La Nuit des Disparus
« Tous les ans, les peuples des Territoires fêtent les Disparus de l’année. La célébration a lieu à différentes dates, selon la seigneurie concernée, mais les historiens s’accordent pour dire que l’équinoxe d’automne est la date originelle. C’est dans la minuscule seigneurie de la vicomté-ville de Batang qu’est née cette tradition. Eldior du Tertre, le premier historien des Territoires dont nous ayons conservé un incunable, précise que cette manifestation populaire n’a strictement rien à voir avec la Nuit du Voile qui a lieu tous les quatre ans et qui permet à toutes les âmes qui errent dans le Gris de communiquer avec les vivants. La nuit des Disparus, autrefois cérémonie digne et très codifiée a évolué avec les années et les préoccupations des populations. Après un très bref passage par des sacrifices humains quand les Territoires étaient plongés dans des guerres territoriales incessantes, on revint rapidement vers quelque chose de plus festif. De nos jours c’est la forme première, que l’on rencontre dans les rues de Batang qui prévaut, à savoir, une nuit où adultes comme enfants se déguisent et parcourent les rues, toquant à toutes les portes pour obtenir des sucreries ou des pâtisseries en échange d’une bénédiction de leur part. Certains ajoutent la fameuse phrase : « Des douceurs ou un malheur ? ». Les bonbons sont des berlingots aux goûts de fruits ou des caramels salés, et les pâtisseries qui d’ordinaire étaient des représentations de Liotir le Maudit, sont concurrencées depuis quelques décennies par le Manchot, le dieu gardien du Monde Gris. Le sociologue Alcek de la Pierre-Bancale pense que cette dernière évolution témoigne d’un certain optimisme… »
- Mais tu vas la fermer oui ? Laisse-nous boire en paix !
Un client de l’auberge venait de clouer le bec à Karl von Peytav, historien reconnu par ses pairs mais cruellement ignoré par le commun des mortels. Karl cligna de l’œil droit puis du gauche. Il avança ses lèvres qui prirent la forme du cul d’une poule prête à pondre un œuf. Il posa son coude droit sur la table et l’index fin dressé devant ses yeux d’un bleu métallique il dévoila ses dents jaunes et irrégulières dans un sourire désabusé :
- Je suis Karl von Peytav… Je ne suis pas un Historien de pacotille ! Sa… Sachez-le !
Son imprécation se perdit dans le brouhaha des conversations de l’auberge. Les gens étaient tous déguisés, sauf lui. En cette nuit des Disparus, il était triste, comme chaque année. Il ne savait pas trop quand ce sentiment était né, se liant à cette date précise. Karl n’avait pas encore trente ans, mais il savait que sa vie était terminée. Il avait nourri une passion pour le passé depuis l’âge de dix ans. On pouvait affirmer, sans le moindre doute qu’il était l’historien le plus doué de sa génération. Certes, il n’y avait pas beaucoup d’historiens à travers le monde, mais il possédait un don : une mémoire phénoménale. Il ignorait que son talent n’était pas que le fruit de son travail acharné. Il était détenteur d’un pouvoir magique qui lui permettait de retenir la moindre information qu’il mettait par écrit. Il était d’ailleurs l’écrivain le plus prolifique du monde connu. Les lettrés aimaient ses livres car ils étaient clairs, précis, et d’une écriture agréable, humble. De fait, les ventes étaient telles qu’il était devenu une des plus grandes fortunes des Territoires. Là encore, peu de personnes le savaient. Il pouvait se targuer d’être capable de se promener avec une bourse d’or sans rien avoir à craindre. Qui pourrait soupçonner que le petit homme bedonnant, à la chevelure blonde éparse, portant des bésicles épaisses, vêtu à la diable, roulait sur l’or ?
Oui, qui ?
