Chapitre 19 : Eva (2)
« Vocal, Matthew Drent à journal de bord, deuxième jour après atterrissage.
De retour sain et sauf de ma première opération sur le terrain. Tout s’est bien déroulé selon le plan. Je flotte sur un nuage. Sortir pour la première fois du module après vingt-six ans a été une renaissance ! Redécouvrir qu’il y a un monde à l’extérieur m’a fait comme une claque. J’avais oublié ce que l’on ressentait… Dehors me manque déjà. Je… Je n’ai plus qu’une envie, y retourner ! J’ai pu me rendre compte du potentiel de Meg 15 et pour être honnête, je suis surpris par ce que j’ai vu. Il y a sur l’île Pan toutes les indicateurs d’une terre agricole exploitable : de l’ensoleillement, des sols riches, un bon climat et surtout, de l’eau à foison ! Je sais à quel point nous manquons d’eau dans notre secteur de la galaxie, mais ici, il y en a presque trop à mon goût. J’ai localisé un site adéquat pour fonder la base de terraformation, une vallée protégée à trois cents mètres au Nord. Il s’agit du site 2, sur lequel nous devions initialement nous poser. Je joins à ce message toutes les informations récoltées par Litz sur le sujet.
Cette petite promenade a été très fructueuse. J’ai rapporté avec moi dix échantillons : Cinq minéraux et cinq liquides, dont de l’eau de mer. J’ai hâte de commencer à les étudier. Un poste de travail à l’espace laboratoire m’attend pour les premières analyses. Mais pour le moment, les prélèvements sont en cours de stabilisation dans leurs conteneurs stériles. Je pourrai démarrer d’ici dix heures, le temps pour moi de dormir un peu. Quand je marche sur Meg 15, j’ai l’impression que des poids sont attachés à mes jambes. C’est très épuisant. J’ai sous-estimé le ressenti de sa gravité. Quelques ajustements d’équipement s’imposeront pour la prochaine fois. Je pense réitérer une sortie demain ou après-demain, suivant mon avancée dans les recherches.
Pour l’heure, je vais savourer cette fin de journée. Enfin, fin de journée est un concept flou sur cette planète. Cinquante-trois heures, je m’y perds dans mon cycle de vie. Il ne faut pas compter sur Meg Alpha pour se repérer. Je suis levé depuis vingt heures, et nous ne sommes qu’en tout début d’après-midi dehors. Il a fait grand soleil pendant cinq bonnes heures ce midi mais la météo commence à se couvrir à nouveau. J’espère que j’aurai un beau coucher de soleil ce soir.
En attendant, j’espère que l’humanité se porte bien, je ne pense qu’à vous tous qui comptez sur moi. Je donnerai de mes nouvelles très bientôt et reporterai toutes mes trouvailles sur ce journal.
Un mot de la fin ? Cette virée a été ma meilleure depuis longtemps !
Matthew Drent à journal de bord, message terminé. »
Les formalités de rapport complétées, Matthew éteint l’enregistrement vocal de sa tablette. Assis sur sa couchette, il se relaxe aux sons de ses musiques préférées. L’homme se félicite de ses accomplissements d’aujourd’hui. Il s’est montré à la hauteur de ses attentes personnelles. La magie a bien opéré. Dans son esprit, de nouvelles émotions se bousculent Il a goûté à Meg 15, à son vent de fraîcheur. Deux heures ne suffisent pas. Dès qu’il sera requinqué, il remettra ça encore et encore. Revenir dans le module après ce qu’il a vécu lui a paru décevant, presque désagréable. Se hisser à nouveau dans son harnais jusqu’au sas, son sac plein de souvenirs, voir le sol s’éloigner à nouveau lui a laissé un sentiment amer. Le reste de sa soirée est allé très vite : un bon repas, quelques parties d’un jeu vidéo qu’il a découvert dans les archives avec Litz, puis cette note calme. Son corps ne peut plus se lever. Voilà longtemps qu’une telle fatigue ne l’a pas frappé. Une bonne fatigue. Matthew se sent bien.
La vision de la plage de sable noir ne le quitte plus. Il rêve de la mer, des vagues, du bruit de l’eau. Il cherche un nom pour son nouveau lieu favori. Aucun mot ne le décrit assez bien. Là où le noir et le bleu se touchent, se chevauchent. Il est transporté dans son souvenir. Pendant cette contemplation, l’explorateur s’est perdu. Chaque mètre qui l’a rapproché de l’océan l’a éloigné de sa maison, loin de tout ce qu’il a toujours été, de tout ce qui l’incombe. Là-bas, plus une âme ne serait venue le trouver. Ce paysage infini a appelé quelque chose, un frémissement. En y resongeant, Matthew se demande si ce n’était pas un vent de liberté. Un concept qui lui est étranger, mais qui lui a semblé si vrai.
Matthew se plonge dans un souvenir. Il se remémore tout à coup une conversation avec Eva.
