Chapitre 18 : Premiers pas
Meg 15, deuxième jour. En début de matinée, le climat se montre d'abord peu coopératif. Né dans la nuit, un brouillard épais précède un ciel blanc inconsolable. Un déluge pleure sans discontinuer sur l'île Pan. De sa vie, Matthew n'a jamais vu autant d'eau tomber. Ici, cet élément s'impose en puissance. Lui seul nourrit tous les cycles qui équilibrent la planète. L'océan récupère ce que la chaleur évapore. Il pleut tellement que les sondes désertent la vallée au risque d'une inondation. Au vu des circonstances, Litz menace de suspendre la sortie le temps que les conditions s'améliorent, ce qui agace quelque peu l'explorateur. Lui qui s'est démené à installer un sas fonctionnel, à le réviser jusqu'au dernier boulon, ce monde retarde son ultime progrès. Décidément, Meg 15 ne lui accorde aucun répit. Cependant, à l'approche du midi, la nature se ravise. Les nuages s'écartent, Meg Alpha radieuse brille pour une durée incertaine. Une fenêtre propice se libère, Matthew la saisit immédiatement.
« C'est maintenant Litz, maintenant ou jamais ! Cette accalmie ne va peut-être pas durer plus de quelques heures, et elle pourrait être la seule à se présenter d'ici la fin de la journée. Le sas est en place, tu l'as validé toi-même. Il y a déjà tout l'équipement à l'intérieur. J'ai juste à m'habiller, on peut le faire.»
L'ordinateur réfléchit à la proposition. La sonde atmosphérique la plus proche enregistre un changement de direction des vents. Les masses nuageuses sont déviées vers le Sud de l'île, mais pour combien de temps ? La météo sur Meg 15 évolue vingt fois par jour. Les autres robots signalent néanmoins des conditions stables dans la région. Aucun bouleversement ne devrait advenir d'ici quatre ou cinq heures. Si un gros changement se produisait, Litz en serait informée en amont à la seconde. Après dix minutes de délibération, la voix accepte.
« -Très bien Matthew, j'autorise la sortie à condition que tout ton équipement soit à nouveau vérifié.
-Splendide ! Merci Litz !
-Je te rappelle l'opération : tu as deux heures. Pendant ces deux heures, ta mission sera d'explorer l'environnement extérieur dans un rayon de deux kilomètres au maximum, et de ramener des échantillons minéraux pour analyses en respectant le protocole d'isolement d'éléments étrangers. Tu pourras ramener dix échantillons solides et cinq fluides. Au moindre facteur pouvant mettre en danger ta sécurité, ou celle de ton équipement, tu devras impérativement rentrer au sas en suivant le protocole de décontamination. Je serai en contact avec toi en permanence pour suivre tes fonctions vitales et tes gestes.
-Je sais Litz, mais tout ira bien, je sais ce que je dois faire. Je suis prêt.
-Tu as une heure pour t'habiller et vérifier ton équipement. Je verrouille le sas pour une décontamination dans une heure et cinq minutes. C'est parti. »
Au top départ, Matthew se rue au vestiaire enfiler une combinaison d'astronaute. Pour sa première, il sélectionne la plus robuste : rembourrage thermique isolant double épaisseur, protection à toutes les radiations, évacuateur de dioxyde de carbone et recycleur d'urine, réserve d'eau et de dioxygène pour six heures, systèmes de premiers soins intégrés, sans oublier un exosquelette protégeant le bas du corps et la colonne vertébrale contre toute chute. Son casque renforcé sur les genoux, l'homme s'équipe d'une oreillette et d'un boîtier au bras pour la liaison avec Litz.
« Litz, est-ce que tu m'entends ?
-Je te reçois parfaitement.
-Tu captes bien toute mon activité physique ?
-Affirmatif, rien à signaler. Ton rythme cardiaque est rapide.
-Oui, c'est le trac... C'est la première fois que je mets cette combinaison pour une situation bien réelle. Ça fait quelque chose. C'est vraiment Meg 15 dehors.
-Reste calme, tout va bien se passer. Cela ne diffère pas vraiment de ton entraînement. Et puis, je veille sur toi.
-Je sais. Encore un grand moment dans l'histoire de Matthew Drent et de l'humanité toute entière !
