Échec du Sourire
Le soleil diffuse sa douce chaleur à travers les immenses murs de verres. Les rayons sont agréables, ils me réchauffent le corps en cette dure journée. Ce bâtiment inspire la confiance. Sa structure est faite d’un alliage entre un matériau transparent et brillant, le verre, et un matériau solide, intemporel, l’acier. Toutes les personnes présentes attendent leur tour en file indienne. Elles portent sans exception un dossier dans leur bras gauche, affiche un costume impeccable avec différents niveaux de gris, et porte un sourire rayonnant en attendant leur tour. La secrétaire est tout aussi heureuse, et prend les dossiers de tout le monde, sans la moindre distinction, se montrant la plus souriante possible. Une fois le dossier déposé, la personne avance vers une porte, puis disparaît à travers son encadrement, menant sûrement vers un couloir joliment décoré. Pas un bruit ne résonne ou ne détonne, une rigueur mécanique est mise en place, la procédure semble sans faille.
Il semble que je sois le seul à être nerveux dans la file. Je claque des dents, tape du pied, respire plus fort. Je regarde le même manège se dérouler une fois, deux fois, trois fois… Et j’attends, j’attends, j’attends à l’arrière de la file qui se rapproche fatalement de la secrétaire. Je ne souris pas. Je ne peux pas sourire, je suis trop inquiet pour ça. Je porte le même complet grisâtre que les autres, les mêmes chaussures vernies et il n’y a pas la moindre différence entre eux et moi. Et pourtant je suis inquiet. Mon cœur bat plus fort, mon pied gauche tape nerveusement sans que je puisse le contrôler, mes mâchoires se crispent, mes yeux sortent de leurs orbites. À chaque fois que je m’avance d’un pas, le même que les autres et en cadence, ces symptômes s’aggravent, comme si j’étais atteint d’une étrange maladie.
Il est pourtant essentiel que je franchisse cette porte. Je le dois tout simplement, c’est dans les coutumes. Je porte la même veste que les autres, j’ai à peu près le même âge, ma coiffure est semblable, mes chaussures presque identiques et je m’engage volontiers dans cette rigueur mécanique. Seul le sourire me manque. Encore une autre personne passe, puis deux, puis trois. Même rigueur mécanique, éternel manège qui ne dérogera à sa règle. Tout le monde est heureux, tout le monde est parfait, et pourtant mon inquiétude envahit mon visage, et crispe mon visage qui empêche mes muscles maxillaires d’esquisser un sourire.
Plus qu’une personne. Ce sera bientôt à moi de passer au jugement. La secrétaire est tout aussi aimable avec cette femme parfaite, cette femme possédant l’uniforme nécessaire, le dossier à la main gauche, les chaussures vernies. Elle a respecté le protocole, elle va pouvoir passer la porte, et entrer dans le couloir. La tension monte encore d’un cran. Je sens le sang qui circule dans mes veines, mon pied tape encore plus vite sur le carrelage, à la limite de la bienséance. Mes dents commencent à claquer, mon poil à se hérisser. Je m’interroge, me questionne. Ai-je bien fait de venir ? Suis-je prêt pour cette épreuve ? Peut-on me refuser juste pour un sourire ?
Je suis presque sur le point d’étouffer. Le bâtiment semble vouloir m’engloutir. Jamais je n’ai jamais été aussi terrifié, jamais je me suis senti aussi mal, jamais le soleil ne m’avait semblé aussi agressif. L’environnement entier semble peser sur moi, me rappeler ma faute gravissime. Mon corps veut me trahir. Ma vision commence à faiblir, mon sens de l’équilibre à fuir, et je crois voir le sol se gondoler pour me faire chuter.
Petit à petit, l’illusion s’évanouit. Je suis dans le même bâtiment, le même soleil me tape sur le dos, et je porte le même complet. La seule différence est que je suis seul, seul face à la secrétaire, face à mon jugement. Je m’avance donc, essayant de paraître le plus correct possible. Plus un bruit dans le bâtiment, simplement le bruit de mes pas. Un équilibre semble être retrouvé. Les alentours semblent être plus cléments, et j’ai retrouvé la maîtrise de mon corps. Ai-je seulement déliré ? Peu importe, je suis enfin devant la secrétaire. La conversation commence, cette dernière semble très humaine et enjouée avec son sourire. Je fais de même :
« Bonjour ! Commence-t-elle, avez-vous votre formulaire ?
— Oui bien sûr, tenez, le voilà.
— Bien, tout me semble en ordre. Mais décontractez-vous un peu, on est pas aux pièces dans notre entreprise. »
J’étais enfin soulagé. J’allais pouvoir accomplir mon rêve ! J’allai passer à un grade supérieur ! Je pourrai enfin me mouvoir comme je le désire dans la hiérarchie et peut-être même mettre en échec mes concurrents !
« Merci beaucoup. Il n’y a pas de grande différence dans le travail, j’imagine ?
— Exact. La seule différence sera votre habit.
— Très bien. Bonne Journée. »
Je dépasse donc le comptoir pour m’engouffrer dans l’encadrement de la porte. Je suis heureux. Je prends mon nouvel habit dans le vestiaire. Je souris. Je souris enfin. Cravate rouge, costume noir, tout me semble parfait. Puis je me vêts de mon chapeau, un peu original et bariolé, voire totalement décalé. Enfin, je me saisis de mon arme et je pars sur mon futur champ de bataille lorsque l’alarme retentit.
Je franchis une nouvelle porte pour arriver sur une énorme salle, un véritable écosystème aux divers végétaux et minéraux. En face de moi se trouve mes camarades, entre de discuter de mon retard :
« Il est passé où le dernier ?
— Je l’ignore. Peut-être que… Ah ! Le voilà »
Je prends donc place à côté du lourd regard de mon patron. Nous sommes tous en ligne, avec des costumes noirs impeccables, et nos armes pour combattre nos adversaires. En costume blanc, ils nous affrontent avec leurs yeux vaillants attendant le signal pour que nous nous entre-tuions dans une arène aux règles fixées depuis des siècles.
Je suis heureux ! Oui heureux de combattre aujourd’hui, sorti des règles qui me font pion de la société. Je suis heureux. Je suis comblé ! Je suis complet ! Les cases n’entravent pas ma destinée, et je vais pouvoir servir ma civilisation. Je me déplace enfin aisément entre les lignes où je suis peux enfin poser le pier. Enfin je vais pouvoir atteindre l’autre côté et même tenir le chef adverse à ma merci. Je suis peut-être fou, mais je suis fou du roi ! Fou de mon roi !
Enfin, une voix mécanique, sorti des entrailles de la terre, donne le signal du début du combat :
« Bienvenue pour une nouvelle journée de bataille. Combattez pour mettre le roi en échec, ou mourez. »
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