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PARTIE 1
« I need a life I’ve never had, I need much more good and much less bad »
- Born Ruffians -
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- Décembre 2013 -
Un froid glacial me réveille et coupe court à l’un de ces rêves érotico-pornographiques, le genre de rêve qui s’arrête pile poil au moment où les choses deviennent intéressantes. Si la plupart de mes érections matinales sont simplement le fruit d’un réflexe physiologique commun à tous les hommes, ce n’est pas le cas ce matin. En temps normal après un réveil pareil je me serais empressé de me palucher pour me vider les couilles en deux minutes, mais ce froid presque sibérien m’en coupe l’envie. Les mois de décembre ont beau être rudes à Toronto, je n’ai pas le souvenir d’avoir oublié de payer mes factures ce mois-ci. Canadien de pure souche, je suis loin d’être frileux. La température de ces derniers jours avoisine les moins neuf degrés Celsius et la neige s’empare de la ville en ce début de mois de décembre.
Je suis à poil sur mon lit et je suppose que le drap se trouve en boule quelque part sur le sol entre un vieux carton de pizza, des chaussettes attendant d’être emmenées au Lavomatic, et d’autres choses qui font du sol de ma chambre un terrain miné. La pièce est plongée dans une quasi obscurité et seuls deux faibles rayons de soleil percent à travers les volets. La lumière est vive mais n’éclaire qu’une partie de mon bureau où se trouve mon Mac ainsi que tout un tas d’autres papiers, lettres, et autres factures. C’est connu, je suis le roi de la procrastination. C’est devenu une habitude chez moi de tout remettre au lendemain ces dernières années. Qu’il s’agisse d’un truc anodin ou important, je reporte systématiquement ce qui doit être fait, et certaines de mes relations, aussi bien amicales que familiales en font les frais.
Je me lève et me prends le pied dans un objet en plastique au bout pointu. Je grimace de douleur en jurant entre mes dents un bon « Putain ! ». La lumière artificielle m’éblouit et m’empêche de distinguer totalement la silhouette sur mon lit. Je perçois néanmoins la queue flasque de cet homme qui repose grossièrement le long de sa cuisse.
- Et merde !
Je n’arrive plus très bien à me souvenir des événements de la veille, encore moins de quelle façon cet inconnu s’est retrouvé dans mon pieu. Mon radioréveil affiche sept heures quatre en gros chiffres rouges et il faut que je me magne le cul si je ne veux pas arriver en retard au taf. Je bosse depuis environ trois ans au Toronto General Hospital sur Elizabeth Street, dans un service psychiatrique ouvert et la chef de service me déteste assez pour faire de moi son bouc-émissaire à la moindre erreur commise.
- Hé ! lancé-je. Hé oh … heu …
Impossible de retrouver son nom. Je pars à la recherche de ses vêtements éparpillés à droite à gauche et les lui lance en espérant le réveiller, sans grand succès.
- Ok ! Je ne voudrais pas te paraitre malpoli, ou déplacé, mais je dois partir bosser.
Je n’ai pas l’habitude de ramener des plans cul chez moi. Généralement je tire mon coup entre deux urinoirs dans un bar ou je fais ça chez le mec en question, ce qui m’évite des désagréments et l’impolitesse de foutre le gars en question dehors une fois la partie de jambes en l’air terminée.
Je le secoue au niveau de l’épaule. Sa peau est glacée et ses lèvres cyanosées. J’ouvre ses yeux à l’aide de mon pouce et de mon index. Ses pupilles ne sont pas réactives. Je pose ensuite mon oreille sur son torse à la recherche de battements cardiaque, mon majeur et mon index quant à eux à la recherche d’un pouls. Rien, que dalle, nada, nothing.
- Merde, merde, merde, merde, MERDE !!!
Je saute instantanément sur lui et me place à califourchon pour débuter un massage cardiaque. Mes mains jointes se posent au niveau de son sternum et je compte mes mouvements pour ensuite lui insuffler de l’air en lui faisant du bouche-à-bouche. Mes gestes sont brusques, ma respiration est forte, et quelques gouttes de transpiration coulent le long de mon crâne. Elles parcourent mes cheveux très courts pour terminer dans ma barbe noire. Tandis que je tente de sauver la vie de ce mec, des bribes de souvenirs de la veille me reviennent en mémoire. Je me revois au bar chez Hyck à siroter ma bière comme je le fais souvent après une journée de boulot crevante. Ce mec m’observait depuis un bout de temps sur sa banquette. Ce regard à PD je le connais par cœur.
- Ne me fais pas ça, allez !!!
Je lui insuffle de nouveau de l’air. Je nous revois nous embrasser goulument dans les toilettes.
« Je pouvais ressentir la texture de sa langue, le goût de son haleine, un mélange de vodka et de cigarette mentholée, sa queue gonfler sous son jean. »
Un bruit de craquement résonne à travers mon tympan. Une de ses côtes s’est brisée. Je le masse depuis tellement longtemps que mes bras me font mal.
« Je pouvais l’entendre jouir en moi et ressentir sa queue se retirer d’entre mes cuisses. Ce fut là son dernier cri avant de s’endormir. »
Je pars à la recherche de mon téléphone que je ne trouve pas au milieu de tout ce bordel. Je me maudis d’être aussi désordonné. Il va vraiment falloir que je me décide un jour à faire du rangement, aussi bien dans cet appartement que dans ma vie. Je trouve finalement mon iPhone dont la batterie est entièrement déchargée.
- Sérieux ?
J’ai l’impression d’être dans une pub pour l’un de ces smartphones vantant les mérites de sa charge en batterie face à son concurrent trop souvent critiqué. Une fois le téléphone branché mes yeux se fixent sur cet écran noir où s’affiche une batterie contenant un trait rouge. J’attends, encore et encore, jusqu’à ce que je me sente mal. Je cours à travers l’appartement pour me ruer dans la salle de bain. Je n’atteins pas les toilettes que je crache un puissant jet de vomi sur le sol. Ma gerbe est tellement acide qu’elle pourrait faire fondre le carrelage. Pas le temps de nettoyer tout ce merdier. J’essuie d’un revers de main le reste de gerbe que j’ai au coin des lèvres et retourne vers mon téléphone qui s’est rallumé. Je passe un coup de fil au service médical d’urgence et j’attends. J’observe ce mec dont le nom ne me revient pas et je me demande ce qui aurait pu le tuer. Je ne suis plus ce plan cul de la veille mais cet infirmier de vingt-six ans face à un patient décédé.