Certainement les trois brigands qui le suivaient depuis un mois et qui avaient choisi cette nuit si particulière pour passer à l’action. Pour le moment ils se tenaient assis près de la porte, déguisés en Draconiens, grimés de telle façon qu’on ne pouvait pas les reconnaître. Ils connaissaient toutes les habitudes de Karl. Dans quelques instants la cible allait se lever pour rentrer chez elle, en passant par une ruelle propice pour commettre leur acte ignoble.
Karl termina sa chope de bière et sortit de l’auberge en saluant poliment le patron et une des serveuses qui lui adressa un sourire charmeur. Karl en fut troublé, comme à chaque fois. Pourtant, ce soir-là, une première en cinq ans qu’il s’était installé à Batang, il osa lui rendre son sourire. Marlina s’approcha :
- Je termine mon service un peu plus tôt ce soir. Je dois accompagner les enfants de ma sœur aînée dans les rues. Nous passerons chez vous, votre manoir donne des frissons à tout le monde, vous voulez bien ?
- Oui, avec plaisir ! Je… Oui, bien sûr !
Marlina lui serra tendrement le bras et retourna à son travail. Karl déglutit avec difficulté, remué dans tout son être. Il aimait cette fille au menton en forme de parpaing, au teint blanc comme un linceul, aux petits yeux verts et à la tignasse hirsute. Elle le dépassait de deux bonnes têtes mais il n’en avait cure : elle était belle à en mourir. Ce qu’il risquait bien de faire cette nuit, mais il ne le savait pas encore, contrairement aux malandrins qui le suivaient maintenant à quelques pas derrière.
Karl fendait la foule, la tête ailleurs. La nuit commençait à tomber et l’heure des enfants allait bientôt sonner. Les rues étaient décorées, illuminées par des milliers de lampions. L’historien s’arrêta chez « Grand-Père et Grand-Mère », la fameuse pâtisserie de Batang. Il prit un panier complet de gourmandises pour offrir aux enfants qui viendraient. Karl, aussi loin que remontaient ses souvenirs, ne s’était jamais senti aussi joyeux et il souriait bêtement de toutes ses dents en quinconce. Il remonta ses lunettes épaisses à la fine monture en métal et pressa le pas vers son domicile. Il emprunta la ruelle habituelle, à l’écart des artères principales mais tellement plus rapide. Il entendait au loin les rires des groupes et les chants sur les places. Une belle nuit des Disparus ! Les âmes seraient contentes.
- Hey, le gros… claqua une voix rude dans son dos.
Karl regarda devant lui, mais il n’y avait aucun gros… C’était donc à lui qu’on s’adressait. Il cligna des yeux de manière asymétrique, trahissant une grande terreur intérieure. Trois draconiens se tenaient devant lui, des poignards aiguisés brillant dans le noir.
- Tu vas gentiment nous donner ton or… et la clef de chez toi…
Sans demander son reste Karl jeta ses trois bourses d’or attachées à sa ceinture, les deux autres cachées sous son épaisse veste et celle dans ses bottes. Il jeta aussi sa clef. Les malandrins haussèrent un sourcil amusé.
- Merci camarade… Bon, Boris, tu le tues en silence…
- Mais…
Boris fit un pas en avant et attrapa Karl par le bras pour l’immobiliser. L’historien accompagna le mouvement, se décalant en sens opposé, projetant l’adversaire contre un mur. L’arme tinta sur le sol.
Le chef ferma un œil, incrédule.
- Allons bon, le gros sait se défendre.
- Avant d’être un historien j’étais un archiviste de Val… La danse des Val... s’excusa Karl.
Les deux voleurs se précipitèrent en même temps. Karl ferma les yeux et pria. Il ne savait pas trop qui prier alors il pensa aux petits pains représentant le Manchot. Pourvu que le Dieu du Monde Gris le guide à travers la plaine des morts vers une résurrection plus profitable. Les coups n’arrivaient pas. Karl pensa que c’était le temps qui s’allongeait, comme lorsqu’il s’entraînait au combat… Il ouvrit un œil puis l’autre. Cligna de manière asymétrique à une vitesse folle.
