Arrivée et ménage au château
Nous chevauchons dans la forêt depuis un long moment, déjà, lorsqu'Auruo déclare :
- Nous approchons de notre destination. C'était le siège du bataillon d'exploration, autrefois. Comme il s'agit d'un ancien château rénové, il a beaucoup de charme, c'est vrai, mais il n'est pas situé à un endroit stratégique : il se trouve très loin des murs et de la rivière. Autant dire que nous allons vite déménager vers une base plus pratique.
Je dois faire un énorme effort pour me retenir de rire : il est évident à son attitude détachée, son expression blasée et la cravate nouée autour de son cou qu'il tente d'imiter le caporal-chef Livaï, sans doute par admiration, mais il faut dire qu'il n'est pas bon acteur, ce qui le rend plus ridicule qu'autre chose. Si j'étais notre supérieur, je lui aurais demandé de rester naturel, mais ce dernier semble ne pas se soucier de l'attitude de son subordonné, car il le laisse continuer :
- Enfin, c'était une autre époque, un temps où les jeunes recrues avaient de l'ambition. Ah la la ! Qui aurait cru que ce majestueux édifice serait la prison la plus appropriée pour t'enfermer ? Un petit conseil, ajoute-t-il en approchant son cheval de celui d'Eren, ne t'avise pas de faire le malin.
- Je vous demande pardon ?
- Peu importe que tu sois un humain ou un titan, on t'a à l'oeil. Le caporal-chef Livaï ne quittera pas d'une semelle un petit pisseux comme toi. . .
Au même moment, sa monture trébuche sur un cailloux et, en perdant l'équilibre, il se mord si fort la langue que du sang gicle ! Au moins, il n'est pas tombé. Il aurait pu se casser quelque chose, voir pire. . .
Pendant que mon benjamin reste bouche bée par la surprise, je demande au soldat :
- Est-ce que ça va ?
- Tss ! Maudite bête. . .
- Ce n'est pas de la faute du cheval, rétorqué-je, heureuse de pouvoir remettre à sa place quelqu'un qui s'est permis d'insulter mon frère. C'est à toi de le guider. Enfin. . . Si tu es encore capable de parler, c'est que ça va. Je te conseille d'appliquer un mouchoir imbibé d'eau froide sur la blessure pour l'empêcher d'enfler et arrêter le saignement.
- Ne t'en fais pas, me rassure Petra, une jolie rousse aux yeux noisette. Il a l'habitude de se mordre la langue à trop parler. Il sait parfaitement ce qu'il doit faire.
Je lui souris. Je ne la connais que depuis peu, mais elle se montre fort aimable envers mon cadet et moi depuis que nous avons été présentées.
Quelques minutes plus tard, nous arrivons au niveau du château et posons pied à terre. Je caresse le cheval blanc qui m'a été attribué, tout en écoutant la jeune femme et son camarade se disputer au sujet de l'attitude de ce dernier, qu'elle désapprouve fortement pour les mêmes raisons que moi. Je ne peux retenir un sourire. Leur chamaillerie me rappelle celles de membres de notre promotion. Finalement, la seule différence entre l'élite du bataillon d'exploration et les jeunes recrues que nous sommes réside dans leur expérience et leurs exploits.
Au moment où je me fais cette réflexion, Gunther, un homme aux cheveux brun foncé, approche en compagnie d'Erd, le plus grand soldat de l'escouade, doté de cheveux blonds retenus en un petit chignon. Le premier constate :
- Oh. . . C'est plein de mauvaises herbes. Tout a été laissé à l'abandon.
- Oui. Personne n'a mis les pieds dans ce château depuis des lustres. Ça doit être un nid de poussière. . .
- Tu penses ? demande une voix que je reconnais bien.
Je tourne la tête en même temps que les deux hommes se retournent pour faire face à notre supérieur, qui poursuit :
- Voilà un sérieux problème. Nous n'avons plus qu'à nous mettre au travail.
*
Un tissu noué sur mon visage pour m'empêcher de respirer la poussière abondante régnant dans l'édifice et un autre attaché sur mes cheveux châtain clair pour les protéger de la saleté, je finis d'astiquer une vitre, puis m'écarte pour contempler le résultat et souris en constatant que le verre brille. Je jette ensuite un coup d'oeil circulaire à la chambre. Comme avec toutes les précédentes, j'ai frotté le sol et les vitres, dépoussiéré les murs et les cadres de lit, puis j'ai battu les matelas et secoué les draps par la fenêtre pour les débarasser de la saleté et de leur odeur de renfermé. Un simple regard en direction du plafond me permet de m'assurer qu'il ne reste aucune toile d'araignée. C'est parfait.
