Chapitre 3 : Mirko

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Le lendemain je partis tôt. A pas feutrés. Si elles m’entendirent, aucune d’elle ne daigna lever la tête, ni même ouvrir leurs paupières. Elles laissèrent leurs corps endormis, étalant à même le sol de la forêt leurs bijoux indiscrets.

Le soleil brûlait déjà, si tôt. Plus tôt que d’habitude. Tant et si bien que l’horizon enflammé peinait à me laisser entrapercevoir les étoiles. J’hésitai, entre les constellations mi-effacées par la clarté matinale. Puis distinguai enfin les contours caractéristiques de l’orteil d’Auragandis, réajustai l’axe de ma marche à travers landes et forêts, courbai l’échine et repartis dans mes pensées baladées par mon corps.

Vers midi je sortis de l’antédiluvienne forêt de commanches, laissant derrière moi leurs troncs dont six paires de bras n’arriveraient à encercler la périphérie et en même temps les cauchemars éveillés que procuraient la rencontre avec ces nymphes depuis ce matin. Et si elles avaient raison ? Et si j’étais réellement fertile ?

Si tel était le cas, cela changeait à peu près tout. Nous courrions à la mort programmée de l’espèce, je m’apprêtais à traverser les mondes pour implorer une fin digne au Grand Destructeur, et me voilà futur papa. Me voilà soudain porteur, en moi, des graines qui pourraient faire germer le futur.

Puis une voix me calma : ce sont les dires d’une nymphe hystérique qui t’a violé en pleine forêt, lui accordes-tu plus de crédit que toutes les tentatives effectuées pour avoir un enfant ? Le village entier comptait sur toi. La sorcière a fait ses incantations. Toutes les femmes y sont passées. Jours après jours après jours. Aucun ventre ne s’est rempli, malgré toutes vos tentatives. Le futur est mort, Mirko. Le futur est mort et ce n’est pas une nymphe hystérique qui devrait te laisser espérer le contraire.

Je levai les yeux vers l’horizon désormais dégagé. Des kilomètres et des kilomètres de landes et de steppes, tirant jusqu’à un trait final où l’on devinait, entre les nuages et le flou atmosphérique, les lignes irrégulières d’un relief : les falaises des confins du monde.

Ça et là, des touffes de rhododendrons, de cicas berbères ou d’herbe du diable offraient des aspérités à ce monde bidimensionnel. Sinon, il n’y avait rien, ou presque. Rien ? Bien sûr que non. J’en oublie l’essentiel : le vent. Constant, pointant toujours la falaise, il me poussait dans le dos, me glaçait parfois malgré les tannées d’un soleil dont on ne pouvait se cacher. Des nuages de pollen le matérialisaient parfois, portant en leur cœur une forte odeur de fleurs.

Lorsque je me retrouvais au milieu de l’un d’eux, que les grains gluants s’agglutinaient sur ma peau nue pour la consteller d’une étrange poudre d’or, je me disais qu’il s’agissait tout simplement de sperme végétal. Et alors j’avais tendance, d’abord, à fermer la bouche, et ensuite à repenser au discours de la nymphe sur mon propre liquide séminal.

Était-ce possible ?

De temps en temps, des flaques d’eau croupie coupait à la monotonie botanique pour m’offrir un bref repos le long de l’axe. Agenouillé, j’avalais quelques gorgées de cette boue liquide où grouillaient les larves de moustiques et dieu sait quelles maladies. Puis je me relevais, contrôlais mon axe, et recommençais à avancer. Je n’avais pas de temps à perdre.

Et il se passa ainsi un soir. Puis un second. Je traversais en ligne droite, sans rencontrer rien qui ne souhaitât me barrer la route. La promesse de l’arrivée se concrétisait lentement – les falaises n’étaient toujours rien de plus qu’un relief lointain qu’il fallait imaginer – mais mon avancée restait franche. Et le troisième soir la douleur commença.

Une douleur atroce.

Dans mon sexe.