J’entends la porte d’entrée claquer. Les secours sont là et je suis à poil. Je ne suis pas dans un porno où je serais susceptible de pouvoir baiser avec l’urgentiste. Non, je suis dans cette putain de vraie vie qui ne vous arrange pas de scénario aussi facile que dans un bon film de cul. Ni une ni deux j’enfile un jean, un t-shirt, et recouvre l’entrejambe de ce mec d’un morceau de drap. Les deux mecs débarquent. Ils prennent place dans la chambre et je les observe sortir leur matériel pour procéder à la réanimation. Je me mets dans un coin, les bras croisés. J’ai beau être infirmier, j’ai rarement été confronté à ça. J’ai toujours été davantage fasciné par le fait de pouvoir soigner ce qui se passe dans la tête des gens que de panser une plaie physique. Etrange quand on sait à quel point j’ai du mal à gérer ce qui se passe dans ma propre tête. Il ne leur faut pas longtemps pour déclarer l’heure du décès de mon inconnu. En voilà une façon radicale de se débarrasser d’un gars avec qui on ne désire pas partager le petit-dej’. Je ne bouge plus. L’un des réanimateurs se tourne vers moi et m’assaille d’informations, de la démarche à suivre. C’est à peine si je l’entends. Tout ce que je retiens c’est que je vais devoir me rendre chez les flics. Ils terminent leur boulot, emballent mon plan cul comme un boucher le ferait avec un morceau de viande et quittent les lieux.
Je suis de nouveau seul chez moi et la première chose qui me vient à l’esprit est de boire une bonne gorgée de téquila. Il est malheureusement trop tôt pour me bourrer la gueule. Je tombe sur le canapé avec une certaine lourdeur. Mes yeux fixent l’encadrement de la porte d’entrée de la chambre. Je ne discerne pas le vrai du faux. Je crois rêver. Je crois cauchemarder. Alors j’attends en espérant me réveiller. Je jette un coup d’œil à mon téléphone qui affiche un nombre incalculable d’appels manqués de Daria.
Née d’un père mexicain et d’une mère afro-américaine, Daria Perez a hérité d’un très beau métissage. Un peu plus grande que moi, quelque peu large d’épaules, elle possède un charme naturel et une silhouette pulpeuse. Perchée la plupart du temps sur ses talons aiguilles, elle respire quelque chose de très sensuel, de très sexuel, le tout renforcé par sa longue chevelure noire ondulée et bouclée. J’ai toujours pensé que le pouvoir des femmes se joue autant dans leurs gros seins que dans leurs cheveux. Par chance Daria a hérité des deux. Je l’ai rencontrée lors de mon premier jour au Toronto General Hospital. C’était il y a trois ans, alors que je venais de quitter Sherbrooke.
« À peine mis-je un pied dans ce service qu’un patient psychotique me menaçait. Il avait tendance à ne pas suivre son traitement à la lettre. J’étais devenu le bouclier le séparant du reste de l’équipe soignante et il pointait l’aiguille d’une seringue dont j’ignorais le contenu contre ma jugulaire. Il a fallu du temps et beaucoup de patience pour réussir à le calmer et à lui faire quitter son délire. Sauf que pour y arriver j’y ai quand même laissé une partie de mon nez et une entorse au bras. Résultat des courses, j’ai passé plus de temps aux urgences que dans le service où j’étais censé être.
- Dure journée ?
J’avais trouvé refuge chez Hyck qui se trouvait en face de l’hôpital. Installé au bar, je sirotais une bière en fixant la rangée de bouteilles d’alcool devant moi. Ma collègue nous commanda à chacun une téquila.
- Daria. On s’est croisés durant « ta prise d’otage ». Les psychotiques ont un sens de la communication assez particulier. C’est pour ça que je les adore.
- T’es la fille qui a sauté sur le mec pour lui injecter une forte dose d’haldol c’est ça ? James.
Elle trinqua et nous bûmes cul-sec le premier shot d’une future longue, très longue lignée de téquila. Je grimaçai face à la puissance de l’alcool qui agressa ma trachée.
- C’est une façon de bizuter les nouveaux en psy si je comprends bien ?
- Je te rassure, les journées ne se passent pas toutes comme ça. C’est un peu plus mouvementé en temps normal, plaisanta-t-elle. Comment vont ton bras et ton nez ?
- Je m’en remettrai.
Elle commanda trois bières pour elle et ses amis qui l’attendaient à table plus loin derrière nous.
- Ne t’en fais pas, avec un peu de chance si tu es aussi torturé et névrosé que tes patients tu devrais réussir à t’en sortir. »
Perdu dans mes pensées je n’entends pas la porte d’entrée s’ouvrir. Daria se pose devant moi fraiche comme la rosée du matin. Son parfum masque ce mélange d’odeurs dans l’appartement, un melting-pot de gerbe, de transpiration, et de cul.
- Qu’est-ce tu fais ?
- Ça ne se voit pas ? J’attends de me réveiller.
- Ok ! Je savais que je n’aurais pas dû te laisser seul hier soir. Il est rarement bon de se saouler seul à la téquila, et crois-moi je parle en connaissance de causes.
Depuis ma première téquila chez Hyck ce soir-là, je n’ai plus quitté ce bar et c’est devenu notre truc, échanger sur nos plans foireux en se saoulant et en se gavant de cacahuètes.
- Je suis déjà en retard. ON est déjà en retard, et à moins que tu aies envie d’affronter le dragon, je te propose de te bouger, de prendre des fringues, et de me suivre.
