Lundi 09 Mars 2020 (soir)
Il est 20H lorsque j'atteins enfin mon quartier. Il y fait déjà nuit mais malgré l'heure encore tôt il n'y a plus personne hors des maisons. Je sens déjà la tension qui me ronge depuis le cimetière redescendre. Je suis au quartier, rien ne peut m'arriver. Tous l'monde ici connait ma tronche, j'y vis depuis que j'suis née, si quelqu'un tente quoique ce soit il me suffirait de crier comme une tarée pour rameuter tout l'quartier. J'y suis presque née, j'y vis depuis mes premiers jours, j'y ai fait l'école, j'y ai des connaissances, des potes et d'la famille. Si quelqu'un fait du mal à une "soeur" du quartier il se fera tabasser à mort. Un quartier ça a parfois des allures de famille, de clan, l'air de rien. Ça dépend juste des personnes, et des situations.
Je m'arrête deux minutes à la petite guérite verte. Je n'ai pas couru sur tout le trajet mais on ne peut pas qualifier mon allure de "marche" pour autant. Si bien que j'en ai le souffle saccadé et les poumons en feu. Aïe. Et j'ai aussi les pieds en compotes. Bien. Ressaisis-toi ma grande. Le danger ne t'a pas suivie jusqu'ici, sinon il t'aurait d'jà sauté d'ssus depuis belle lurette et tu n'serais pas ici. Respire! Respire bien. Voilà, c'est ça, calme-toi. Pfiou. Bon sang j'ai encore peur. Seigneur, c'est pas possible. C'était quoi c'binz! Merde merde merde merde merde! J'suis morte de peur, c'est tout c'que j'comprends de mon état. C'est un miracle que ma vessie ne se soit pas vidée en cours de route. 'tain, non mais c'était qui ce taré! Quel... connard! Il est malade! Bon sang!
Après la peur, vient inexorablement la colère. C'est ainsi chez moi. Quand quelqu'un me fout une frousse à me faire avoir une crise cardiaque il se prend toujours ma colère, en pleine poire s'il est encore présent pour que je le tue ou sous forme d'insultes mentales et verbales s'il n'est plus là. Et là je suis en pétard! J'ai envie de casser quelque chose! Ça m'énerve! J'ai cru que j'allais mourir, j'ai poussé mon corps au-delà de ses limites dans un effort physique que jamais je m'en serais cru capable. Mais surtout... J'ai pris la fuite devant un connard à moitié mort que j'aurais très bien pu étaler par terre si j'n'avais pas eu mon sac pour me gêner! J'ai envie de le tuer!!!! Je m'énerve tellement que sans réfléchir je donne un gros coup de pied retentissant dans une poutre en métale de l'abris bus. Put...!!!!! Je jete la faute de cet acte stupide sur le type chelou du cimetière.
Une fois que la colère redescent d'un cran, je sens des larmes menacer de couler. J'ai mal. C'est pour ça. C'est pas parce que j'ai eu peur. J'suis forte! J'me dois de l'être. Pour moi et surtout pour mes p'tites soeurs. Je tente de me rassurer avec ça. C'est mon mantra. Quand je me sens faiblir, peut importe la raison ou les circonstances, je me rappelle d'être forte pour ma famille. En vrai je sais bien que je pleure de frayeur parce que je suis faible et que le pire aurait pu se passer. Je le sais et le comprend. Mais j'ai toujours l'impression d'être divisée, que mon "Moi" est composé de divers mini-moi, ou de divers personnalités. Et parmis elles, il y en a une que je dois toujours rassurer et motiver. C'est une petite fille, innocente et toute fragile. Cette part de moi qui a peur, qui appelle encore à l'aide sa mère quand elle est en danger comme tout à l'heure. Mais que la moi grande, hargneuse et "forte" baillonne et met derrière elle plus pour la cacher des autres que pour la protéger. Parce qu'en aucun cas il ne faut montrer sa faiblesse. C'est ça être une grande-soeur, c'est aussi ça d'être la fille de ma mère et surtout c'est ce que la vie m'a inculqué.
[...] Je souffle après avoir vite séché mes larmes. J'avais juste besoin d'évacuer tout ça. Après une rapide seconde de concertation interne je prends la décision de ne rien dire. Je peux être fière de moi d'avoir relevé mes manches et d'avoir marché jusqu'ici! J'ai pas eu peur de le faire. Et puis, j'ai su me sauver du taré du cimetière. Certes, un épisode qui aurait sans doute mal tourné mais auquel j'ai survécu. Pas besoin d'en faire tout un fromage. Je vais faire comme chaque mauvais épisode de ma vie : je vais le garder précieusement tout au fond de moi-même le temps de l'assimiler et un jour peut-être je le laisserais ressortir. Soit je le raconterais sous la forme d'une histoire qui fait peur lors d'une coupure de courant, ou alors je le raconterais à mes soeurs et mes cousines pendant une soirée imporvisée à la maison. Paut-être que je l'écrirais sur Wattpade dans "Pensées en vrac"?