Une brulure qui s’apparenterait à la piqûre d’aiguilles, plantées au travers de mon pénis, dans la longueur. Et à chaque pas, elles semblaient s’enfoncer plus profondément dans mon bas ventre jusqu’à menacer de percer ma vessie. Le supplice enflait. Enflait à chaque pas. Puis feignait disparaitre avant d’exploser à nouveau. Parfois, un déchirement éclatait dans mon sexe et descendait le long d’un nerf, jusque sous mon genou. Elle s’accompagnait d’une chaleur si forte qu’à plusieurs reprises je me demandai si je ne m’étais pas pissé dessus.

Je me forçai à marcher, encore une heure. Minimum encore une heure.

Puis je trouverai du repos.

Je réussis à marche une dizaine de minute avant de perdre connaissance et de m’effondrer dans une touffe de salicaires.

Lorsque je me réveillai, un vieil homme barbu était recroquevillé sur mon presque-cadavre. Mes yeux s’ouvrirent il recula d’un pas, écarquillant ses yeux hagards et gonflant ses joues bouffées par une barbe mal entretenue pour signifier son soulagement : il pensait que j’étais mort.

- Bonjour, fis-je, en me redressant, ignorant la sensation de brûlure qui me mordait le visage.

Il ne répondit guère, mais me fit signe de rester couché.

Le vieil homme paraissait fou. Cette folie résidait dans ses yeux, aussi vides que le désert dans lequel j’évoluais. Il s’agitait autour de moi, tapant ses hanches de ses mains, dont les doigts se perdaient tantôt dans la saleté de sa barbe, tantôt dans sa tignasse argentée désordonnée. Puis, d’une voix tout aussi blanche que ses cheveux, il lâcha :

- T’es dans la merde mon gars.

Je me mis sur mon cul, détaillant mon environnement. Nous étions au beau milieu d’un énorme étang asséché, où ne croissaient que des touffes malingres de salicaires à moitié desséchées. Pas un seul pet d’ombre. Ce qui expliquait probablement la chaleur qui me cramait la face : je venais de rester face au soleil, inconscient, depuis un bon bout de temps. De vivant il n’y avait que le vieux. Le vieux et un étrange animal, longiforme, qui se terrait dans le canon de son pantalon de chanvre. Ou d’ortie. Une belette ?

- Qu’est-ce qui se passe ?

Le vieux s’approcha bien trop près de mon visage et murmura, baignant mon nez de son haleine putride :

- Regarde ta bite.

Mon regard tomba en même temps que remontait à mon esprit la douleur qui m’avait fait perdre conscience. Mon sexe avait triplé de volume. Gonflé comme un gâteau dans lequel on aurait fait tomber trop de poudre à lever. L’extrémité de mon gland, décalottée, laissait entrapercevoir des marbrures violettes qui me faisaient penser à un début de nécrose. Une forte odeur de pourriture s’en échappait.

- Oh putain, lâchai-je.

- T’as croisé les nymphes, pas vrai ?, me demanda le vieux sans plus s’éloigner de mon visage.

J’hésitai :

- Les filles, folles, dans la forêt ? Ouais. Ouais je les ai croisées. Et elles m’ont…

Il éclata de rire.

- Je sais parfaitement ce qu’elles t’ont fait. Elles font ça à tout homme fertile.

- Je vais perdre mon sexe ?, demandai-je.

- Je sais peut-être comment te guérir… Tu as peur des araignées ?

Je secouai la tête. J’avais en horreur – une peur presque panique – les tiques. Surtout les tiques morbides. Mais les araignées ne m’avaient jamais réellement effrayé.

- Alors allons trouver une mygale…

Il m’aida à me lever, en me soutenant sous mon aisselle. Je me rendis compte que j’étais en nage, et que le contact de sa peau me faisait penser à celui d’un vieux papier prêt à se déchirer.

- Il y en a plein, ici, rajouta-t-il.

- Des mygales ?