Je quitte l'endroit pour partir à la recherche du caporal-chef. Je descends l'escalier et m'engage dans un couloir, où je croise Eren.
- Comment tu t'en sors ? lui demandé-je avec entrain en rabaissant le tissu blanc noué sur mon visage.
- J'ai fini ce que j'avais à faire. J'allais justement en informer le caporal-chef Livaï. Et toi ?
- Tout pareil. Allons-y ensemble !
Il acquiesce avec un sourire et nous retrouvons finalement notre supérieur en train d'aérer une salle.
- Voilà, lui annonce mon cadet en entrant, j'ai terminé de nettoyer tout l'étage.
- Et toutes les chambres sont maintenant propres, ajouté-je.
- À ce propos, reprend-il, est-ce que ça vous embêterait de m'indiquer dans quelle pièce je vais dormir ?
L'homme abaisse le tissu lui couvrant la bouche pour répondre :
- Ta chambre, ce sera une cellule du cachot.
- Une cellule ? Vous allez encore m'enfermer ?
- Bien sûr. Qu'est-ce que tu crois ? Tu n'es toujours pas capable de contrôler tes transformations, alors mieux vaut te garder au sous-sol. On pourra te maîtriser plus facilement si jamais tu te changeais en titan pendant ton sommeil. C'était une des conditions requises pour obtenir ta garde. On doit respecter ces règles.
Cette déclaration semble décontenancer Eren, mais elle me soulage. J'ai maintenant la certitude que le bataillon d'exploration ne le traite comme un être dangereux que pour le protéger du destin qui l'attend si jamais les brigades spéciales parviennent à s'en emparer. Notre supérieur ne semble pas plus ravi que nous qu'il dorme au cachot, mais il se plie à cette contrainte désobligeante pour éviter tout ennui. Même s'ils ne veillent sur lui de la sorte que parce qu'il représente leur seul espoir de reprendre le mur Maria, je sens mon coeur se gonfler de gratitude à leur égard. Au moins, ils lui sauvent la vie et je n'en demande pas plus.
- Je vais voir ce que vous avez fait. Pendant ce temps-là, vous allez me nettoyer cette pièce, ordonne-t-il en s'éloignant à grandes enjambées.
- D'accord, répondons-nous en choeur.
J'attrape un balai pour me mettre au travail lorsque je remarque que le jeune brun ne bouge pas. Il garde la tête baissée et les sourcils froncés. L'expression qu'il arbore à chaque fois que quelque chose le tracasse. Je pose une main sur son épaule et suis sur le point de lui demander ce qui le préoccupe quand une voix féminine me devance :
- Quelque chose ne va pas ? Tu as l'air déçu, Eren, et toi, soucieuse, Éléonore.
- Oh ! Pardon ? ! nous exclamons-nous en nous retournant précipitamment à l'entente de nos prénoms respectifs.
Nous faisons alors face à Petra, qui lâche un rire amusé :
- Ha ha ha ! Vous êtes vraiment frère et soeur, tous les deux, c'est indéniable !
- Oh. . . Pardon, dis-je sur un ton embarrassé en me grâtant le crâne. J'ai été surprise. . .
- C'est à moi de m'excuser, réplique-t-elle. Je me permets de vous appeler par vos prénoms puisque le caporal-chef Livaï le fait. Ici, c'est lui qui donne le ton.
- Oh ! Non ! Ce n'est pas ça, m'empressé-je de la raussurer. Ce n'est pas la façon dont tu m'as appelée qui m'a surprise, mais ton intervention. J'étais si concentrée sur Eren que je ne t'ai pas entendue arriver, voilà tout, mais tu peux m'appeler par mon prénom. Tu es mon aînée sur tous les aspects, alors. . .
- Oui, pas de problème, confirme mon cadet. Ce n'est pas pour ça que je viens de sursauter non plus. J'étais un peu déçu, c'est vrai, je ne pensais pas que ça se verrait autant.
- Oh, c'est courant, comme réaction, le rassure-t-elle. Il ne ressemble pas au formidable héros qu'on se représente dans sa tête avant de le rencontrer. Voilà le vrai caporal-chef Livaï ! Il est un peu plus petit que les gens le pensent. C'est quelqu'un de nerveux, de violent et d'impénétrable.