Une cape rougeâtre, rapiécée, flottait devant lui. Un guerrier s’était interposé entre la mort et sa petite personne. Il se décala légèrement, se préparant à fuir avant de se raviser : il fallait ramasser la clef et l’or… L’historien tenait toujours son panier contre lui. A présent il embrassait la scène dans son ensemble.
La cape bougeait lentement, claquant au gré d’un vent qui ne soufflait pas. Tête nue, cheveux ras, le teint basané, presque cuivré, le guerrier tenait une épée ébréchée, rouillée par endroit dans sa main droite. Le tabard qui recouvrait une cotte de mailles raccommodée ici et là, affichait des armoiries que Karl reconnu aussitôt : le cercle pourpre zébré en son milieu par un éclair argenté. Le blason de la famille de la Marche du Sud.
- Nul n’intente impunément à la vie des âmes qui appellent ma protection ! Je suis Marl de la Marche du Sud, Pair Protecteur du Royaume… et Dieu du Monde Gris, cela dit en passant.
Les trois brigands hurlaient encore quand ils tournèrent dans la grande rue, s’enfuyant à toutes jambes.
Le guerrier rangea l’arme dans son dos et aida Karl à ramasser ses affaires. Ils avancèrent dans la ruelle. La cape se souleva du côté gauche, révélant un bras coupé au niveau du coude.
- Le Manchot… murmura le blondinet en tressaillant de terreur. Vous venez prendre mon âme…
- Hein ? Mais non, idiot ! Je suis un simple citoyen déguisé en Manchot ! Je me suis même coupé le bras hier pour avoir l’air plus vrai que nature… Pour un historien, tu as trop d’imagination… Tu croyais sincèrement que le Manchot allait venir sauver un gars aussi insignifiant que toi ?
Karl garda le silence.
- Vous connaissez mon métier ? Vous habitez non loin de chez moi peut-être ?
- Peut-être… On est où ? La ville je veux dire…
- -Batang, la vicomté-ville de Batang…
Le guerrier plissa les lèvres dans une moue de connaisseur.
- La péninsule de Batang… Lieu de terribles combats pendant la guerre contre Liotir. C’est non loin d’ici, à l’intérieur des terres, sur la montagne, que fut tué Géos de la Marche du Sud, le chef de la résistance.
- Je me suis installé ici pour écrire un livre sur lui. C’est un grand oublié de notre histoire.
- Je le sais. C’est bien pour cela que je suis venu te sauver. Mon frère… enfin, Géos, doit ressurgir du néant de l’oubli.
Karl regardait son sauveur par en-dessous. Cet homme se prenait vraiment pour le Manchot, ou il avait le Manchot en personne devant lui ? Il n’avait jamais vraiment compris l’humour et encore moins le sarcasme.
- Ha te voilà arrivé chez toi von Peytav !
En effet, un manoir sombre se dressait devant eux. Karl s’inclina lentement.
- Merci pour votre aide. Puis-je vous inviter à entrer ?
- Non, tu ne peux pas. J’ai du boulot qui m’attend avec toutes ces âmes de l’année entre ceux qui veulent faire la fête, ceux qui veulent aider les leurs encore vivants, ceux qui veulent se venger, sans oublier ceux qui en profitent pour prendre possession de corps innocents. Tu n’imagines pas comme c’est épuisant… Cela donne faim aussi.
Karl lui tendit un petit gâteau en forme de Manchot. Le guerrier le prit en souriant et l’avala d’une seule bouchée. Il parla la bouche pleine, envoyant des miettes dans tous les sens :
- Merchi bin camarade Karl. Prends soin de toi et de tes enfants.
- Je n’ai pas…
- Oui, je sais, pas encore, mais bientôt. Tu as de drôles de goûts niveau fille, mais crois-moi, Marlina en vaut la chandelle…
Le guerrier hocha la tête pour saluer et tourna les talons, son image se dissolvant dans la nuit. Karl crut entendre une dernière phrase :
- Marlina… Ils ont même féminisé mon nom… J’te jure…
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