- Des mygales fouisseuses, plus précisément. Elles tissent des toiles à l’intérieur d’un terrier clos pas un opercule en soie. Elles y restent terrées et se jettent sur leurs proies lorsqu’elles passent à proximité. Elles adorent les sols sablonneux.

Il n’y avait que ça, tout autour de nous. Une terre si fine que le moindre contact suffisait à laisser s’échapper un nuage de poussière aussitôt avalé par le vent.

Nous ne fîmes guère plus qu’une dizaine de pas qu’il pointa le sol de son index.

- Tiens, regarde là !

Je ne discernais rien que les craquelures provoquées par l’eau qui s’était retiré et quelques touffes mortes de salicaires.

- Là, putain !

Il rapprocha son doigt d’une petite élévation circulaire du terrain.

- C’est son nid ?, demandai-je.

- Tout juste. Maintenant, mets-toi à genoux devant.

La belette – cette fois je fus sûr qu’il s’agissait bien d’une belette – couina en voyant l’antre de l’arachnide. Un cri court et suraigu sifflé entre ses canines effilées comme des aiguilles. Puis elle remonta sous les vêtements en toile brute du vioque jusqu’à son épaule où elle ne laissa émerger qu’une tête curieuse, aux yeux en billes noires interrogatifs.

- Attends, attends. Qu’est-ce que tu me fais faire ? Vous êtes qui ? T’as déjà soigné ça ?

- Les salopes t’ont sucé pour prélever ta semence et t’ont injecté une substance pour s’assurer que tu n’aies féconder personne d’autre, principalement pour qu’aucun autre enfant de sexe masculin ne puisse sortir de tes couilles. Hier tu as eu mal pas vrai ?

- Hier ?, demandai-je.

- Lorsque tu es tombé dans les pommes…

Cela faisait donc un putain de jour complet que j’avais perdu connaissance ? Je frissonnai. J’eus soudain la certitude que jamais je ne pourrai rentrer au bercail. Que décidément, je ne verrai plus jamais Lucy. Et que mon sacrifice n’aura servi à rien. Mais après tout, n’était-ce pas ce qu’elle souhaitait ?

- J’ai eu super mal.

- Tu as eu super mal, fit-il en exagérant la prononciation de « super » en une grimace qui déforma tout son visage et souleva ses sourcils hirsutes jusqu’au milieu de son front. Mais maintenant plus, pas vrai ?

- Exact, confirmai-je.

Il ricana, ce qui eût pour effet de faire sursauter la belette qui retourna se cacher sous sa tunique de lin effilée.

- Le poison qu’elle t’ont injecté est terriblement douloureux après vingt-quatre heures je dirai. En tous cas c’est ce qui m’est arrivé. Ensuite tu ne sens rien et tu ne te doutes de rien, si tu ne jettes pas un coup d’œil à ta queue. Pourtant elle continuera de gonfler, tes couilles aussi, puis nécroseront, l’une après l’autre. Jusqu’à ce qu’elle tombe et que la nécrose se transmette au reste de ton corps. Tu pourriras, littéralement.

J’haussai les sourcils, en titubant.

- Et en quoi une putain de mygale pourrait m’aider ?

- La Mygale fouisseuse a dans ses chélicères un venin qui, paradoxalement, servira d’anti-poison, fit le vieux en se dandinant devant moi.

Une odeur de pisse s’échappait de l’entrejambe maculée du vieillard. Je me demandais à quel point il n’était pas tout simplement sénile. Devais-je réellement lui faire confiance ? Comment ne pourrais-je pas être sûr qu’il se fout de ma gueule ou me raconte tout simplement n’importe quoi ? Comment savoir si je ne suis pas simplement victime d’une simple infection urinaire, moi qui me balade bite à l’air depuis des jours et qui boit peu en suant des litres ?

- Tu ne me crois pas, pas vrai ?

Il avait chuchoté ces mots, comme s’il ne souhaitait pas déranger le cours de mes pensées.

- Je me dis juste que j’ai pas réellement envie de mettre ma main sous l’opercule de cette Mygale…

Il explosa de rire, ce qui provoqua une sortie de la retraite de la petite belette, qui grimpa jusqu’au sommet de la tête du vieillard pour se poser dans le nid de ses cheveux.

