Les Murmures des Damnés

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Je regarde attentivement l’intérieur d’une pièce décorée de tapisseries vert pâle. Un bureau de chêne noir siège dans le bureau. Un homme y est attablé. Il écrit quelque chose, mais je ne serais pas capable de dire quoi. Les rideaux usés sont fermés, une ampoule poussiéreuse éclaire la scène. L’homme, appelons-le l’écrivain, mâchonne nonchalamment son crayon. Les mots défilent devant ses yeux cernés. Quelques rides déforment son visage. Ses mains tremblent. Pourtant, malgré son âge avancé, il continue à travailler sur l’œuvre de sa vie. Il balade sa plume sur la dernière page, la dernière phrase, le dernier mot de son chef-d’œuvre. Terminé. Enfin satisfait de la prouesse qu’il vient d’exécuter, il se lève et s’assoit sur le canapé de cuir qui lui tend les bras, prenant une pause bien méritée. Il contemple les divers objets lui ayant tenu compagnie pendant ses vieilles années. Un pot aux fleurs fanées, reçu en héritage de sa mère. Un gramophone en cuivre rosé, diffusant sa douce musique dans la morne pièce. Un portrait d’aïeul au regard sévère, qui surplombe l’atmosphère générale. Et enfin une pendule abîmée continuant à fidèlement marquer les heures, tel un soldat restant digne face à sa fin inéluctable.

L’écrivain attache une attention toute particulière à cet objet. Le brocanteur lui a expliqué son histoire. Il a été créé par un artisan suisse puis il a été vendu à un roi espagnol, pour tomber entre les pattes des Français. Mais bon, vu comment ce vendeur lui a servi une histoire aberrante en rapport avec la possession de ce mécanisme par le diable en personne simplement parce qu’il y a une empreinte de main noircie au dos de la pendule, il doute un peu des voyages que l’objet aurait soi-disant faits. Il est néanmoins sûr que l’horloge a appartenu un moment à son ancêtre peint sur le tableau, car ce vieux grincheux a laissé quelques écrits relatant de cette pièce. D’ailleurs, pourquoi a-t-il gardé ce portrait ? Il n’a jamais vraiment apprécié le teint cramoisi de la peinture, celui-ci ne s’accordant pas vraiment avec les couleurs de la pièce. Il n’a pas non plus de lien direct avec cet ancêtre qui pourrait expliquer une sorte d’affection envers le modèle du tableau. Il avait peut-être besoin d’une présence humaine, quel qu’elle soit. Je n’aurais jamais la réponse, et l’écrivain non plus.

Soudain ! Murmures. L’homme se lève en sursaut et jette un coup d’œil par la fenêtre. Un moineau chantonne derrière la vitre. On pourrait confondre le chant étouffé de l’animal à des paroles humaines. Rassuré par cette pensée, le vieillard se rassoit. Tic-Tac Tic-Tac… Murmures. Cette fois, l’homme est persuadé de n’avoir pas rêvé. Il a clairement entendu quelqu’un parler à voix basse. Il prend peur et ouvre l’œuvre de sa vie afin de calmer ses nerfs. Tic… Murmures. Sous les paroles de l’étranger, le soldat est désarmé. Il a lâché son arme et a cessé de compter les secondes. Murmures. L’écrivain s’abrite derrière son livre, le levant comme un bouclier. Il détourne le regard et rentre sa tête dans les épaules. Grésillements… Murmures. Le disque du gramophone change de sens puis saute dans un fracas épouvantable. Et pourtant, l’instrument continue à répandre une mélodie, plus grave et plus puissante. Murmures. Non ce n’est pas un homme qui murmure. C’est le vieux tourne-disque qui lance ces paroles humaines. Murmures. Ce sont les sanglots des damnés qui résonnent dans le pavillon maudit. Pleurs. Le vieillard, ne supportant plus cette tension insoutenable, se dépêche de se cacher derrière son siège. Hurlements. L’objet maudit crie à la mort. C’en est trop pour le pauvre écrivain. Il se jette contre la porte et la frappe comme un demeuré. Soupir. La machine infernale cesse un moment son vacarme. L’homme halète contre la porte, dévisageant l’instrument de cuivre. Enfer. Un festival macabre sort du gramophone. Musique. La morbide fanfare entoure l’écrivain. Peur. Les mains crispées de ce dernier tendent le livre vers les macchabées, comme une offrande. Silence. La musique s’arrête. Un des corps s’avance vers le livre, intrigué. Flottement. Il ne le prend pas, mais il le regarde sous toutes ses coutures. Éclat. Il révèle son sourire carnassier et balance le livre dans la cheminée. Les cendres embrasent l’ouvrage, sous les yeux de son auteur. Son. L’horloge vient de sonner minuit, le moment fatal. Lumière. Tous les festivaliers montrent leurs dents pourries par leurs soupirs et leurs murmures en s’avançant vers l’homme effrayé. Fête. Les dépouilles ambulantes reprennent leur joyeuse fanfare en y intégrant de force l’écrivain affolé. Cris. Les joyeux moribonds entrent un par un dans le pavillon cuivré, le portail des damnés. Sanglots. L’auteur regarde une dernière fois la pièce. Le regard sévère du portrait, l’horloge désarmée, le confortable canapé, le bureau de chêne et la cheminée à qui on a confié les cendres de sa vie. Fin. L’auteur murmure son désespoir en entrant à son tour dans l’épouvantable instrument. Vide. Il n’y a plus un seul être vivant ici. Bruit. Je retire ce que j’ai dit. Mouvement. La pendule reprend son rythme habituel, puis elle s’avance vers ma cachette au rythme de son balancier. Arrêt. Elle se trouve en face de mon abri, la peinture de l’ancêtre. Bruissement. Après un craquement, l’horloge ne bouge plus, ne produit plus un son. Écroulement. Le soldat tombe en morceau. Surprise. Une forme noire reste debout là où gisait la pendule défunte. Reconnaissance. Il s’agit d’un de mes élèves. Soupir. Le gramophone pousse son dernier cri avant de se briser pour laisser apparaître un autre de mes élèves. Action. Je décide de sortir moi aussi de ma cachette en déchirant le tableau qui m’enfermait. Joie. Je félicite mes deux apprentis en leur remettant leur diplôme de démon professionnel.

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