Le dragon, plus connu sous le nom de Natalie, est notre chef de service, aussi féroce qu’une hyène. Je n’attends qu’une chose, pouvoir la terrasser à coups de pieds au cul. Dans le genre garce impitoyable frustrée de la cinquantaine il est difficile de faire pire. Je l’ai toujours vue comme une grosse gouine refoulée trop conservatrice pour se l’avouer qui préfère faire vœux d’abstinence et vivre aux côtés de son chat dans son appartement de merde.
- Je suis rentré avec un mec hier soir.
- Tiens donc.
- J’ai voulu le mettre à la porte ce matin, et je me suis rendu compte qu’il était froid.
- C’est vrai qu’il ne fait pas très chaud chez toi.
- Je me suis réveillé à côté d’un mort Daria. J’ai l’impression d’avoir eu un plan cul post-mortem, t’y crois toi ?
- Sérieux qu’est-ce qu’il y a ?
Daria ne me croit pas. Son sourire disparaît néanmoins quand elle remarque l’air grave sur mon visage.
- Oh merde ! Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Je n’en sais rien. Je dois aller chez les flics dans la matinée.
- Ils peuvent vraiment t’inculper pour ça ?
- Ce mec est mort dans mon pieu. N’importe quel flic voudrait savoir ce qui s’est passé. Je n’en reviens pas de ce que je viens de dire. Et encore moins que ce soit tombé sur moi.
Tout comme moi, Daria regarde en direction de la chambre.
- Je me suis retrouvée une fois avec un mec dont le frein de son pénis a pété. C’est assez violent je dois dire. Bon, il en est pas mort, mais ça reste impressionnant.
- Tu crois que c’est un signe ?
- Quoi, le frein qui pète ?
- Que ce mec soit mort dans mon pieu. Un signe pour moi de freiner sur les plans cul, ce qui pourrait m’éviter de nouvelles MST. Les choses doivent changer, ma vie doit changer. Je n’ai pas envie de me retrouver un soir chez un mec et en ressortir comme lui, les deux pieds devant. Ce mec est mort putain.
- J’avoue, tu fais fort !
- Il est mort, répété-je une fois de plus pour essayer de me convaincre. Il était à peine plus âgé que nous.
- De quoi est-ce qu’il est mort ?
- Je n’en sais rien. Une rupture d’anévrisme, ou bien son cœur s’est peut-être tout simplement arrêté de battre.
Une drôle d’atmosphère règne ici, comme si le temps s’était arrêté. A l’extérieur, Queen Street West se réveille et nous entendons le bruit de la circulation, le quartier débuter sa journée, s’éveiller petit à petit, ce qui n’est pas le cas dans ce salon où la vie semble s’être éteinte en même temps que mon plan cul. Il n’est plus question de rejoindre la fourmilière, l’hôpital, ou encore d’affronter le dragon. Là, maintenant, tout de suite, il est seulement question de nous, de nos vies, de nos questionnements, de notre avenir en somme.
- Comment s’est passée ta nuit du coup ?
- T’es sérieuse ?
- Tu ne connaissais peut-être pas ce mec mais rien ne t’empêche d’évoquer au moins un truc positif sur lui. Ce serait une belle façon de lui rendre hommage.
- Je ne connais rien de ce gars.
- Comment est-ce qu’il s’appelait ?
Je cherche et cherche encore mais rien ne vient. Impossible de me rappeler quoique ce soit.
- Tu déconnes ?
- Ose me dire que ça ne t’est jamais arrivé ?
- On ne parle pas de moi mais de toi. T’es en train de me dire que vous ne vous êtes strictement rien dit ?
Je me concentre à nouveau, à la recherche du son de sa voix qui pourrait me mener à des propos que nous aurions échangé.
- Je fais rarement passer un entretien d’embauche avec CV à un mec avant de coucher. Il baisait bien. Voilà. Ce mec était un bon coup.
Je dépose délicatement ma tête sur l’épaule de Daria alors que mon regard fixe cette chambre dont le lit est défait.
- Je couche avec Isaac.
D’origine maghrébine, Isaac Esteban, un des psychiatres du service, a la petite quarantaine. Le teint mat, des cheveux courts noirs et un regard sombre, il a un corps à en faire fantasmer plus d’une. Je me doutais bien qu’il se passait quelque chose entre eux deux.
- Tu sais que tu viens de rapporter les choses à toi là ?
- Arrêtes.
- Tu couches avec lui depuis combien de temps ?
- Assez pour que ça puisse commencer à devenir sérieux. Enfin, je crois que ça l’est. Je n’en sais trop rien. Ça m’est tombé dessus comme ça.
- Tu veux dire qu’il t’est tombé dessus.
- Tu sais comment ça se passe, t’es seule au bar chez Hyck, le mec arrive, te propose un verre, puis un second, et sans trop savoir comment tu te retrouves au lit avec.
- Tu viens de résumer l’histoire de ma vie. Sauf que le mien meurt à la fin.
- Ton histoire est triste, vraiment, mais il faut que j’aille bosser si je veux qu’au moins un de nous deux évite de se faire virer.
Je lève mon pouce en guise de oui. Daria dépose un baiser sur ma joue et quitte mon appartement. Je me retrouve dans l’encadrement de la porte d’entrée de la chambre, devant ce bordel incommensurable qu’est ma vie. Je ne suis qu’un petit con de vingt-six ans, égoïste, bourré de névroses et trop centré sur lui-même pour se souvenir du nom de son dernier coup. Mon cœur n’est qu’un tas de merde, incapable de me procurer la moindre émotion. Au final je ne suis que le fruit de cette vie familiale qui m’a bousillé. Je repense à mon adolescence, à Debbie, au climat de violence dans lequel Nicole et moi avons évolué. Je repense à Ethan, à Jacob, ce frère et ce père qui ont fait de nos vies un enfer, un merdier sans nom. Je déteste l’homme que je suis. Bousillé, voilà ce que je suis.