- C’est pas tes mains que tu vas fourrer dans le terrier de la mygale…

- Quoi ?

- Tu vas y mettre ta bite, c’est là que le poison est. Fin pour l’instant. Si tu veux réellement attendre, tu pourras t’y faire piquer tout partout par cette putain d’octopode que ça ne servira plus à rien.

La belette grinça comme pour ponctuer la phrase de son acolyte alzheimerien, puis claqua à plusieurs reprises des dents. Une douleur sourde explosa à nouveau dans mon urètre, comme pour me pousser à prendre une décision.

- Là chu complètement perdu…

La fièvre haussait ma température corporelle déjà mis à mal par mon séjour prolongé en plein soleil. Mes lèvres paraissaient être faites en parchemin tant elles étaient victimes d’une plasmolyse cellulaire provoquée par la déshydratation.

Le vieux haussa les épaules :

- J’ai dja sauvé pas mal de pov gars avec cette technique tordue. Tu peux me croire, tu peux ne pas me croire, ça me changera pas la vie. J’vis avec belette assez bien, depuis que je squatte ce désert. J’ai ni besoin de toi, ni de ta vie. Alors si t’as pas besoin de mes conseils, bah j’vais m’en aller et t’laisser moisir de l’intérieur.

Une quinte de toux lui coupa la parole. Mes yeux se baissèrent à nouveau sur mon sexe. Les circonvolutions améthyste me paraissaient avoir encore gagné un peu plus de terrain, s’étendant désormais presque jusqu’au buisson de jais de mon pubis. Des veines saillaient sur toute la circonférence de mon membre, portant en elles le poison qui me tuait à petit feu. As-tu réellement le choix de lui faire confiance ?

- Très bien, très bien. Dis-moi quoi faire !

Le vieux s’était déjà éloigné de quelques pas. Il se retourna. Et leurs quatre yeux me scrutèrent un moment en silence. Puis, d’une voix impératrice, il m’ordonna :

- A genoux !

Je fléchis mes jambes pour me retrouver les tibias parallèles à l’axe terrestre, mes articulations mordues par les aspérités que constituaient les graviers perdus dans ce sol de sable. Entre mes deux genoux, la capsule de soie camouflée de quelques débris organiques restait immobile.

- Vous êtes sûr qu’elle est là-dedans ?

- Bien évidemment. Sauf qu’elle sent nos vibrations, bien trop fortes pour qu’on constitue une proie. Elle se terre actuellement au fin fond de son terrier. Peut-être un bon demi-mètre sous la surface.

Le vieux s’était à nouveau rapproché de mon visage pour me proférer ses explications odorantes. Lorsqu’il parlait, je discernais les tâches noires sur ses molaires. Sans doute des caries, qui avaient bouffé bien la moitié de l’ivoire de ses chagnottes.

- Mets-la !

- Quoi ?

- Soulève la capsule de soie et mets-y ta bite ! Maintenant !

Je crois que je tremblais. La peur ? Plus probablement le stress et la fièvre. Ma main mal assurée saisit l’opercule de soie qui couvrait l’entrée du terrier de l’arachnide, tandis que l’autre prit entre ses doigts ma queue. Elle me parut bouillante. Je fis gicler la petite porte d’une pichenette, pour révéler le terrier creusé à la perpendiculaire du sol. Un œil noir, cyclopéen, où je ne discernais pas le moindre mouvement.

- Je ne crois pas que…

- Elle y est ! Mets-y maintenant ! Maintenant ! MAINTENANT !

J’hésitai encore. Suis-je stupide ? Mais ma main guida mon sexe turgescent dans le tunnel parfaitement cylindrique de l’araignée, jusqu’à y immerger mon gland.

- Vas-y !