-Il reste vingt minutes avant que je n'enclenche le verrouillage du sas.
-Allez ! »
Il pose le heaume sur sa tête et le visse hermétiquement à son cou. En se relevant, il se rappelle à quel point cette armure technologique pèse son poids. Au moins, il ne risque pas d'être soulevé par le vent. Maintenant, il ne respire plus que l'air de son réservoir en circuit fermé. La visière a assombri l'extérieur pour parer aux luminosités trop fortes. Après quelques mouvements tests, Matthew juge sa mobilité acceptable.
« C'est bon, combinaison opérationnelle. Aucune brèche détectée. Je vais vers le sas. »
Aux portes de celui-ci, l'homme pénètre dans une pièce rectangulaire blanche tapissée d'une bâche rugueuse. A l'autre extrémité se dessine la sortie, scellée par verrous à contrôle numérique. Au sol, il retrouve son matériel empaqueté dans un gros sac à dos blanc. Comme convenu, il le déballe et l'inventorie une nouvelle fois. Rien ne manque. Il emporte avec lui la panoplie complète de l'explorateur. En premier, trois valises d'échantillons servant à transporter les prélèvements et les stériliser. Il compte aussi tous les outils fournis. Ensuite, un sismographe qui, planté dans le sol, mesurera l'activité géologique du mont Fern sur dix kilomètres de profondeur. Et pour finir, un kit de soin gardant sous air inerte des doses de liquides pharmaceutiques, à insérer en cas de besoin dans les injecteurs sur la combinaison. Matthew s'est servi de ces objets pour tester la qualité de décontamination du sas. Après quatre essais, aucun virus ou bactérie ne persiste encore à leur surface.
« Equipement vérifié Litz, tout est prêt.
-Compte à rebours terminé. Verrouillage du sas. »
Dans un ronronnement, les portes se referment. Une suite de cliquetis indique que Litz active tous les verrous un par un. L’espace est isolé du reste du vaisseau. Matthew se place au centre les bras tendus.
« Décontamination prête, tu es prêt ?
-Oui, envoie la sauce.
-Amorçage. »
Soudain, un vacarme mécanique. Une dizaine de jets stérilisants sont projetés sur l’explorateur. Leur force le fait vaciller sur le coup. L’agent chimique, utilisé depuis des siècles dans l’industrie spatiale, est en réalité de l’eau saturée d’ozone à haute température. Un générateur interne au vaisseau renouvelle le produit à l’infini grâce à un procédé transformant le dioxygène de l’air en ozone. Efficace et non polluant, il décime les germes les plus tenaces et disparaît en gaz tandis que l’eau est aspirée par une pompe et assainie. Trente minutes de lavage, puis la pièce est séchée par une soufflerie au plafond. Sans transition, l’éclairage s'assombrit. Les lampes modifient leur spectre d'émission pour se transformer en bombardiers à ultraviolets. Les UV brûlent les derniers organismes récalcitrants, sans impacter Matthew ni sa combinaison. En quinze minutes, toutes les surfaces ont été nettoyées. La lumière retrouve sa teinte normale.
« Stérilisation effectuée avec succès, annonce Litz. Débuts des ajustements atmosphériques. »
Le sas poursuit en égalisant la pression de l'air à celle de l'atmosphère de Meg 15. Dehors, sa valeur s'élève à 1,089 bar au niveau de la mer, pour 1 bar seulement dans le Darwin. En quelques minutes, Matthew perçoit la différence, un poids s'ajoute sur ses épaules. La composition gazeuse change. Le taux de dioxygène diminue, celui de diazote augmente. Le milieu se réchauffe de trente degrés. La transition se poursuit jusqu'à coïncider avec l'environnement de la planète. Impatient, Matthew attrape son sac et se tient droit devant la porte. Sur sa droite, un voyant rouge clignote. Bientôt, il sera vert. L'Univers le laissera alors s'évader pour la toute première fois. Dépêche-toi, ordonne-t-il sans mot à la machine.