J’arrache le drap housse du matelas et le jette dans la pièce à vivre. Je fais de même avec le reste de la literie. J’ouvre la fenêtre et la lumière envahit la pièce. J’ai besoin que cette odeur quitte cet endroit, mais aussi ma peau. J’ai besoin de musique. Les premières notes de I’m Dead des Luminanas résonnent. J’enjambe le bordel qui se trouve sur le sol et me rends dans la salle de bain. Mes vêtements retirés, l’eau chaude coule le long de mon corps. Les yeux fermés, la tête en arrière, je fais le vide. Une odeur me chatouille les narines. J’ai oublié de nettoyer la gerbe sur le carrelage.
***
La déco de chez Hyck est celle d’un pub tout ce qu’il y a de plus classique, sombre, avec le bois qui domine, et une lumière feutrée orangée. Des bougies sont disposées sur les tables, et une vieille guirlande électrique multicolore décore le haut du bar où se pavanent toutes ces bouteilles d’alcool soigneusement manipulées par Karl le propriétaire.
Il me file une bière, une Brooklyn brune, ma mousse de prédilection, tandis que Kate Nash chante Fri-end?. Je m’installe à l’une de ces tables hautes et pose mon cul sur un tabouret avant de boire une première gorgée, après quoi je décortique une cacahuète que j’avale.
- Le dragon a demandé après toi, me lance Daria, un verre de vin rouge à la main.
- Qu’elle aille se faire foutre !
- Si seulement c’était le cas, ça la détendrait.
- Je me suis réveillé à côté d’un mort, c’est une excuse assez valable pour ne pas venir bosser.
- Qui est mort ? s’exclame une voix féminine.
Lizzie, Elizabeth Lewis de son vrai nom, est mon ancienne voisine de palier. Le visage rond, des joues rosées, des yeux bleu océan, Elizabeth est une belle blonde aux airs naïfs. Ses cheveux sont toujours impeccablement coiffés, son teint est lisse, et une odeur de framboise émane des pores de sa peau. Son allure proprette, très sainte ni touche, et sa voix nasillarde ont le don d’en agacer certains, moi le premier quand je l’ai vue pour la première fois.
A l’époque où nous vivions dans le même immeuble, elle fréquentait un gars depuis plusieurs années. Catholique pratiquante, Lizzie s’était jurée de garder sa virginité quand le bon se présenterait et elle était persuadée que Kevin l’était. Fiancés, ils comptaient emménager dans l’ancienne maison de la grand-mère de Lizzie aux alentours de Queen Street, et le mariage se peaufinait au fil des jours. Le traiteur avait été choisi, le groupe de musique également, jusqu’à la robe de mariée. La vie de Lizzie ressemblait à une machine bien huilée.
« Il était tard quand j’ai retrouvé Lizzie chez elle. C’était après une énième soirée de beuverie chez Hyck. La porte d’entrée de son appartement était ouverte, et Lizzie était seule au milieu de ses cartons, tenant dans ses bras sa robe de mariée qu’elle avait déchiqueté à coups de ciseaux. Son maquillage avait coulé, et le masque de cire qu’elle portait habituellement sur le visage avait fondu tel un mannequin de vitrine qu’on aurait laissé trop longtemps au soleil. Elle était méconnaissable. Je suis rentré chez moi pour prendre une bouteille de téquila et me suis installé par terre avec elle.
- Tu peux me dire ce qu’elle fait là ?
Daria m’avait réquisitionné au bar tandis que Lizzie sirotait son cocktail à table. Suite à sa rupture, j’avais décidé de la sortir un peu de chez elle.
- Son mec l’a largué alors qu’ils étaient censés se marier. Tu serais dans quel état toi à sa place ?
- Probablement déjà saoule entrain de pisser sur le pas de la porte de ce connard.
- Par chance Lizzie semble être un peu plus civilisée que toi.
Il s’est avéré que le superbe Kevin à la chevelure impeccable et respectant le vœu de chasteté de sa belle avait du mal à garder sa queue en cage. C’est à partir de là que je me suis entiché de Lizzie. Tout comme moi elle se trouvait désormais un peu plus bousillée par la vie. »
- Personne, réponds-je. D’ailleurs si on pouvait éviter de parler de ça, ça m’arrangerait assez.
- Il est de mauvais poil ? demande Lizzie à Daria.
- Il est de mauvais poil.
- Qui est de mauvais poil ?
Henry se pose à table. Henry Pinsky me rappelle ces gars qu’on peut croiser dans les quartiers gays de San Francisco, ceux qui arborent fièrement une belle moustache. Une tignasse châtain foncé, Henry a de faux airs à James Franco, et la belle gueule qui va avec. Malgré ça et ses regards persistants sur moi, il ne s’est jamais rien passé entre nous deux. C’est suite à mon altercation avec ce patient psychotique que j’ai rencontré Henry aux urgences. Comme quoi, un psychotique en pleine décompensation peut vous amener à faire de belles rencontres. Certains parleront de radar, d’autres d’intuitions. Une chose est sure, j’ai tout de suite compris de quel côté de la barrière se plaçait Henry quand il s’est occupé de mon admission dans le service.
« Le rideau du box dans lequel je me trouvais s’ouvrit. Je perdais patience à attendre qu’on s’occupe de mon cas. Le lot quotidien de n’importe quel patient se présentant aux urgences en somme.
- Dites-moi que vous êtes médecin et que vous allez pouvoir faire quelque chose pour moi ?
Il souleva la poche de glace posée sur mon nez afin d’évaluer l’étendue des dégâts.
- Vous devrez vous contenter d’un infirmier pour le moment, désolé.
Ce regard à PD, je le connaissais par cœur. Il avait cette façon de m’observer du coin de l’œil, une façon qui me fit vite comprendre que je lui plaisais.
- Vous pouvez me dire ce qui s’est passé ?
- Premier jour de boulot assez musclé.
- Ça me rappelle mes débuts aux urgences. Je me suis retrouvé plaqué à terre par un gros balourd. Trois côtes de cassées. Vous avez d’autres douleurs ?
- Au niveau de mon bras droit. Mes os ne sont pas aussi élastiques que ce que je pensais.