Et il se plaça derrière moi en déposant ses deux vieilles mains – des serres, des putains de serres de rapace – sur mes fesses pour me pousser en avant et m’empêcher de revenir à ma position agenouillée. Sa force et la rapidité de son mouvement me surprit, si bien que je perdis mes appuis et m’écroulai à plat-ventre sur le sol. Mon sexe disparut entièrement dans le terrier de l’araignée.

- Lâche-moi putain !

- Ne bouge surtout pas…

Il gardait ses mains pressées contre les muscles bandés de mon cul.

- Rien ne se passe. Rien…

- Elle a peur. On a fait beaucoup trop de bruit. Mais elle va sortir. Ne bouge surtout pas. Surtout pas ! Reste calme…

Mais ma queue, renfourgué dans ce boyau tapissé de soie, ne m’envoyait pas la moindre information sensorielle en direction de ma cervelle. Rien. J’avais l’impression d’avoir déjà un lambeau de viande morte qui me pendait entre les jambes. Rien ? En me concentrant, après que le vieillard et moi-même nous soyons tus, je ressentis effectivement une vibration. A peine perceptible. Peut-être les polymères protéïques de la toile qui se tendaient à cause des mouvements de l’arachnide, qui remontait, lentement, de son antre.

Je tremblais. Une peur panique m’enserra la poitrine, les muscles entourant mes poumons furent proies à une crampe terrible. Mais je crois que même si j’avais essayé de m’en échapper, je n’aurais pas pu. Le vieux mettait tout son poids et toute sa force à me garder dans cette position.

Je fermai mes paupières et posai ma joue gauche contre le sable.

Les vibrations se firent plus tangibles. Et bientôt un tapotis, sur ma queue, tendit tous mes muscles : l’araignée était là. Elle tâtait de ses deux paires de pattes avant la circonférence de mon gland. J’eus un haut-le-cœur que je tentai de retenir, lorsque sans sommation, elle planta ses deux crochets à venin jusqu’au cœur même de mon sexe. La douleur fût fulgurante. J’hurlai.

Presque en même temps, le vieux se retira et je me relevai d’un coup sec, faillit perdre l’équilibre, me retins de justesse pour voir la mygale encore accrochée à ma queue par ses propres appendices, battant de ses huit pattes l’air libre dans lequel elle se trouvait soudainement. Exactement comme un poisson qu’on sortirait de l’eau grâce à un hameçon sophistiqué. Inadapté. Terrifié. Bien décidé à vider ses glandes à venin de tout leur suc puisque la mort semblait pour elle inéluctable.

J’hurlai à nouveau, tandis qu’elle lâcha prise, et au moment même où son corps frappa le sol sablonneux pour retrouver la quiétude de sa retraite, le vieux l’écrasa de son pied nu. Le bruit fût horrible. Humide. Spongieux. Et de part et d’autre de son pied un liquide jaunâtre éclata avant de se faire immédiatement gober par la terre d’un sol trop sec.

Le haut-le-cœur se fit à nouveau ressentir, mais je ne pus le retenir. Je gerbai le contenu de mon estomac vide sur la terre du désert.

- Voilà que la première étape est faite…

Le vieux avait sorti un vieux canif élimé d’une poche de sa tunique.

- Quoi la première étape, fis-je en essuyant le vomi qui entartrait ma bouche.

Un mal de crâne horrible m’éclatait les synapses, empiré par la lumière qui semblait se matérialiser en échardes qu’on m’enfoncerait dans le nerf optique.

- Couche toi la tête contre le sol. Ferme les yeux. Et mords là-dedans.

Il me fila un bout de tissu qu’il m’enfourna dans la bouche. J’eus contre ma langue un goût gerbant de sueur saline qui se mêla à l’aigreur de mon propre dégueulis.

- Mords fort ! Ecarte les jambes !, me répéta-t-il.

Et j’obéis. Après tout, foutu pour foutu… Je fermai les yeux, rappuyai ma joue contre le sable brûlant, tendis mes mâchoires pour mordre ce morceau de draperie et attendis. Il était derrière moi, entre mes cuisses. Dieu sait ce qu’il faisait. Je ne sentais rien. A peine le faible souffle du courant tiède qui léchait la lande. Faisait-il réellement si chaud ou était-ce simplement la fièvre ? Mon cerveau s’embrouilla, encore. Je crois même que je faillis m’endormir.