Matthew ferme les yeux, rembobine le fil de son épopée. La première sortie sur le terrain est un tournant dans ce métier. Rien de plus honorable, de plus prestigieux, de plus noble, que de fouler un sol vierge. Au-delà d'une considération matérialiste, cette étape incarne le premier pas vers sa vie nouvelle. Il va quitter les derniers vestiges de l'humanité, se présenter à une Meg 15 pure. Un retour à zéro complet. A peine quatre-vingt heures après que le Darwin se soit posé, un nouveau rêve d'enfant se réalise. Il espère en être digne. Lorsqu'il a demandé un jour à Eva ce qu'il devait faire à cet instant, la femme lui a souri et répondu simplement « Profiter du décor ».
Le voyant devient vert. De nouveaux cliquetis.
« -Ajustements terminés, porte extérieure déverrouillée, informe Litz. Tu peux y aller.»
-Ouvre-la. »
Une plainte métallique, celle-ci obéit. Malgré les filtres du casque, Meg Alpha réchauffe son visage. Une sensation revigorante, incomparable aux éclairages artificiels du Darwin. Elle émerge de l'oubli des années comme une onde régénératrice. Un rectangle de ciel s'étend devant ses yeux nus, plus de caméra, plus d'écran. Une peinture verte nuancée de bleu, bien loin de l'orange de sa planète natale, Terre II. Un bloc nuageux flotte dans un coin, calme. Matthew tressaillit, un frisson se propage sur sa peau.
«Meg 15 ! Je te rencontre enfin en personne, s'exclame-t-il. Par tous les astres.
-La mission débute, tu as deux heures. Top chrono, rappelle Litz.
- C'est parti. »
Deux heures, un battement de cil, pas de temps à gaspiller. A cause de l'inclinaison du vaisseau, le sas débouche au sommet du bâtiment. Le sol se situe deux cent mètres plus bas, il va falloir s'y rendre en toute sécurité. Au plafond, sur une barre métallique, l'homme a fixé un treuil muni d'un câble en titane d'un demi-kilomètre de long. Au bout pend un harnais supportant cinq fois son poids en combinaison. Il le sangle solidement à la taille, les jambes et les épaules, non sans difficultés.
« Je suis harnaché, vérification de la commande du treuil, donne-moi un mètre de mou. »
Aussitôt dit, aussitôt fait.
« Bien, retire un mètre. »
Idem.
« Parfait, le remontage d'urgence est amorcé ?
-Affirmatif.
-Très bien. Je me lance dans ce cas.
- Attention, prépare-toi au décalage gravitationnel. »
Dans le Darwin, la gravité artificielle règne. Mais la direction de son champ est quasiment perpendiculaire à celle de Meg 15. Autrement dit, lorsque Matthew est à la verticale dans l'appareil, il est à l'horizontale en surface. Pour éviter de se blesser en subissant le décalage, il demande six mètres de mou et s'allonge. Il rampe jusqu'à la sortie, se cramponne contre le rebord de l'encadrement, puis se tire lentement. Ses épaules franchissent le passage, le haut de son corps est alors brusquement plaqué contre la coque extérieure. La notion de haut et de bas se bouleverse, son cerveau n'apprécie pas l'expérience. L'effet lui donne la nausée, il se dépêche de finir avec ses jambes.
« -Je suis sorti.
-Tout va bien ?
-Oui, je me sens plus lourd tout à coup.
-C'est normal, je te l'ai dit. La gravité sur Meg 15 est plus forte que dans le vaisseau. Son coefficient de gravitation est de 10,32 m.s-2, pour 9,8 en standard.
-Oui, j'ai du mal à me lever. Il faudra que je m'habitue. »
Une fois debout, il s'échauffe en marchant quelques mètres et s'étire. Le moindre effort réclame plus d'énergie, mais il pense supporter la charge avec de l'entraînement et une combinaison plus légère. Un vent souffle du Sud, pas assez fort pour que Matthew s’en soucie. Le blindage métallique du module repose sous ses pieds. Il se poursuit jusqu'au relief où est enterrée la tête à l'avant, et jusqu'à la queue marquée par les impacts à l'arrière, formant une piste accidentée de huit-cents mètres. La hauteur offre un point de vue idéal. Un paysage baigné de lumière témoigne de la splendeur de ce monde. Du Nord au Sud en passant par l'Est, l'île Pan étale ses innombrables collines de rochers gris et poussiéreux. Plus on s'approche du volcan, plus elles se transforment en massifs escarpés. Le mont Fern se camoufle timidement dans le brouillard. La fumée trahit sa présence. A l'Ouest, le clou du spectacle. Le rivage apparait à environ deux kilomètres. La mer azur se perd dans un horizon assombri de tempêtes. Il se souvient de sa première impression lorsqu'il a vu la planète au télescope. Un petit grain bleu de toute beauté, vivant. Cette impression se confirme alors qu’elle remue sous ses yeux.