Avant son départ, ils se promenaient un matin dans les grands couloirs de verre qui s’entrelaçaient dans la base sur Terre II. Le soleil se levait au-delà des remparts, il le devinait à l’aurore bleutée qui perçait la nuit. Comme à son habitude pendant cette minute, Eva observait la voûte céleste, l’air absente. Ses lèvres pâles ne prononçaient pas un mot, ses yeux s’alourdissaient de mélancolie. Il avait déjà vu cette expression chez elle. A de rares occasions, elle s’éteignait. Matthew, plus que quiconque, ressentait le poids d’une tristesse.
« Eva, quand tu regardes ce ciel, qu’est-ce que tu vois, lui a-t-il demandé ? »
-Oh. »
Tirée de ses pensées, la femme s’est tournée vers lui, un sourire bienveillant.
« - Excuse-moi, j’étais ailleurs.
-Je sens que quelque chose te tracasse. Je le sais tout de suite, ce sont les seuls moments où tu ne me parles pas. Qu’y a-t-il dans ce ciel ? »
Elle soupire.
« -Rien, rien du tout.
-Tu ne m’as jamais dit d’où tu viens. »
Eva a haussé un sourcil, voilà une question à laquelle elle ne s’attendait pas.
« C’est fou. Quand j’y pense, on en a jamais parlé, depuis le temps qu’on se connaît. Tu m’as dit que tu avais grandi sur Terre II, tu viens d’ici ?
-Non. J’ai grandi ici, mais je suis née dans une petite colonie. Une planète baptisée Alion.
-Ah oui ? Pourquoi tu ne me l’as jamais dit ?
-Oh, parce que cela ne t’aurait pas servi à grand-chose. C’était une petite planète, assez jeune. Nous venions à peine de la coloniser. Nous vivions dans des dômes atmosphériques, on était surtout des agriculteurs.
- Je n’en ai jamais entendue parler.
Un silence. A nouveau, ses yeux se perdent dans le vide.
« Tu n’y est jamais retournée ?
-Non. J’ai beaucoup trop à faire ici. A te former. C’est là qu’est ma place. »
Matthew a compris que ce sujet la dérangeait. Pourquoi ? Il voudra plus tard en savoir plus sur Alion. Pendant des mois, il cherchera une quelconque information sur ce monde, cette colonie. Mais rien. Elle n’existait pas dans les archives de la Fédération. Il a ensuite décidé de changer de sujet. Une de leur passion était de rêver de Meg 15. En général, cela redonnait le sourire à Eva.
« -Tu penses qu’il y a des plages sur Meg 15 ? »
L’effet a été immédiat. Le visage de sa formatrice a repris des couleurs.
« Les études disent qu’il y a des océans sur la planète. Alors il doit y avoir des plages ! J’aimerais bien voir une plage un jour.
-D’où te vient cet amour des plages tout à coup, l’interroge-t-elle en riant ?
-Dans les histoires, on décrit toujours ces endroits comme magnifiques. Tu en as déjà vu ?
-Oui, il y a longtemps. Et, il n’y a rien de plus beau je peux te le dire.
- J’espère qu’il y en aura sur Meg 15, que je puisse en voir un jour.
-Comment tu l’imagines ?
-Je ne sais pas… Je dirais un grand espace, calme et naturel. Avec une superbe vue sur l’océan. Un peu comme ce qu’on voit sur les photos de Terre II. Mais sans végétation, avec un peu moins de gens et d’agitation aussi. Un endroit pour se reposer.
-Un petit paradis ! Tu me donnes presque envie d’y être tu sais. »
Ils ont ris ensemble.
« -Un endroit où je pourrai décompresser de temps en temps. Peut-être lire aussi. »
Le regard d’Eva bascule une seconde sur une caméra du couloir. Elle l’enlace alors.
« -Ne cesse jamais d’être toi Matthew. Et je suis certaine que tu trouveras ton endroit, et même plus encore. »
L’homme se souvient de la chaleur de ce moment. La chaleur de la personne qu’il a toujours admirée et aimée. Pourquoi l’avait-elle choisi lui, pour confier ses pensées, ses valeurs et son affection ? La femme ne lui a jamais dit clairement. Elle a senti quelque chose en lui plus loin que sa fonction. Ce dont elle était fière toutes ses années, c’était de lui.
La scène s’efface. Sans le remarquer, Matthew a fermé les yeux. Tandis que des larmes montent, il change sa musique d’ambiance. Une piste classique, orchestre sans nom, auteur effacé, sauvegardée dans ses oreillettes personnelles. Eva lui faisait écouter comme berceuse enfant. Elle l’adorait. Ils étaient les seuls à la connaître, leur chanson.
Une pulsion le saisi alors. Il attrape sa tablette et crée un nouveau fichier. Sur celui-ci, il démarre un nouvel enregistrement vocal.
« Bonjour Eva,
Ça y’est. J’ai trouvé mon endroit… »
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