Le retour de Séverine
Je retourne à la voiture. Un liquide chaud et poisseux me coule sur la tempe. Une entaille, heureusement superficielle, tranche mon cuir chevelu. J'espère qu'il n'est pas arrivé de désagrément de ce genre à Séverine. Je commence à m'inquiéter.
La voiture n'a pas bougé, pas de signe chamanique supplémentaire ni de chouette clouée sur la carrosserie. Le soleil, pourtant laiteux derrière son voile de nuages, commence à réchauffer l'atmosphère. Je m'installe à l'intérieur et allume l'électrophone. Je vais leur en donner du Black Sabbat à ces primitifs, ça leur fera les pieds. On dit que la musique adoucit les mœurs, on verre bien. Étalé sur le siège, les pieds sur le tableau de bord, les bras sous la nuque, je ferme les yeux, cherchant à m'imaginer, le temps d'un solo de guitare, sur une plage en Californie à siroter une piña colada quand une détonation ahurissante suivie d'une pluie de petits cristaux coupants me fait bondir en sursaut. Une décharge de chevrotine a pulvérisé le pare-brise. Et bien sûr, personne aux carreaux, personne n'a rien vu. Je vais lui en faire bouffer « je veux être châtelaine » à ma Séverine.
Je suis à quatre pattes sur la banquette arrière à retirer les brisures de verre quand une nouvelle pétarade annonce l'arrivée d'un véhicule motorisé sur la place. D'un tout autre modèle cette fois. Je crois d'abord à un tank, il s'agit d'un tracteur, un vieux tracteur piqueté de rouille, toussant et crachant mais roulant envers et contre tout. Et voilà ma Séverine qui fait son entrée, assise en amazone sur le garde-boue de la roue, se cramponnant comme elle peut et tressautant à chaque soubresaut. M'apercevant, ou plutôt apercevant l'état de sa voiture, elle se décompose et saute du tracteur en marche, manquant de peu de foutre le jerricane chèrement acheté à un paysan local par terre.
― Qu'est-ce qui s'est passé ?
― La chasse aux sorcières. Pas les communistes, les vraies, avec le balai et tout le toutim.
― Ils t'ont tiré dessus !
― Juste la voiture. Ne t'inquiète pas, ce n'est que du verre brisé.
― Et toi, mon minou, mais tu saignes. J'essuie mon front blessé d'un revers de manche.
― Leur folklore et mon sens de l'humour ne sont pas compatible. Tu as l'essence ? On sait le plein et on se tire d'ici. Ras le bol des péquenauds. En plus je crève la dalle.
― Pas question, s'empourpre-t-elle, on est ici et on y reste ! Ce n'est pas une poignée de bouseux qui va me dicter sa loi. Le manoir est à nous et on va le restaurer.
― À propos de restauration, j'ai vraiment les croc ! Écoute, on fait le plein, on file à la ville la plus proche, histoire de manger et de réfléchir à tout ça à tête reposée.
― C'est tout réfléchi. C'est ici chez nous ! On ne va pas baisser les bras devant ces connards. On va leur montrer. Merde ! On n'a pas fait tout ce chemin pour rien.
― Non, juste pour récolter des graffitis chamaniques et des bastos dans le pare-brise. Nom d'un chien, Séverine, sois sérieuse. Ces gars-là sont timbrés ! Ils vivent encore au Moyen-âge.
― Et alors, ce n'est pas une raison. On y est, on y reste.
Quand elle a une idée en tête, elle ne l'a pas ailleurs. Je me demande comment je vais me sortir de ce pétrin quand le moteur de l'Indian fait entendre son ronron si particulier. Loane fait son entrée sur le théâtre de mon affliction. Comme la première fois, son véhicule tourne de la voiture et finit par s'arrêter à deux pas de nous. Séverine se rengorge, redresse le buste en un mouvement provoquant qui lui fait gonfler les seins et fait face à l'intruse. Celle-ci n'a pour elle qu'un bref regard, ses pensées tournées vers l'état pitoyable de la pauvre Bijou qui, la veille encore, resplendissant de toute sa blancheur. Après une courte étude de la situation, elle reporte son attention sur nous.
― On va la remorquer jusque chez ma grand-mère pour nettoyer les dégâts.
― Merci, répond Séverine avec une sécheresse qui me surprend, on va se débrouiller seuls.
Loane lève sur elle un regard circonspect, sans colère ni amertume, et reporte son regard sur la voiture. Le fait qu'elle ne s'adresse pas à moi m'agace plus que je ne l'aurais voulu. En la voyant réapparaître sur la place, j'avais caressé le maigre espoir qu'elle revenait pour moi. Elle n'en a qu'après cette satanée voiture. À croire que pour la faire mouiller, il faut avoir un pot d'échappement à la place de la verge.
― Je disais ça pour elle, ce serait quand même plus simple. Vous n'allez pas rester ici. Ça leur ferait trop plaisir.
Je devine au léger tressaillement de Séverine qu'elle a marqué un point. Elle n'a aucune envie de s'échiner à ramasser les bris de verre devant tout ces cons scotchés à leurs carreaux, ricanant de nos malheurs et priants pour que la foudre nous foudroie sur place. Le bel autodafé. Quelle attraction pour ces culs terreux avides de bûchers. Elle fronce les sourcils, sondant le regard transparent de Loane. D'instinct, elle n'aime pas les jolies femmes. C'est dangereux les jolies femmes. S'entourer de femmes laides et de jolis garçons est son crédo, jamais l'inverse. Toutes les jolies femmes sont des rivales en perspective. À la façon dont elle s'est approchée de moi, elle a deviné que nous avions déjà fait un brin de causette et cela ne lui plait pas du tout. Cependant, la situation n'est pas à son avantage et elle en a conscience. Aussi se contente-t-elle de hausser les épaules et s'accepter la proposition de Loane. Cela nous permettra en plus de nous désaltérer et de grignoter un bout.
Sitôt dit, sitôt fait. Le peu d'essence qui nous reste nous permet de rouler jusque dans la cour d'un ancien corps de ferme dont les dépendances n'abritent plus que des poules, des chats et des chèvres en divague. Une vieille Monasix rouillé et sur les jantes fait office de poulailler. La paille lui sort par les fenêtres. L'habitation principale, une petite maison de granite, comme presque toutes les maisons de Bretagne, accolée à une énorme tas de fumier qui n'a pas été débarrassé depuis des années et sur lequel de la mousse et des orties commencent à pousser. Sur les volets, les couches de peinture, tantôt bleue, tantôt violette, s'accumulent en strates successives sans que jamais l'enduit précédent n'ait été poncé, ce qui donne un résultat assez dégueulasse, mais les jardinières en fleur accrochées aux fenêtres chassent assez rapidement ce coup d'œil négatif.
À première vue, Mère-grand s'occupe seule de sa maison. Le bleu clinquant des volets donne écho aux énormes hortensias bleu d'acier qui cernent la maisonnette sur le pas de laquelle se tient une petite femme maigre et voûtée, dont les longs cheveux blancs lui courent jusqu'aux reins. Elle se tient droite malgré son grand âge, un sourire sincère et frais sur son visage aussi ridé qu'une vieille pomme. Ses mains parsemées de grosses veines noueuses paisiblement posées sur son tablier de satinette, elle attend patiemment que nous venions lui rendre hommage. Les ancêtres, c'est sacré en Bretagne.
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