- C’est bon !

La voix provenait de derrière mon dos.

- Je peux me relever ?

- Ouais, vas-y. Relève-toi.

Je le fis, presque sans le moindre problème. A peine quelques étoiles se mirent à dériver à l’intérieur de mon champ de vision, durant une fraction de seconde, m’indiquant que je m’étais redressé trop vite. Me retournai. Fis face au vieux qui me présentait tout le clavier de ses dents bouffées de caries. Il s’était délesté de sa tunique de lin, reposant sur le sol quelques mètres en arrière. La tête de la belette en émergeait. Sa poitrine, dont les muscles semblaient avoir fondus en une grossière cire de chair trop attirée par la gravité, se colorait d’éclats rougeâtres.

- Qu’est-ce qui t’es arrivé ?, demandai-je.

Il me tendit sa main fermée, la retourna et ouvrit sa paume. Elle contenait deux petites noix gonflées, maculées de ce qui semblait être du sang.

- C’est quoi ?

Il sourit.

- Je t’ai guéri, ajouta-t-il.

Soudain je compris. Et cela me fit l’effet d’une main qui enserrerait mon larynx. Presque jusqu’à le transpercer. Mon souffle se fit court et l’incendie à l’intérieur de mon crâne se ralluma en un instant.

- C’est…

- Bah c’est tes couilles.

Je baissai mes yeux sur ma queue ballante, dégonflée, qui pendait entre mes cuisses constellées des giclures marron du sang séché. J’hésitai, puis d’une main la relevai. Une entaille perpendiculaire tranchait la base de ma queue, suintant encore un faible filet de sang épongé par un amas de brindilles et de tissus végétaux. J’aurais voulu perdre connaissance à cet instant, mais cette salope resta chevillée à mon corps : je venais d’être castré vif. Je venais…

- T’es complètement malade. T’es complètement malade ! Je vais te buter !, hurlai-je.

- Je t’ai sauvé la vie, fit-il tout en reculant d’un pas.

La belette s’était à nouveau cachée.

- Pourquoi tu m’as dit que c’était la mygale qui me sauverait ?

- C’était l’anesthésiant. Ensuite il fallait enlever la partie attaquée par le poison. T’avais aucune chance. Le poison était au cœur de tes bourses. C’est encore quelque chose qu’il te reste une queue !

Il ricana. Ce putain de vieux ricana. Puis il saisit l’un des morceaux de chairs qui reposaient il y a encore quelques minutes à l’intérieur de mon corps, pour le tendre au museau de la belette qui l’engloutit avec une rage terrifiante. Ses canines firent exploser la petite capsule de viande et elle l’engloutit à la manière d’un héron qui ferait passer un trop grand poisson à travers son œsophage.

- Le poison lui fait rien, à elle, tint-il à me préciser.

- Tu es un putain de malade.

- Je te le répète, je t’ai sauvé la vie…

Je fis un pas en avant, anticipant la douleur qui allait me déchirer le bas-ventre : il n’y eût rien. L’anesthésie locale marchait à merveille. Je me mis alors à courir, à courir après le vieux qui tenta de s’échapper. Il trébucha sur une touffe de salicaires et s’affala sur le sol, presque au ralenti. Sa tunique remonta jusqu’à sa poitrine, le laissant dans une étrange position de mariée exhibitionniste. Je passai mes cuisses de part et d’autre de son corps, et commençai à frapper. Le premier et le second coup rencontrèrent les angles de son crâne. Mais dès le troisième coup asséné, je sentis son globe d’os s’enfoncer sur lui-même à mesure qu’il me maculait les phalanges. Je ne comptais plus mes coups et m’arrêtai qu’au moment où mon poing ne rencontrait que la surface rugueuse de la terre, fertilisée d’éclats de cervelle broyés.

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