Chez Loane
Les présentations sont brèves, d'autant que la vieille ne parle pas un mot de français. Loane nous apprend qu'elle n'a jamais quitté le patelin. Bigote jusqu'au bout de ses ongles, les crucifix et gravures liturgiques composent le décor de l'unique pièce à vivre où sa petite-fille nous a fait pénétrer. Sombre, c'est le moins qu'on puisse dire. L'électricité ne dessert pas encore sa retraite monastique. Et qu'en ferait-elle de l'électricité ? C'est dangereux ces trucs-là. Mère-grand a une peur bleue de la fée électricité. Et puis, il faudrait tout repenser, acheter des appareils ménagers dernière génération. Ce n'est pas offert à tout le monde. Elle est habituée au gaz et au feu de bois. Une lampe à pétrole suit ses déplacements dès que l'obscurité tombe. Les repas cuisent dans la cheminée où sur la gazinière. Une belle gazinière achetée après la guerre, presque neuve. Une odeur de feu de bois nous pique les yeux et nous fait tousser.
― Comment fais-tu pour vivre ici ? demande Séverine à Loane.
― Je ne viens qu'en été, et encore, je ne reste qu'un mois. En août, j'irai vendre des crêpes à Crozon.
― Où vis-tu sinon ?
― Ça dépend. Parfois à Brest, parfois à Morlaix. Il m'arrive même d'aller à Nantes, comme ça, pour voir à quoi ça ressemble une grande ville. J'ai toujours ma tante avec moi.
― Mais... tes parents ?
― Ils sont morts quand j'étais petite. J'ai été élevée ici.
― Je comprends que tu ais plié les gaules.
― Et oui, ça force le caractère de vivre à la dure. Du coup, je suis bien partout.
Il me vient l'envie de la taquiner.
― Sauf à Bran...
― Tais-toi ! Ne prononce pas ce nom devant grand-maman. C'est du breton, elle le comprend.
La vieille femme vient justement de rentrer. Elle pose sur la table une carafe d'eau qu'elle vient d'aller puiser au puits et nous sert des verres bien remplis que nous buvons d'un trait. Réhydratée, Séverine échange avec moi un regard affligé. Je me demande si elle ne commence pas à remettre en cause sa vocation de châtelaine.
― Pourquoi nous ne devons pas en parler ? demande-t-elle après un court silence.
La grosse bonne femme dans son troquet avait l'air terrifiée quand elle a su qu'on allait au château. Et tous ces signes bizarres qu'ils ont gribouillés sur ma voiture. Ils sont un peu fous dans le bled, non ?
― Fou ? Non. Superstitieux, assurément. Ils ont peur. Le manoir traîne avec lui des histoires horribles.
― Tu veux dire qu'il y a eu des morts.
― Pas des morts, non, c'est plus... compliqué.
― Je suis avide de savoir, je réplique en posant mon menton dans la hamac de mes doigts.
― Ce sont des choses qui ne se racontent pas. Ça porte malheur.
― Pour quelqu'un qui a bourlingué, crache Séverine, tu as l'air aussi étroite que ces loqueteux. Loane lui lance un regard glaçant, ce qui ne perturbe pas ma chère Séverine. Elle se rengorge même, certaine d'avoir marqué un point.
― Ne dis pas de mal de ces loqueteux, comme tu dis. Ce sont des gens biens, et très courageux. Ils n'ont pas la vie facile, comme chez vous, en ville. Je m'insurge contre cette idée toute faite.
― Ne crois pas que la vie soit rose avec nous, métro, boulot, dodo, ça ne te dit rien. Les jeunes ont jeté des pavés dans la gueule des flics pour cela.
― Des revendications d'enfants gâtés. Ici, c'est différent.
― Si on en revenait au sujet qui nous préoccupe, grommelle Séverine, on aura tout le temps de refaire le monde après.
Loane lui lance un regard glaçant, ce qui ne perturbe pas ma chère Séverine. Elle se rengorge même, certaine d'avoir marqué un point.
― Ne dis pas de mal de ces loqueteux, comme tu dis. Ce sont des gens biens, et très courageux. Ils n'ont pas la vie facile, comme chez vous, en ville. Je m'insurge contre cette idée toute faite.
― Ne crois pas que la vie soit rose avec nous, métro, boulot, dodo, ça ne te dit rien. Les jeunes ont jeté des pavés dans la gueule des flics pour cela.
― Des revendications d'enfants gâtés. Ici, c'est différent.
― Si on en revenait au sujet qui nous préoccupe, grommelle Séverine, on aura tout le temps de refaire le monde après.
Loane soutient le regard de Séverine. La confrontation entre ces deux-là sera pour plus tard. Et d'ailleurs, il y aurait-il confrontation ? Elles ne sont pas si dissemblable tout compte. Assis entre ces deux canons sexy en diable quoique dans un style différent, l'une vespérale style nymphe de David Hamilton, l'autre toute de cuir vêtue au regard animal, l'une blonde et l'autre rousse, je ne fais l'effet d'être Franck Sinatra devant choisir entre Kim Novack et Rita Hayworth. Et pourquoi devrais-je choisir ? Les deux me plaisent, les deux avisent dans mes reins des pulsions que je ne juge pas coupables mais naturelles, parfaitement naturelles. Pourquoi le bon dieu nous aurait-il donné des sexes autrement ? Mon esprit se comble de visions lubriques quand Loane me ramène à la réalité.
― Donne-moi une cigarette. Il va falloir que je me rachète une cartouche.
Comme la première fois, Loane prend tout le temps avant de répondre. C'est comme si fumer lui permettait de réfléchir. Il y en a qui doivent marcher, d'autres qui préfèrent boire, d'autres encore qui s'attaquent à la psilocybine pour se décrasser les neurones. Loane, elle, c'est la clope.
― Je ne peux pas vraiment vous en parler. Il ne s'y est jamais rien passé depuis que je suis née. Sauf pour les campeurs américains, et encore, ce ne sont que des suppositions. On a jamais su ce qui leur était arrivé. C'est juste... des histoires qui se racontent.
― Des histoires, s'offusque Séverine, de stupides légendes à dormir debout ! C'est pour ça qu'on m'a tagué ma voiture et qu'on a tiré sur mon Vincent.
Mon Vincent. Cette marque de possession adressée à l'attention expresse de Loane m'agace, mais la belle motarde semble ne pas attacher importance à ce détail. C'est peut-être parce qu'elle ne fait pas plus attention à moi que j'ai tellement envie de me la faire. Mais revenons à nos moutons.
― Ce ne sont pas des légendes. Il paraît qu'il s'est réellement passé des trucs.
― Il paraît ? Ça veut dire que rien n'est sûr. Encore des légendes.
― Pendant la guerre, les allemands sont allé là-bas. Ceux d'ici les ont prévenu, ils n'ont rien voulu entendre. Ils sont restés quatre jours. Quand ils sont repartis, il leur manquait des hommes.
― Ils sont morts ?
― On n'a jamais su, mais ce sont eux qui ont parlé de fantômes.
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