin ou vous vous contentez de les pendre?
- Il est vrai que mes compatriotes sont un peu rustiques. Il ne faut pas leur en vouloir. On voit si peu d'étrangers par ici. Et puis, les vieilles superstitions sont tenaces.
- Je sais, même les boches en ont fait les frais.
- Ils ont du croire que vous apportiez le mauvais œil.
- Les touristes ne doivent pas se bousculer.
- Il faut dire qu'aucun guide touristique ne mentionne le village, pas même les cartes routières, d'ailleurs.
- À qui vous le dites, un vrai jeu de piste pour arriver jusqu'ici.
- On a bien eu un couple de campeurs l'année derrière, des Américains. Mais ils ne sont pas restés. Ils ont dû aller du mauvais côté. Vous savez, les tourbières.
- On m'en a parlé.
- Alors dites-moi, monsieur le citadin, combien de temps comptez-vous rester dans notre beau pays.
- Beau à condition d'aimer la lande.
- C'est un peu austère, je vous l'accorde, mais on s'y fait. Et puis c'est calme.
- Comme vous le dites, tant que les indigènes ne nous dévorent pas. Ôtez-moi d'un doute, ils ne sont pas cannibales?
- Ils ne sont pas bien méchants.
Tandis que nous parlons, je devine les visages aux airs de conspirateurs se dessiner derrière leurs rideaux de dentelle brodés à la main. Cette fille prend des risques en me parlant, elle pourrait finir clouée sur une porte à manière des chouettes effraies.
- Je m'appelle Loane, dit-elle en me tendant une main incroyablement fine et belle pour une paysanne, main que je m'empresse de prendre, surpris par sa douceur.
Elle a les yeux beau comme un jour d'été, expressifs et sensuels, un nez retroussé qui crie « Fais-moi l'amour », et des tâches de son renflouées par le soleil. Il est grand temps que Séverine ne revienne, je suis en train de tomber amoureux.
- Vincent. Vincent Devinsky. J'avais une moto un peu dans ce genre. Une Triomph Tiger 100.
- Waouh, comme celle avec laquelle Dylan s'est viandé!
- Ouais, quelle connerie! Pas près de le revoir sur scène. Vous savez, Loane, je ne suis pas touriste, je viens prendre possession de mon héritage.
- Vous aviez de la famille dans le coin? Je ne vous avais jamais vu.
- Je l'ignorais jusqu'au passage du notaire. Pour ne rien vous cacher, je m'en serais bien passé, une ruine inhabitable. Le manoir de Bran Du, plus loin sur la lande.
Les yeux s'agrandissent, les bouches se figent sur un rictus horrifié dès que je prononce le nom maudit. Loane n'échappe pas à la règle. Bran Du détient un terrible maléfice pour déclencher ainsi une telle peur. Cette fille m'avait pourtant l'air parfaitement stable mentalement. Le sang se retire de son visage, laissant à sa jolie frimousse une blancheur de cadavre.
- Vous dites...? parvient-elle à balbutier.
- Bran Du, le manoir de Bran Du. Je suis l'héritier du comte de Ker Loa'ch.
- Le corbeau noir.
- Le quoi?
- Donnez-moi une cigarette.
Je m'exécute sans me faire prier. Ses mains tremblent en saisissant la clope. Tremblent encore en la glissant entre ses lèvres. Je lui tends mon briquet allumé qu'elle prend entre ses mains glacées. Pour une raison inconnue, le froid qui l'habite m'échauffe le sang. Il me plait de la voir trembler. Il me plait d'être le maître du mot qui fait peur. Bran Du. Le Corbeau Noir. Mai quel corbeau noir? Le manoir ou le châtelain. Ou autre chose encore? Me revient en mémoire cette créature étrange sculptée à l'entrée de la demeure, la chimère aux ailes déployées. Homme, lion, bouc et corbeau. Improbable mélange.
Loane prend le temps de tirer trois lattes avant de répondre. À la faveur de la lumière du jour, son visage, ses cheveux prennent une étrange teinte d'argent. Tout son être affiche une dramatique anxiété qui la rend fragile et vulnérable. Je réfrène l'envie de la prendre dans mes bras, de l'embrasser. Une chaleur que je connais bien commence sérieusement à me ronger les reins. Je tortille le bassin pour essayer de dissimuler le début d'érection qui tend mon jeans. C'est fou l'effet que cette fille a sur moi. Je lui ferai bien visiter les chambres du manoir.
- N'allez pas à Bran Du, dit-elle soudain d'une voix blanche.
Une voix d'outre-tombe.
- Au départ, ce n'était pas mon intention. Disons que ma fiancée m'a un peu forcé la main.
Qu'est-ce qui me prend de lui parler de Séverine? Loane lève sur moi un regard troublé et je crois un court moment que l'annonce de mon engagement en est la cause. Machinalement, je tends le bras pour chasser une mèche de cheveux égarée sur son beau visage. Ses lèvres frémisses, je me penche sur elle... elle se recule avec la vivacité d'un biche effarouchée.
- N'y allez pas, répète-t-elle, le diable y a lâché ses démons!
Et comme pour donner pleine et entière mesure à ses propos, un chat noir traverse la cour dans un miaulement crissant. Un coup de vent fait claquer un volent mal arrimé et grincer l'enseigne rouillée de l'estaminet. Je lève la tête, les rideaux se ferment les uns après les autres. Un frisson me parcourt l'échine alors qu'un lourd nuage noir vient ramper devant le soleil. Un ronron mécanique m'indique que Loane a relancé le moteur de son Indian. Je lui prends le poignet.
- Attendez, dites-m'en plus sur ce manoir.
- Allez-vous en, c'est tout ce que j'ai à vous dire.
Sur ce, elle tourne la manette des gaz et démarre en faisant crisser le gravier. Je suis du regard sa engin qui disparaît, soulevant lui-aussi un épais nuage de poussière, comme si tout dans ce bled devait finir dans la poussière...
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