« C'est la plus belle chose que je n'ai jamais vue, murmure-t-il. Que c'est beau... Je suis tellement heureux d'en être arrivé là, d'avoir été choisi pour vivre cette mission.
-C'est ta nouvelle maison.
-Et celle d'une prochaine colonie. Qui sait, il y a peut-être suffisamment de place sur cette île finalement. J'ai bon espoir d'apporter une Terre aussi belle que celle de nos origines. Bien, continuons.»
S'approchant du bord, Matthew se penche en arrière et tend le câble au maximum. Son harnais le retient de tomber.
« En position, libère du fil tout doucement. »
Appuyé contre la paroi, l'explorateur commence à descendre en rappel. Tout excité, il regarde la terre se rapprocher en bas.
« Je vais poser ma première empreinte sur Meg 15, le premier pas de l'Humanité ! Vite, il me faut ma belle phrase pour l'inaugurer, comme le font tous les grands explorateurs. J’y ai pensé hier soir.
-Ce n'est pas obligatoire dans le protocole tu sais.
-C'est pour marquer le coup voyons Litz ! C'est amusant ! »
A neuf secondes de l'échéance, Matthew trouve l'inspiration. Il s'éclairci la gorge et prononce d'un ton cérémonieux :
« -Au nom de la Fédération d'Exploration Spatiale, des colonies, du cosmos que nous avons bâti, au nom de la race humaine tout entière et de la paix... »
Ses pieds touchent le sol. Il se détache du harnais.
« Je dépose, moi, Matthew Jonathan Drent, mon empreinte sur la planète Meg 15, l'annexant à jamais à notre espace. Qu'elle assure un gîte pour toutes les âmes à venir. »
Une pause. Il lève les yeux, se délectant de l'instant. Son cœur bat, il respire. Le bruit d'une bourrasque retentit en guise de réponse. Il déplace une jambe, la roche émet un son. Meg 15 lui parle en son langage. Son énergie circule en lui. Il admire la marque de sa chaussure, inscrite pour toujours, et sourit.
« Et pour toi, Eva Fern... Alors ? Comment c'était ?
-Je n'aurais pas dit mieux, bravo, commente Litz.
-Un peu solennel non ?
-La situation l'exige. C'est ce que tu voulais.
-Oui c'est vrai. Voilà qui est fait ! »
Aux alentours, le désert immaculé. Les lieux sont ternes, froids. L'endroit inspire la tristesse, sentiment qui n'a pas transparu à travers les rovers. Maintenant qu'il s'y trouve en chair et en os, un voile de mort se dégage de la noirceur minérale. Rien d'étonnant pour une planète inhabitée. Des prairies de verdure manquent cruellement, mais il y remédiera. La chaleur du midi remplace les flaques de pluie par une suspension vaporeuse. Des mirages falsifient les perspectives. Hier, à cette heure, les températures ont avoisiné les soixante degrés. De son sac, Matthew extirpe une valise à échantillons, contenant entre autres un thermomètre- hygromètre.
Température : 56,6°C
Taux d'humidité dans l'air : 43%
« C'est une belle journée à ce que je constate. Il fait plus humide que la veille mais c'est à cause des pluies de ce matin. Je vais prendre un premier échantillon de sol juste au pied du vaisseau. »
Se baisser constitue une épreuve en soit. Une petite pelle à la main, il creuse dans une zone molle et récolte du sable dans un conteneur de prélèvement. Une fois bien fermé, il le repose dans sa boîte et prépare le suivant dans lequel il insère du gravier.
« Nous pouvons avancer.
-Où veux-tu aller, questionne Litz ?