- Non, en fait, ce qui m'a le plus surpris chez le caporal-chef, c'est qu'il se soumette aussi facilement aux décisions de ses supérieurs.
- Ah. . . Comme c'est un homme influent et puissant, tu croyais qu'il n'était pas du genre à respecter la hiérarchie.
- Oui. Je pensais qu'il ne voudrait recevoir d'ordres de personnes.
- Je vais être honnête : je ne le connais pas depuis très longtemps. Peut-être qu'il était plus rebelle dans sa jeunesse, va savoir. . . En tout cas, on dit qu'avant d'entrer dans le bataillon d'exploration, c'était un voyou assez connu des bas-fonds de la capitale.
- Vraiment ? ! m'exclamé-je.
- Ça semble être la seule chose qui te surprend à son sujet, remarque la rousse sur un ton amusé.
- Oh. . . Je ne l'avais aperçu que de loin et à de rares occasions. Les seules choses que j'entendais à son sujet étaient ses exploits et ses actes héroïques. Je ne pouvais donc pas me faire d'autre image de lui qu'un homme courageux, puissant et altruiste, ce qui est parfaitement juste. Bien sûr, ses comportements inhabituels me surprennent un peu, mais ce n'est pas le portrait d'un héros idéal qui se brise. En revanche, savoir que cette légende respectée et admirée par tous était à l'origine un délinquant. . . Cela rend encore plus surprenant son respect de la hiérarchie. Enfin. . . Il faut avouer que sa personnalité va au moins bien avec son statut passé. . .
- C'est vrai, admet Eren, mais alors : pourquoi être devenu soldat ? C'est curieux.
- Ça, je n'en sais rien, avoue-t-elle en haussant les épaules. Je ne peux pas vous dire ce qui s'est passé, exactement, mais. . . J'ai entendu quelques bruits de couloirs, à ce sujet. Le major Erwin en personne l'aurait recruté.
- Oh. . . le major Erwin ? s'étonne mon cadet.
Cette révélation me surprend aussi. Pourquoi le chef du bataillon d'exploration aurait-il recruté un voyou ? Aurait-ce été pour mettre ses capacités hors du commun au service de notre cause ? C'est un bon argument, mais. . . Quelque chose cloche à propos de cette histoire. Le caporal-chef Livaï doit sa célébrité à sa carrière au sein de ce corps d'armée. Il n'était pas connu à la surface, autrefois. Pour ne serait-ce qu'entendre parler de lui, le major Erwin aurait dû descendre dans les bas-fonds de la capitale. Or, rares sont les habitants de la surface à se rendre là-bas. C'est un lieu réputé pour sa dangerosité en raison de son taux élevé de criminalité, supérieur à toutes les autres villes des murs. Qu'aurait donc bien pu faire un soldat respectable dans un lieu à la réputation aussi terrible ? Maintenir l'ordre ? C'est la milice qui s'en occupe. Alors. . .
Je n'ai pas le temps de réfléchir plus longtemps. Le caporal-chef Livaï refait son apparition dans le dos de Petra :
- Dis donc, Eren.
- Oui, chef ! s'exclame-t-il pendant que la jeune femme se remet rapidement au travail en fredonnant nerveusement, craignant sans doute que son supérieur lui reproche de s'être interrompue.
- Ce n'est pas ce que j'appelle du nettoyage. C'est encore sale. Recommence, lui ordonne-t-il d'un air mécontent.
Il semble presque énervé. . .
- À vos ordres ! dit-il en sortant.
- C'est étrange. . . Eren a pourtant l'habitude de bien faire le ménage. . .
Ce ne devait être qu'une pensée, mais je me rends compte aux têtes des deux militaires tournées dans ma direction que j'ai parlé à voix haute et rectifie aussitôt avec un sourire embarrassé :
- Loin de moi l'idée de remettre en cause votre jugement, surtout que je n'ai pas vérifié son travail, mais. . .
- Cesse de perdre ton temps en excuses et nettoie-moi cette salle, m'interrompt-il en s'éloignant.
J'en déduis qu'il est satisfait de mon travail et pousse un soupir de soulagement en remerciant intérieurement belle-maman : c'est elle qui m'a appris à entretenir une maison. Je ne regrette pas les heures passées avec elle à faire le ménage.
Je croise ensuite le regard de Petra et nous échangeons un rire nerveux, puis nous dépêchons de nous remettre au travail.
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