Il se plaça sur un tabouret à roulettes et essaya de faire pivoter mon bras. Je grimaçai de douleurs.
- Désolé. Vous bossez où ?
- Troisième étage.
- Oh. Premier jour en psychiatrie ? J’imagine qu’on aura l’occasion de se recroiser. »
Henry boit une gorgée de sa bière. Après une journée aussi merdique je n’ai pas besoin de parler de ce pauvre gars qui mange les pissenlits par la racine.
- Je crois que vous avez une touche les gars, s’exclame Daria qui porte son verre à ses lèvres.
Je tourne la tête en direction du bar. Henry et Lizzie font de même. Un mec regarde dans notre direction. C’est un beau brun mesurant un bon mètre soixante-quinze, la mâchoire carrée, avec une barbe de trois jours grisonnante, le mec décontracté mais classe. J’ai toujours été attiré par les hommes plus murs. Je mets ça sur le dos de Jacob. L’absence d’un des deux parents influence forcément votre sexualité. Chez moi, l’absence de ce père se traduit par une recherche de l’autorité paternelle à travers mes aventures. Peut-être est-ce pour ça que je n’ai jamais rien tenté avec Henry et que je n’ai pas répondu à ses avances, parce que je ne retrouve pas en lui ce côté protecteur. Freud me serait d’une grande utilité. Je repense soudainement à mon départ de Sherbrooke, puis à Richard. Je ressens comme un manque.
- Pas mal, lance Henry. Cela étant dit je les préfère un peu plus jeune, poursuit-il en pointant son regard vers moi.
- Je ne suis pas sûr qu’il en a après toi, lui fait remarquer Lizzie.
Daria l’observe et sort un billet de vingt dollars qu’elle plaque sur la table en bois imprégnée du sucre de l’alcool et parsemée de détritus de cacahuètes.
- Vingt dollars qu’il cherche après James.
- Et vingt qu’il me mate, renchérit Henry.
- T’es d’un prétentieux ! m’exclamé-je. Et puis je croyais qu’il ne t’intéressait pas ?
- Juste pour le jeu, et pour flatter mon égo.
- Pour le coup je vais mettre mon égocentrisme de côté et suivre le tien. Vu la journée que j’ai passée je dois me taper une sale gueule et donc peu de chance pour attirer ce bellâtre dans mes filets.
- Et toi Lizzie ? lui demande Daria.
- Je ne parie jamais d’argent.
Daria soupire.
- Quoi ?
Elle replace convenablement son soutien-gorge et remonte son opulente poitrine, comme si elle s’apprêtait à sortir le grand jeu avec ce gars-là.
- Il ne reste plus qu’à vérifier, conclut-elle.
C’est avec une démarche assurée et en tournant du cul qu’elle s’avance vers l’objet de nos paris où est en jeu pas moins de soixante dollars. Daria s’accoude au bar et échange quelques mots avec lui. La cible jette un coup d’œil vers nous et interpelle Karl en levant l’index. Daria repart avec un verre de whisky tel le saint graal qu’elle s’apprête à offrir à l’un de nous deux.
- De la part du beau brun au bar, déclare-t-elle en m’adressant le verre. Et voilà quarante petits billets que j’encaisse, continue-t-elle en plaçant l’argent à l’intérieur de son soutien-gorge.
J’observe le verre et son liquide brunâtre puis tourne mon regard vers le beau brun qui ne cesse de me mater. J’hésite puis me lève, mon présent en main que je dépose sur le bar devant mon inconnu.
- Bonsoir, me lance-t-il.
- Bonsoir, dis-je quelque peu gêné par le râteau que je suis sur le point de lui envoyer en plein visage. Je suis flatté, vraiment, mais je vais devoir refuser.
- Ce n’est qu’un verre.
- Je me vois mal l’accepter et refuser vos avances. Je préfère être réglo.
Malgré ma réponse négative à ses avances le beau brun ne se démonte pas et garde ce sourire à la dentition parfaite, un sourire sorti d’une pub pour dentifrice. Il y a quelque chose de parfait chez lui, aussi bien dans sa façon de s’habiller, de se coiffer, que de se tenir. Son parfum est enivrant, très tonique. Je ne fais pas le poids.
- Et je ne suis pas un grand fan de whisky.
- Je connais une technique imparable qui vous fera l’apprécier.
- J’en doute fort.
Il s’empare de mon verre et observe le liquide sirupeux tournoyer. Il hume son parfum.
- Imaginez le rapport que vous avez à ce whisky comme si vous vous apprêtiez à embrasser pour la première fois un homme qui vous plait réellement, insiste-il en me fixant. Vous l’observez, et vous captez son attention pour mieux le dompter. Vous vous rapprochez doucement de lui, et alors vous pouvez sentir son parfum entêtant. C’est là que vos visages se rapprochent l’un de l’autre et que vos lèvres se posent délicatement contre les siennes.
Il rapproche subtilement le bord du verre à sa bouche et humidifie ses lèvres de quelques gouttes d’alcool, après quoi il passe un léger coup de langue sur sa bouche.
- Il y a quelque chose de nouveau, d’inconnu, qui vous donne terriblement envie d’y retourner, d’y regoûter, avec plus d’affront cette fois-ci.
Il porte une nouvelle fois le verre à ses lèvres et boit une petite gorgée de whisky. Ses yeux pétillent. Les battements de mon cœur s’accélèrent et un début d’érection me démange.
- C’est seulement là que vous vous lancez. Vous y mettez la langue et appréciez ce baiser à sa juste valeur, termine-t-il en prenant une dernière gorgée.
Il repose le verre sur le comptoir sans quitter mon regard une seule seconde.
- On m’attend, me contenté-je de lui dire. Encore merci pour le verre et la leçon.
Je m’apprête à tourner les talons lorsqu’il m’interpelle.
- Christian, se présente-il.
Il est charmant, probablement bien plus que tous les mecs que j’ai rencontrés, mais j’ai besoin de changement et un plan drague après le fiasco de ce matin n’est pas la bonne solution. En temps normal les gars que je me tape ne sont pas aussi raffinés et distingués que lui, moins charmeurs, moins classe.
