Appel à la divinité des êtres distordus
Je l’ai entendu. J’ai entendu cet appel qui résonne en moi. Les sons et bruits se déforment, se meuvent telles des ombres aux reflets étrangers, sonnent dans un écho sans fin, rendant la lourde atmosphère vrombissante. Les couleurs se mettent elles aussi à voleter dans ce cacophonique spectacle, ayant la même teneur physique que les ondes sonores. Elles fuient, s’échappent en permanence, comme si elles craignaient qu’un ennemi imaginaire les rattrape.
Les scènes défilent, s’arrêtant sur un instant anecdotique, avançant et reculant sans logique apparente, puis transcende la réalité-même pour que l’ensemble des choses soit contingent. Rosaces de lumière, farandoles de couleurs, festival d’illogisme et rêves ambulants sont au rendez-vous et entament une danse furieuse faisant battre le ciel illuminé. Je ne peux refuser une telle invitation. Alors je vais les rejoindre, ces étrangers physiques. Un polygone parfait se forme avec les divers êtres qui dansent ici comme pour appeler une divinité supérieure. Je les rejoins dans leurs rites énigmatiques afin de connaître ce dieu dont on me vante les mérites. L’une de ces formes joue d’un instrument aux tonalités typiques des cuivres. Elle emporte les êtres distordus dans une pirouette folle en se perdant dans un vide affamé de son.
Et sous le son du magique instrument tout semble s’intensifier. Se joignent à cette folle harmonie une batterie déjantée qui roule des coups de tonnerre, un timide violon faisant sauter à la moindre occasion les danseurs affolés et une majestueuse voix emportant les troubles d’outre-tombe. Tout ceci est orchestré par une harmonie électrisant instruments et danseurs. Le sol n’existe plus, les murs sont abattus afin de laisser entrer l’obscurité incertaine, le plafond se trouve sous nos pieds et est épris de mouvements tiraillés. Une mer de sang se retire pour faire place à une crevasse paradisiaque. La montagne astrale s’élève pour devenir le plus profond sommet de cet espace intersidéral porté par l’éléphant cosmique. Des moribonds, très charmants au passage, retournent à leur délicieuse vie qu’ils ont abandonnée naguère en nous rejoignant dans la valse des choses sans formes. Quelques livres réfutant la théorie que les objets peuvent être animés chantent leurs poétiques contenus en une interminable litanie. Et tout ce joyeux défilé monte au point culminant de cette calamité de la raison en descendant au sommet de la montagne cosmique.
Dépouilles, instruments, ouvrages divers, êtres tarabiscotés et moi-même se rassemblent dans un rythme absolu pour appeler ce dieu qui nous apporte la liberté face au sournois ennemi qu’est la raison. Une lueur rose se met à nous entourer. Les manuscrits animés chantent d’une voix bien plus puissante. Les morts-vivants regagnent leur chair au fur et à mesure que l’appel monte. Les cuivres et les percussions font danser les collines, chanter la mer et chuter le ciel. Les formes picassiennes deviennent presque invisibles tellement leurs gestes absurdes sont rapides et fluides. Moi-même je me mets à tourner sans que rien ne puisse m’arrêter, pas même la lumière, pas même la mort, pas même la pensée. Et alors ce dieu délicieusement insensé entend notre appel. Il sort de son éveil éternel afin de nous rejoindre, en faisant chuter cet horrible rideau à pois verts qui nous empêche de le voir. Sa main gigantesque s’approche de nous. Mes tempes battent dans mon crâne. Je suis uniquement à deux mille milliards d’années de le rejoindre. Il me sauvera de cette vie bien trop morne. Il viendra à mon secours lorsque la raison viendra me toucher de ses doigts cruels. Et lorsque ma paume rejoint la sienne, il prononce d’une voix sourde :
« Bah alors mon pote. La 420 était trop forte pour toi ? »
J’ouvre mes yeux souffrants pour voir mon ami avec son air fatigué penché sur moi. Je regarde autour de moi, je suis dans une boîte de nuit avec des gens qui dansent. Un orchestre constitué de quelques trompettes, une batterie et un violon représente sur scène. Une pile de livres est posée sur une petite table juste à côté de moi, sûrement oublié par un étudiant pressé. Un peu confus par ce qu’il vient de se passer, je mets quelques secondes à répondre à mon ami :
« Ouaip. Je suis pas prêt d’en reprendre. Toi aussi t’as l’air bien amoché.
— Ouais mais moi j’ai l’habitude. On rentre ?
— Ce serait mieux. »
Mon copain m’aide à revenir à la voiture. Pendant qu’il la conduit, je contemple la lune dominant la montagne près de la ville pour finalement fermer mes yeux, me replonger dans une hallucination délirante, en espérant que la divinité des êtres distordus entendra mon appel.
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