[...] Lorsque j'arrive à la maison, après quelques mètres de marche silencieuse supplémentaires, je suis épuisée et je crève de chaud. Mais je suis en vie et calme, c'est le plus important. J'ouvre la porte sans un bruit. Je veux faire peur à mes soeurs. Elles n'ont pas vérouillé la porte de la cuisine et il n'y a personne dans la pièce. La télé est allumée. Je vois les pieds de ma mère dépasser. Je retire mes claquettes et les pose en silence dans l'entrée. Entre sur la pointe des pieds et continue de la même façon à travers le couloir. La première que je croise est ma première petite soeur. Elle me regarde un instant l'air de dire "c'est à cette heure-ci que tu rentre?" mais ne dit rien. Elle ferme la porte des toilettes derrière elle. Je lache bruyament mon sac dans ma chambre et ferme les rideaux sans allumer la lumière. "Ouf! Enfin rentrée." Je retire mon gilet et le laisse traîner par terre négligemment.
De retour dans la cuisine, j'ouvre le réfrégirateur. J'ai soif mais pas envie de boire de l'eau. Alors je referme sans rien prendre. Ma deuxième petite soeur, la dernière, se lève à cet instant et laisse le salon et la télévision pour voir si je suis rentrée. Elle fait mine de juste passer par là pour aller dans sa chambre mais je sais qu'elle aussi s'est inquiétée. Je sort rarement, les sorties c'est pas trop mon truc, et quand je le fais je fais en sorte de rentrer avant que la nuit ne soit complètement tombée. Je vois son manège mais feinte comme elle : je la regarde avec dédain et dit
" Babane, elle où maman?
- Dans le salon.
- Elle regarde la télé?
- Non elle dort."
Ma première petite soeur s'est un jour moquée de la dernière par ce surnom "babane". Depuis, tout le monde dans la famille l'appelle ainsi. C'est ainsi que fonctionne notre petite troupe. La dernière se voit affublée de divers surnoms qui évoluent au fil des ans selon nos disputes et moqueries et rarement on l'appel par l'un de ses prénoms. Mais c'est aussi notre façon de l'affectionner.
Je vais tout de même vérifier. Ma mère dort. J'aurais du être soulagée de ne pas avoir à jouer la comédie devant elle comme souvent. Mais la vérité c'est que je suis déçue. J'avais été persuadée qu'elle se serait inquiétée pour moi et m'aurait appelé pour me demander où j'étais. Je lui aurais répondu que je marchais à cause d'un problème avec le chauffeur du bus et elle serait allé me chercher.
Mais voyant que ce n'était pas le cas, j'avais ensuite pensé la retrouver à son bureau entre la cuisine et le salon d'où elle a une vue directe sur la porte d'entrée, à jouer sur son ordinateur mais là aussi déception. J'étais dehors à une heure indu de la nuit, sans donner de nouvelles, j'étais en danger, morte de peure, et j'avais besoin de ma mère surtout! Mais non, elle; elle dort sur ses deux oreilles sans s'inquiéter. Si ça avait été ma soeur, son bébé tant espéré qu'elle a toujours voulu avoir, elle aurait surveillé l'heure et appelé dès 18H, idem pour mes deux petites soeurs qui sont son seul bébé blanc et son gros bébé pourri gaté la dernière! Bof. M'en fiche. C'est pas comme si j'avais pas l'habitude. Ça a toujours été ainsi de toute façon. J'm'en fiche. Je suis grande et forte. Je peux me débrouiller seule, j'ai besoin de personne pour survivre. Et voici un autre de mes mantras. Celui de ma personnalité amère, qui en veut un peu à mes parents de faire de préférences et de faire ainsi de moi l'enfant "le moins aimé" selon moi.
[...] Après m'être débarassée de mes vêtements, m'être douchée et m'être simplement vêtue de sous-vêtements propres, je m'allonge dans mon lit. Tout autour c'est le noir complet. Je tends l'oreille et écoute les sons de la maison. Babane a laissé la télévision allumée. Je sais qu'Élise ne dort pas, elle est encore sur sa tablette à regarder des TikTok. J'ai pas fermé la porte à clé. Babane ne le fera pas. Cette idiote. Élise vérifiera sans doute avant de se coucher. Mais c'est pas sûre à cent pour cent. Le souvenir de l'épisode du cimetière me traverse en un flash back. M'électrisant. Je me tire du lit et me dépêche d'aller vérouiller. Je ne crois pas ses conneries! Personne ne peut prédire la mort d'une autre personne. Et encore moins ce connars! Mais je ne prendrais pas le risque de le laisser entrer dans la maison pendant mon sommeil. Si jamais il m'a suivi jusqu'ici, on ne sait jamais avec les tarés. Et surtout, hors de question de laisser un connard faire du mal à ma famille pendant notre sommeil!
De retour dans mon lit, je tente à nouveau de m'endormir. Mais je n'y arrive pas. À la place, je scrute les ténèbres, épie de mon oreille ce qui se passe dans les autres pièces et pousse mon sens de l'ouïe jusqu'à l'extérieur. Les chiens n'aboient pas, donc pas de soucis. De toute façon, personne ne peut me faire du mal tant que je suis chez moi. Le souvenir tente de revenir me torturer. Et moi je passe toute la nuit à le tenir éloigné de moi, à le contraindre à rester enfermé dans les profondeurs de ma mémoire jusqu'à ce qu'il se fasse dépouiller de tout ce qui est néfaste pour moi. Autant dire que même si j'arrive à le repousser il a gagné : à cause de lui ce soir là je ne ferme pas les yeux.
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