-Je pensais en premier me rendre au site 2, juste derrière la colline. J'évaluerai le périmètre et sa disposition pour en faire peut-être le QG de la base agricole à venir.
-Bonne idée. »
A cadence réduite, Matthew longe le module-maison et son cimetière de débris, suit la tranchée d'atterrissage puis s'arrête en haut de la butte, essoufflé. Deux cailloux ont enrichi sa collection en chemin.
« Je n'en peux plus, et pourtant, je n'ai même pas couru, dit-il en riant. Maudite gravité !»
D'ici, le Darwin a perdu de sa superbe. Matthew le compare à un cachalot échoué dans un trou, mammifère marin géant dont les seules traces résident dans les œuvres de zoologie.
« Ça me fait drôle de le voir d'aussi loin, mon vieil ami. Mais d'un autre côté, j'ai eu peur de ne plus pouvoir en partir. »
En lui tournant le dos, il découvre le site 2, beaucoup plus large que sa crevasse de résidence. Une aire d'environ deux kilomètres carrés, dénivelé faible, encerclée par des barrières naturelles raides. En y progressant, il remarque que le vent tombe immédiatement.
« Litz, le site 2 est préservé des bourrasques par ses murs de pierre. C'est un abri idéal. Amène donc les rovers et dis-moi si tu partages mon avis. »
Tandis que les trois cubes à chenille s'approchent, l'explorateur se promène au sein de l'arène. Son esprit fantasme sur ses possibilités. Au centre, il implanterait les fondations de son quartier d'opération, lié par des corridors à des serres de culture, et sur le reste de la zone, de vastes champs de toutes sortes, arrosés par les pluies et nourris par la richesse souterraine. Tel serait le point de départ pour terraformer l'île Pan tout entière. Il s'aventure déjà dans une vision plus lointaine. Dans dix ans, son verger pousserait au-delà des frontières de cette enceinte, peut-être jusqu'à la mer. Pour l'étape suivante, il sèmerait des colonies d'éducateurs, des organismes insectoïdes semblables pour la plupart à des cloportes, pas plus gros que ces derniers. Embarqués en cryptobiose dans une soute spécialisée, leurs œufs reprendraient vie au contact de l'eau. Dans la nature, ils consommeraient les cadavres végétaux et fertiliseraient de leurs déjections, créant un écosystème autonome. Le tour serait alors joué. Le temps que l'humanité arrive, l'île lui serait servie sur un plateau.
« -Effectivement, tu as raison. La disposition du site est avantageuse, ajoute Litz. Peu de contraintes dues au vent et une bonne surface à exploiter.
-C'est le bon endroit pour entamer la terraformation. Nous devrons tout de même faire attention aux risques d'éboulements depuis les hauteurs et aux inondations.
-Affirmatif.
-C'est l'emplacement parfait ! Je suis content que nous ne soyons pas posés trop loin. On pourra facilement communiquer avec le module-maison. »
Près d'un lac éphémère, l'explorateur s'assoit et prélève un volume de liquide. En plein soleil, le point d'eau s'assèche en vingt minutes. Matthew contemple son territoire avec satisfaction.
« Je sens que je vais me régaler. Continue de cartographier le coin Litz, je vais reprendre la route de mon côté. Combien de temps me reste-t-il ?
-Une heure et treize minutes.
-Déjà !
-Où veux-tu aller ?
-Tout à l'heure, j'ai vu la côte à l'Ouest, l'océan. J'aimerais le voir de plus près.
-Attention, tu vas frôler la limite des deux kilomètres fixés par les directives de la mission !
-Dans ce cas, guide-moi. Dès que je suis à dix mètres de la dépasser, préviens-moi. Mais je vais tenter le coup. »
Avant d'escalader de nouveau la colline, Matthew installe le sismographe sur le site. Ses données s'avèreront très utiles pour ses projets. Huit-cent mètres plus loin, il repère un lit de rivière tarie qui serpente entre les rocailles, une voie rapide jusqu'au rivage. Il l'emprunte et gravit un petit promontoire. Là, il débouche sur une magnifique plage de sable noir.