- Ok, Christian, continué-je en insistant bien sur les syllabes de son prénom. Vous êtes peut-être persuadé d’avoir envie de passer une nuit avec moi, mais sérieusement ça ne vaut pas le coup. Disons que ça ne s’est pas très bien passé avec le dernier mec en date et je n’ai pas envie qu’il vous arrive la même chose. Vous êtes charmant, vraiment, vraiment charmant, et même très sexy, mais pour votre bien je crois qu’il est préférable que vous restiez loin de moi. Je suis un peu trop bousillé. Désolé.
- J’organise une petite soirée vendredi, chez moi, enchaine-t-il.
- Vous n’abandonnez jamais, continué-je en souriant.
- J’aime les défis quand ils valent la peine d’être relevés.
Il me tend une carte de visite coincée entre son index et son majeur. Il n’y est pas noté sa profession mais uniquement son nom et prénom ainsi que ses coordonnées. Christian King.
- Vingt heures. J’espère que j’aurai l’occasion de vous y voir … ?
- James.
- James, répète-il.
Je souris, charmé, et rejoins Daria, Lizzie et Henry en sachant pertinemment que Christian me mate.
***
Les soirées chez Hyck ont tendance à s’éterniser et je rentre chez moi sur les coups des deux heures du matin. Mes jambes sont lourdes, mon foie prêt à exploser, et ma tête ressemble à une cocotte-minute. Une chance que mon appartement ne se trouve pas trop loin.
La façade est faite principalement de vieilles briques rouges, le genre d’architecture typique que vous pourrez retrouver dans le coin. Je monte difficilement les marches d’escaliers qui mènent au premier étage et traverse une partie du couloir dans le noir jusqu’à ce que la lumière s’allume. Mes yeux se posent sur le pas de ma porte d’entrée où se trouve Nicole. Je crois rêver. Je n’ai pas revu ma sœur depuis la fin de mon cursus universitaire quand j’ai quitté Sherbrooke. Je lutte pour ne pas revoir défiler ces images d’une telle violence que je croyais ne jamais revoir un jour ma sœur en vie. J’ai toujours été proche de Nickie. Jusqu’à ce qu’elle pète un plomb du moins. Si Debbie a continuellement joué son rôle de mère j’ai abandonné celui de frère le jour où ma sœur s’en est pris à Owen lors d’un repas de famille. Des nombreuses frasques de Nicole auxquelles j’ai assisté, la voir courir après son copain un couteau à la main a été la fois de trop. Nickie l’a rencontré peu de temps après notre arrivée sur Westmount et ils ne se sont plus quittés. Je n’ai plus de nouvelles de lui et n’ai d’ailleurs pas vraiment repensé à lui. Vit-il toujours à Winnipeg ? Est-il encore avec ma sœur ? Je n’ai même pas son numéro de téléphone et je crois qu’il n’est pas sur Facebook, merde. C’est dommage, je l’aimais bien.
La maigreur de Nickie m’empêche de la reconnaître. Elle, autrefois si plantureuse, pleine de vie, de fraicheur. Son visage est marqué par la fatigue et des cernes maquillent ses yeux bruns. Cette image de la lycéenne qui en faisait fantasmer plus d’un semble loin. Nicole affiche un large sourire et n’hésite pas à me sauter dans les bras. Son corps est si fragile, comme décharné.
- Que c’est bon de te voir petit frère !!!
Je ne suis pas un habitué des grandes embrassades, que ce soit avec Debbie, ma sœur. Je ne fais pas dans les grandes effusions de sentiments. Ce n’est pas le truc de la maison. Je n’ai pas été élevé dans ce qu’on pourrait appeler un foyer rempli d’amour, de baisers, et de marques d’affections.
- Qu’est-ce que tu fais ici ?
- Je n’ai pas le droit de rendre visite à mon frangin ? s’exclame-t-elle en sortant une cigarette qu’elle coince entre ses lèvres maquillées grossièrement de rouge.
Il est tard, je suis à moitié bourré, et je n’ai pas la force de parler de ces dernières années qui se sont écoulées. Je n’ai pas envie de l’entendre parler de sa vie, de ses frasques, ou de Debbie. Je lui dirais bien de retourner à sa chambre d’hôtel et de revenir demain mais je comprends vite en voyant son gros sac de voyage posé devant la porte d’entrée que mon appartement fera office de squatte pour elle. J’ignore ce que Nicole vient faire ici mais vu son état et le peu d’affaires qu’elle a avec elle je sais que tout ça n’augure rien de bon. Comme si j’avais besoin de ça après ce réveil brutal avec ce mec.
Je devance ma sœur et ouvre la porte d’entrée. J’allume simplement la lumière de la cuisine histoire d’avoir un éclairage tamisé. Mes yeux ne peuvent en supporter davantage.
- Je te laisse le canapé si ça ne te dérange pas et …
Je m’arrête lorsque des réminiscences de ce matin m’assaillent l’esprit.
- Tout compte fait tu peux prendre ma chambre. Je prendrai le canapé.
Je me rue dans la salle de bain et glisse contre la porte. J’aimerais m’endormir et ne jamais me réveiller.
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Mon réveil ne s’est pas fait en douceur comme je l’aurais souhaité. Nicole ne s’est pas donnée la peine de se soucier de ma fatigue et a fait sa vie comme si de rien n’était. Volets ouverts, lumière aveuglante, musique à fond, c’est officiel ma tête va exploser. La colère monte en moi mais je me ressaisis. Je comprends dans quel état se trouve ma sœur et qu’il faut que je me canalise si je ne veux pas envenimer la situation. Je décompte une minute dans ma tête et me lève. Nicole est surexcitée.
- Nicole ? l’appelé-je d’une voix faible et rauque.
Je débranche l’aspirateur et baisse le son de la musique pour me faire entendre. Elle garde le même sourire qu’hier soir sur son visage.
- Je n’ai pas fait trop de bruit j’espère ?
