Le rat et la pomme
Il prit conscience d'être éveillé alors qu'il entendait un bruit, comme un grattement, mais n'osa pas encore ouvrir les yeux. Il voulait garder l'illusion qu'il était chez lui, qu'il avait rêvé tous ces événements étranges. Mais le contact du sol froid et dur brisait cette illusion.
Il finit par ouvrir les yeux sur la cellule à peine éclairée. Rien n'avait changé. Il tourna son regard vers le petit bruit qui continuait, pour découvrir un rat qui se régalait de ce qu'il n'avait pas eu le cœur de manger la veille. C'était la première fois qu'il en voyait un. On ne trouvait pas de rat dans les endroits qu'il avait l'habitude de fréquenter.
Il le regarda un moment sans bouger, intrigué par la présence du petit animal. Il fut amusé de le voir faire un brin de toilette, lissant ses moustaches entre ses petites pattes, s'appliquant à nettoyer le reliquat de nourriture après son repas improvisé. Puis le rongeur dressa la tête pour humer l'air avant de se lancer dans un exploration circonspecte des lieux.
En le voyant s'approcher de lui, Frédéric ne put s'empêcher de bouger, ce qui fit immédiatement détaler le rat. Alors qu'il se relevait péniblement, assailli par les courbatures, il eut tout juste le temps de le voir disparaître dans un petit trou au fond de sa cellule.
Il regrettait que la petite bestiole soit partie aussi vite, car toute distraction était la bienvenue. L'endroit où il était enfermé était sinistre, surtout dans la lumière blafarde du petit matin. Si seulement il pouvait lui aussi s'enfuir par un petit trou.
Il fit quelques pas en étirant les bras, mais ça ne suffit pas à réchauffer ses muscles endoloris. Il avait l'impression d'avoir mal partout, ce qui n'était pas étonnant après une nuit à dormir au froid à même la pierre. Malgré la raideur de ses jambes, il se força à marcher de long en large dans l'espace réduit de sa prison. N'aurait-il pas droit à une promenade ? Et un avocat, pensa-t-il avec ironie. Tant de ses droits étaient bafoués qu'il n'essaya même pas d'en faire le compte – la civilisation lui semblait bien loin.
Combien de temps allait-on le garder enfermé ? Il en vint presque à souhaiter la visite du garde pour essayer d'en savoir plus. Et pour réclamer une couverture. Et à manger. Mais il doutait de pouvoir espérer un petit déjeuner ici, alors qu'il n'avait pas eu droit au souper. Il commença à s'imaginer un bon croissant tout chaud de la boulangerie du coin, accompagné d'un café pris en terrasse, au soleil. Il pouvait presque sentir les odeurs, s'il fermait les yeux.
Mais cette merveilleuse rêverie avait un coût. Son estomac se mit à gronder de plus belle. Il fallait qu'il trouve quelque chose pour se distraire de sa faim. Quelque chose à faire.
Il inspectait sa cellule quand il repensa à son petit visiteur. Il s'approcha du trou que le rat avait emprunté et se mettant à quatre pattes essaya de tirer ou pousser sur le mur autour. Ses efforts restèrent vains et il dut finir par admettre qu'il n'avait aucune chance d'agrandir ce trou. Les murs étaient faits de larges pierres taillées, bien ajustées, donc même sans mortier il aurait été impossible de les faire bouger. Le rat avait juste profité d'un défaut dans une pierre.
Il tourna ensuite son attention vers les barreaux qui fermaient sa cellule. Épais et métalliques, il était inutile d'essayer de les tordre, il s'intéressa donc directement à la serrure. Elle n'était pas du genre très sophistiquée, il lui aurait été très facile de la crocheter avec un objet assez solide, comme sa clé d'appartement, si on ne la lui avait pas volée avec le reste de ses affaires. De toute façon, même s'il avait pu ouvrir cette porte, il y aurait encore eu l'autre porte à déverrouiller, avec probablement des gardes de l'autre côté qui ne se contenteraient pas de le regarder passer.
La seule autre ouverture était la lucarne. Il s'en approcha tout en sachant déjà qu'il lui serait impossible de sortir par là, à moins d'avoir une scie à métaux et quelques heures tranquilles devant lui. Non, il était certain qu'il ne pouvait pas plus s'échapper par là que par la porte, mais même si ses maigres espoirs d'évasion tombaient à l'eau, cette lucarne gardait tout son intérêt. C'était sa seule ouverture sur le monde du dehors.
Il eut plus de mal que la veille à attraper les barreaux de la lucarne pour se hisser à sa hauteur. Il devait bien admettre qu'il se sentait plus faible, sans doute à cause du froid et du manque de nourriture, peut-être aussi couvait-il quelque chose.
Observant les gens qui passaient, il s'aperçut d'une chose qu'il n'avait pas remarqué la veille : il ne voyait aucune chaussure moderne. Pas de souliers vernis, de baskets ou de talons aiguilles, mais des peaux de bête lacées au dessus des chevilles, des sabots de bois et autres chausses antiques. Pour compléter le tableau, une charrette tirée par un âne passa au milieu de la rue. Tout lui semblait d'un autre age.
Il tourna la tête en percevant un mouvement du coin de l’œil, juste à temps pour voir s'arrêter un fruit qui avait roulé jusqu'à lui. En regardant un peu plus loin il en vit d'autres, éparpillés par terre, qu'une femme à genoux ramassait un à un pour les remettre dans son panier.
Accroché par un bras, il dut tendre l'autre au maximum pour atteindre le fruit et réussir à l'attraper au moment où elle finissait de ramasser les autres et s'apprêtait à se relever.
« Hé ! » fit-il en lui tendant celui qu'il avait. « Vous en oubliez un ! »
La main sur son panier et un genou encore à terre, elle hésita avant de continuer à se relever avec encore plus d'empressement.
« Attendez ! »
Mais elle était déjà debout et commençait à s'éloigner. Il la regarda partir, un peu dépité, puis regarda le fruit qu'il tenait encore.
« Merci ! » lança-t-il derrière elle. « Bonne journée ! » ajouta-t-il un peu plus fort.
Mais il ne la voyait déjà plus.
Il dut tenir le fruit entre ses dents pour pouvoir redescendre. Le jus en était divin. Il ignora le choc dans ses jambes en arrivant au sol. Il ne pensait plus qu'à croquer à pleines dents ce fruit, le dévorer tout entier. Il réussit tout juste à se contenir pour se forcer à déguster chaque bouchée de sa chair à la fois ferme et juteuse. Il décida que c'était une pomme.
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