« Ouah... »
Logée entre deux falaises abruptes, elle court embrasser l'océan comme une langue de charbon. Son sable volcanique est fin, résultat de l'érosion. Un zéphir venu du grand bleu pousse contre sa combinaison. Il marche quelques pas, espérant atteindre l'eau avant d'enfreindre la limite. Au large de l'île, une ceinture de hauts fonts brise des vagues monstrueuses. Un gros îlot solitaire s'y élève en une pointe de trois-cent mètres de haut. A force d'encaisser des hectolitres, son profil s'est incurvé. Derrière ce récif et jusqu'à la plage, la mer est moins agitée. Les vagues ont diminué en taille, mais déferlent tout de même avec une furie mortelle. Pour sûr, les courants broieraient un pauvre corps. Les rouleaux s'affaissent les uns après les autres à grande vitesse, accélérés par la pesanteur, pour se réduire avec fracas en flots d'écume. Matthew est captivé par cette dynamique. La mer pour lui était un concept fascinant, mais virtuel. Terre II possédait des grands lacs, mais rien de similaire à cette planète. Une minute, il oublie ce qui l'a amené, sa mission, son devoir. Il oublie ses ordres, cesse d'être un explorateur de la Fédération. Il n'est plus que Matthew, envoûté par le charme d'une crique pittoresque. Il entend l'écho étouffé de l'eau qui s'agite. C'est ce qu'il veut, écouter Meg 15. La mer globale remue, indomptable, Meg Alpha s'y reflète en milliers d'éclats. Elle mime les nuances du ciel.
Derrière lui, ses traces de pas le suivent dans le sable sec, les premières traces d'être vivant que Meg 15 rencontre. En vérité, entre l'homme et son monde, la découverte est mutuelle. En est-il digne ? « Oui », se répond-t-il.
Litz rompt le silence.
« -Attention Matthew, tu es à dix mètres de la limite autorisée, prévient-elle.
-L'eau n'est qu'à six ou sept mètres devant moi. Demande autorisation de m'approcher pour prélever des échantillons.
-Accordée, mais ne traîne pas.
-Je ne vais pas me baigner si c'est ce que tu insinues. »
Il continue jusqu'à se mouiller les chevilles.
« -Stop ! Pas plus loin, gronde l'ordinateur. »
Quatre cuves à la main, il se balade sur la largeur de la plage et les remplit à raz-bord. Tandis qu'il les accumule, ses interrogations sur la présence de vie remontent dans sa tête. Il relève la température de l'eau : vingt-et-un degrés. La mer est plus que convenable pour des organismes. Se l'avouer est désarmant, mais un miracle aurait pu se produire ici, comme celui qui a donné l'humanité jadis. Auparavant, ses doutes ne faisaient que croître, mais avec un milieu aussi adapté, cela lui semble presque évident. Ne serait-il pas en train de fouler l'habitat d'êtres natifs ? Cette côte resplendissante change tout à coup d'aspect. Il n'est plus seul. Des choses rôdent sous ce bleu-vert délicat. Il balaie scrupuleusement ses arrières, inquiet de tomber sur une ombre suspecte, des vaguelettes bizarres, ou toute sorte de signe. Pourtant, rien de spécial. Son angoisse passagère le fait délirer. Il est seul. Aucune algue, aucun poisson, aucun oiseau ne niche dans les recoins des rochers. Pas de vie, à quoi s’attendait-il de toute manière ? De bons facteurs environnementaux ne font pas tout, c'est une question d'aléatoire chimique. Quoi qu'il en soit, il se convainc de ne pas traîner à patauger. Il portera une attention particulière à ses derniers prélèvements.
De retour sur la terre ferme, il s'allonge et se détend, bercé par le son des vagues. La fatigue le submerge. A force de tenir contre son propre poids et la pression atmosphérique, le corps épuise rapidement ses ressources. Le temps est venu pour lui de rentrer au module-maison, et de se reposer. L'excursion se termine pour aujourd'hui.
« Bien, mission accomplie, j'ai eu ce que je voulais. Je retourne au Darwin Litz. J'ai les poches bien remplies. On a déjà du boulot pour analyser tout ça.
-Sois prudent. »
Avant de revenir sur ses pas, il emporte une poignée de sable et jette un dernier coup d'œil à la plage noire et cet océan sans fin, déterminé à dévoiler petit à petit leurs secrets.
Annotations
Versions