Un coup de Chouschen
Un coup d'œil à ma montre m'indique qu'elle s'est arrêtée, visiblement tandis que nous visitions le domaine. Les aiguilles sont bloquées sur 9h18, à peu près l'heure à laquelle j'ai culbuté Séverine sur le piano. Un signe, le temps se fige devant l'amour, même si cet amour a la forme d'une longue séance de baise à répétition. Je n'ai donc aucune notion du temps qui passe ni de l'heure qu'il est. Deux hommes des cavernes rasent les murs en s'engouffrant dans l'estaminet, vraisemblablement pour le premier canon du matin. Le pécore, ça carbure à la gnôle, c'est connu, et je ne donne pas cher du tord-boyaux local. Un genre de liqueur qui ne contient pas que de la pomme. Je devrais peut-être en foutre dans le réservoir de la Bijou, mais ça serait foutu de me brûler le carburateur.
Allez, du courage Vincent Devinsky, ce n'est pas trois sous-prolo en sabots qui vont te dicter ta conduite. Je ne vais pas rester comme un con sur cette place à jouer le chien de garde d'une bagnole sous prétexte que des gamins se sont amusés à la taguer. Je passe une main dans mes cheveux histoire de me donner un coup de propre et m'engage à pas décidés vers le troquet. La porte tinte à mon entrée. Je n'avais pas remarqué qu'il y avait une clochette quand je suis entrée la première fois. À ma grande surprise, la salle principale est pleine. Une entrée dérobée ? Les pécores sont pleins de ressources, à moins qu'ils ne se soient précipités au bar après notre départ pour le manoir et n'en soient pas encore ressortis, ce qui laisse suggérer une consommation continue depuis plusieurs heures. Mon entrée jette un froid. Un coup de hache sur le bourdonnement guttural que forment leurs voix. Tous les regards convergent dans ma direction. Même les mouches cessent de voler. J'ai l'impression de recevoir une volée de flèches dans le corps.
Sans faillir, je m'approche du bar. Deux hommes, Oh miracle, s'écartent pour me laisser une place. La grosse patronne se plante devant moi, mains à plat sur le plateau, des mains noueuses aux ongles noirs de crasse. Pourvu qu'elle ne touche pas à la cuisine.
― M'sieur boit qu'qu'chose ?
― M'sieur fera honneur à votre Chouschen, si ce n'est pas trop vous demander.
Dans un grognement, la grosse femme s'exécute avec une lenteur qui aurait rendu fou plus d'un parigot, saisit un verre d'une propreté douteuse dans lequel elle verse un liquide de couleur d'ambre sombre et le pose devant moi. Je porte le verre à mon nez avec suspicion. Tous les regards convergent vers moi sans même se donner la peine de cacher l'inquisition dont je fait l'objet. Une gorgée. Allez, Vincent ! Hop ! Le liquide me rappe la gorge. Ce n'est pas du Chouschen ça, c'est de la Guiness sans mousse mêlée de l'essence de Térébenthine. Je serre les dents et avale cette saloperie. Hors de question de leur donner matière à ricaner.
Une voix s'élève derrière moi, un charabia incompréhensible. Je cherche dans cette assemblée de culs terreux le propriétaire de ce jargon gaélique et me retrouve à toiser un aréopage de vieillards, de faces si ratatinés qu'on ne peut plus leur donner d'âge.
― I d'mande s'vous z'aimez l'Chouschen ? traduit la tôlière.
― Pour sûr, c'est du brutal, une vraie boisson d'homme. Vous voudriez faire gaffe, un jour vous aurez un mort. Des rires s'élèvent, un peu timides.
― Ya pas d'mauviette ici, ronchonne-t-elle avant de retourner à sa vaisselle.
Sa vaisselle, une vraie vaisselle de hippie, sans eau ni savon. Un coup de torchon sale dans les verres entre poisseux d'alcool et de salive et le tour est joué. Une projectile lancé dans mon dos me fait tressaillir. Je me retourne d'un bloc. Tous ont repris le chemin de leurs verres. Inutile de demander, personne n'a rien vu. Au moins la cro-magnonne m'a-t-elle servi, le début d'un contact.
― Vous faites des sandwiches ?
― Si vous v'liez des sandiches, fallait r'ster sur la côte.
― Je vous dois combien pour le verre.
La femme crache une glaire visqueuse sur son bar, geste qui semble ne répugner personne.
― J'prends pas l'argent du diable !
― Ok, j'ai compris, merci quand même. Votre accueil fait chaud au cœur.
Par principe, je lui jette une pièce sur le bar et tourne les talon sans avoir fini mon verre. J'ai la langue en carton et l'estomac dans les talons. Où trouver à becter dans le coin ? Il me tarde que Séverine revienne pour foutre le camp d'ici.
Au moment de quitter le bar, un second projectile m'attend à la tête. Je prends une longue inspiration, un travail de zénitude pour ne pas me jeter sur ce ramassis de connards amoindris de naissance. Qui a dit qu'il fallait allez en Inde pour apprendre à se maîtriser ? Un village paumé dans les Mont d'Arrée et le tour est joué. Quelque chose me dit que je ne suis pas encore au bout de mes surprises.
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