- Non. Je pars travailler toute la journée. Tu te sens d’attaque de rester seule ici ?
- Je comptais aller faire un tour en ville histoire de découvrir un peu les lieux. Si je dois trouver un appartement dans le coin autant que je sache ce qui se trouve aux alentours. D’ailleurs tu n’aurais pas un peu de fric à me dépanner, je suis à sec.
Elle regarde partout autour d’elle, comme survoltée. Je connais cet état, je le connais par cœur. Si je veux garder cet appartement il va falloir que j’aille bosser et par conséquent mettre de côté Nicole et ses problèmes le temps de quelques heures en espérant ne pas la retrouver dans la pire des situations.
- On pourrait peut-être parler tous les deux quand je reviendrai ? lui proposé-je en déposant du fric sur le comptoir de la cuisine.
- Ouais, pas de problèmes !
Elle prend l’argent et continue ce qu’elle était en train de faire.
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Des services dans lesquels j’ai bossé depuis que je suis infirmier, la psy est sûrement ce qui me correspond le mieux. Etrangement la psychiatrie a un effet reposant sur moi et me calme. Peut-être est-ce le fait d’être entouré de patients plus bousillés que moi qui me fait cet effet-là ?
Le Toronto General Hospital est un véritable monstre en bêton et en verre implanté au milieu d’Elizabeth Street. Notre service est lié à une unité psychiatrique fermée. Un patient en crise ? Ne passez pas par la case départ, et ne touchez pas votre pactole, rendez-vous directement au quatrième.
Je me faufile dans l’ascenseur, direction le troisième étage. Je sors l’iPhone de la poche de mon jean puis parcours mes contacts jusqu’à m’arrêter sur le nom de Debbie. L’hésitation est longue et je songe à l’appeler pour lui parler de Nicole. Mais lui passer ce coup de fil signifie ouvrir des portes verrouillées depuis longtemps, et j’ai peur de ce qui se cache derrière. La relation que j’entretiens avec Debbie est toute aussi compliquée que celle que j’ai avec Nickie. Cette relation est tellement complexe que je n’arrive même pas à enregistrer Debbie dans mes contacts sous le nom de maman. Je verrouille mon iPhone et le glisse dans la poche avant de mon jean.Les portes du passé attendront avant d’être rouvertes.
Les patients affluent déjà etje traverse la salle d’attente en saluant deux trois personnes au passage. N’ayant pas eu le temps de boire quoique ce soit avant de partir de chez moi j’attends ma dose de caféine pour affronter cette journée qui s’annonce aussi merdique que les précédentes et celles à venir. Je passe devant le bureau des infirmiers ainsi que celui de la psychologue et du psychiatre, pour terminer dans la salle de pause commune dont les murs sont vitrés.
- J’ai cru que tu ne viendrais pas, me lance Daria qui vient de rentrer juste après moi, des dossiers coincés entre son bras gauche et sa poitrine, une tasse de café dans l’autre main.
- Ce n’est pas l’envie qui m’en manquait pourtant.
- Je te rassure, le dragon ne sera pas là de la matinée. Te voilà sauvé grâce aux joies des réunions.
Je m’installe à table, imité par Daria qui dépose son bordel. Cette montagne de paperasse me donne mal au crâne rien que de la regarder.
- T’as une sale mine, déclare-t-elle.
- T’as vraiment les mots qu’il faut pour rebooster un pote toi ! Je n’ai pas beaucoup dormi.
- A cause de John Doe ?
- C’est comme ça que tu comptes appeler mon défunt plan cul maintenant ?
- Comment tu veux que je l’appelle sinon ?
- On peut tout aussi bien ne pas en parler insisté-je. Et puis ça n’a rien avoir avec lui. Je ne connaissais même pas ce mec alors tu sais.
Je préfère ne pas mentionner l’épisode Nicole que je garde pour moi en espérant la voir partir rapidement de ma vie.
- T’es libre vendredi soir ? lui demandé-je.
- Tout dépend de ta proposition.
- Christian, le quadra canon d’hier soir organise une petite sauterie, si ça te dit ?
- C’est comme ça que tu l’as surnommé, le quadra canon ? J’aime bien.
Je souris à sa remarque quand Isaac fait irruption dans la pièce. Il me salue d’un bref mouvement de tête et lance un sourire ravageur à Daria.
- Tu pourrais t’occuper de passer un coup de fil à madame Jones ? demande-t-il à Daria tandis qu’il se sert une tasse de café. J’aimerais qu’on la voit en entretien tous les deux. Elle a tendance à pas mal se braquer quand je suis seul avec elle et j’ai cru comprendre qu’elle se livrait davantage avec toi. Je te laisse gérer ça ?
- Pas de soucis.
Une tension sexuelle est palpable dans la pièce. Isaac vient littéralement de baiser Daria d’un simple coup d’œil. De ses mains viriles il lui a arraché les boutons de son chemisier, faisant ressortir sa poitrine opulente habillée d’un superbe soutien-gorge noir. Ses lèvres se sont posées sur les siennes puis ses mains se sont collées sur ses obus. D’un coup sec et franc il a retourné Daria qu’il a plaqué contre le plan de travail puis il a glissé ses doigts sous sa jupe et caressé délicatement sa culotte en dentelle légèrement humide. Il a sorti sa queue brune de son pantalon et a baisé Daria sauvagement au milieu de la salle de pause.
Isaac nous salue et quitte la pièce. Daria en a le souffle coupé.
- Wow, qu’est-ce qu’il te fait pour te mettre dans un état pareil ?
Les yeux grands ouverts, Daria me fixe et joint ses paumes de mains qu’elle écarte doucement pour me décrire la taille incroyable de la queue d’Isaac.
Durant la matinée j’ai rendez-vous avec Jill, la fille d’une patiente que je suis depuis environ six mois. Sa mère a été diagnostiquée bipolaire il y a plus de vingt ans, et Jill n’avait que quinze ans quand c’est arrivé. Le mari s’est barré, ne supportant plus la personnalité instable de sa femme, laissant sa fille unique gérer les états dépressifs et maniaques de cette pauvre femme. La trentaine, Jill a mis une partie de sa vie entre parenthèses pour s’occuper de sa mère, une tâche qui vous demande une force considérable, une force qui finit par disparaître au fur et à mesure du temps.
Ressentant un besoin urgent de nicotine, Jill a souhaité faire un tour dehors malgré le froid et les quelques flocons jetés par les nuages. Les événements passés de cette vie dure sont gravés sur le visage de cette jeune femme pourtant belle naturellement.
- Je n’en peux plus, déclare-t-elle en recrachant un nuage de fumée. Je sature de tout ça. Quand je crois que les choses sont sur le point de se calmer ça ne fait qu’empirer et elle jette son traitement aux toilettes. Quand ce n’est pas ça elle se fait vomir après les avoir avalé devant moi. Je ne sais jamais dans quel état je vais la retrouver quand je passe la voir. Je n’arrive plus à avoir confiance en elle.
Je reste figé dans mon coin, les mains collées les unes aux autres entre mes jambes pour les protéger de ce froid glacial. Un silence s’installe et fait cheminer la pensée de Jill. Je me retrouve malheureusement dans ce qu’elle dit. Peut-être est-ce pour ça que le courant passe bien entre nous deux, que mon empathie à son égard est aussi forte, par rapport à ce que j’ai vécu moi aussi. Je sais qu’il faut éviter de s’identifier aux patients et aux familles dans ce métier, mais il est parfois difficile d’y échapper.
- Je vous ai parlé de cette fois où elle m’a poursuivi avec un couteau de cuisine à travers la maison ? J’avais seulement dix sept ans. Je me suis réfugiée dans un placard en attendant qu’elle se calme. Je ne me souviens plus du temps que j’ai pu rester recroquevillée. Je me souviens juste que j’avais envie d’uriner et …
Elle s’arrête, ravale un douloureux sanglot, et tire une nouvelle bouffée sur sa cigarette qu’elle écrase d’un coup de semelle. La neige craque sous son pied.
- Comment était-elle la dernière fois que vous l’avez vue ?
- Elle baignait dans sa crasse, il n’y a pas d’autres mots pour décrire comment elle était. Je ne peux plus, je suis désolée, je ne peux plus. J’ai rencontré un homme, ça se passe bien, et je n’ai pas envie de tout faire foirer à cause d’elle, pas cette fois.
- Vous songez à l’hospitalisation ?
- J’ai l’impression de me débarrasser d’un chien qu’on mettrait à la SPA.
- Vous êtes fatiguée Jill. Vous vous occupez de votre mère depuis tellement longtemps. On en a beaucoup parlé, que ce soit avec le psychiatre ou encore votre mère. On a tout fait pour ne pas en arriver là, mais on en avait conclu que si les troubles persistaient, allant jusqu’à la mettre en danger alors nous n’aurions pas le choix. Vous ne vous débarrassez pas d’elle, vous la protégez.
- Alors pourquoi est-ce que je me sens aussi coupable ?
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La journée passe et rien que l’idée d’envisager de rentrer chez moi et y retrouver Nicole me file une putain de boule à l’estomac. C’est le cœur battant que je me retrouve devant la porte d’entrée de mon appartement, impuissant. Tout comme l’appel que je n’ai pas passé à Debbie j’ai peur de ce qui se trouve derrière cette porte. Les mots de Jill résonnent dans ma tête. Je ne veux pas finir comme elle, épuisé par cette prise en charge. Je suis un enfoiré, un lâche qui opte une fois de plus pour la fuite. Je choisis la solution de facilité, celle où je repousse l’inévitable, celle où je chasse ce passé que je ne pensais pas revoir ressurgir avant mon trentième anniversaire. Pas de bol, la merde que je dois régler a trois ans d’avance.
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- Tu ne veux vraiment pas me dire pourquoi tu ne veux pas rentrer chez toi ? Au moins prendre quelques affaires non ?
Daria nous serre à chacun un gros ballon de vin rouge. I’m Good I’m Gonede Lykke Li ambiance son appartement moderne situé du côté de Yorkville. J’ai toujours dit que notre intérieur est le reflet de ce qui se trouve dans notre tête. Mon trois pièces est l’exemple type pour appuyer cette théorie et il en est de même pour l’appart de Daria. Il y a quelque chose de rassurant chez elle, on s’y sent bien, comme dans un cocon où un doux parfum vanillé vous chatouille les narines dès que vous y mettez les pieds. Bizarrement c’est l’idée que je me fais d’un vagin, un endroit confortable, de chaud et d’agréable, l’odeur vanillée en moins.
- Si tu avais retrouvé un mec mort dans ton lit il y a deux nuits de ça, t’aurais envie de rentrer chez toi ? J’ai beau avoir passé la nuit sur mon canapé je peux te dire qu’il est difficile de trouver le sommeil sans un peu de Stilnox.
Je bois une gorgée de mon nectar alcoolisé.
- C’est pour ça qu’il faut que j’aille à cette soirée, parce que je veux que les choses changent. Je veux quelque chose de bon pour une fois dans ma vie. Je veux arrêter d’accumuler les merdes, d’être le mec qui se bat avec les patients, qui se réveille à côté d’un plan cul qui a claqué la nuit, le mec tellement bousillé par ce qu’il a vécu qu’il lui est impossible de s’engager dans la moindre relation. J’ai envie d’être le mec que les patients croient que je suis. Ce mec stable, solide, capable d’affronter les choses de la vie sans forcément un coup de bite et une bouteille de téquila. Alors qui sait, ouais, peut-être que Christian est le bon pour ça.
J’ai parlé à une telle vitesse que j’ai perdu Daria durant mon discours. Ma bouche est sèche et j’avale le reste de mon vin rouge d’une traite.
- C’est marrant. J’ai toujours pensé que toi et Henry finiriez un moment ou un autre par franchir le cap.
- Henry est comme … un frère.
- J’ai rarement vu des frères se mater comme ça.
Elle lève son ballon et boit une gorgée à son tour.
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