INTERLUDE - Changement de maître
Nabérus n’avait rien compris à cet échange.
Lui était heureux de voir le Maître-espion aussi satisfait de lui, un allié de poids. Lui offrir la petite succube ne le dérangeait pas. Bien au contraire ! Si cela pouvait resserrer les liens entre les deux démons majeurs…
Nergal jeta un dernier regard à la jolie petite succube, assise nonchalamment sur la table de marbre noir du commandant Nabérus avant de disparaître.
Nergal...
Ardat-Lilli espéra que cet arrangement avec le Maître-espion ne durerait pas. Elle ne voulait surtout pas fâcher sa Maîtresse.
Des milles et des cents, des ères et des âges..., Ardat-Lilli vivait dans les quartiers du Maître de la Police Secrète.
Et aussi étrange que cela soit, le Maître-espion était un bon maître. Il n'était pas exigeant. Il n'était pas lubrique.
Il ne vivait que pour son travail et son travail était celui d'un espion. Alors il espionnait.
Ardat-Lilli le découvrit le deuxième jour.
Elle rejoignit Nergal dans son bureau. Il n'était pas là. Elle y attendit son arrivée, nue comme un ver et prête à l'amour.
Elle déchanta.
Nergal arriva ensuite, vêtu de son armure de cuir noir, prêt pour la guerre et le visage sombre. Il dédaigna Lilli et s'assit à son trône.
« Une bonne moisson, Ô mon Seigneur ?, » chanta Ardat-Lilli.
Un rire méprisant répondit à cette question et le Seigneur de la Mort leva les yeux au Ciel.
« Rhabille-toi fille de Babylone ! Je n’ai que faire de tes charmes.
- Vraiment ? »
Devant son regard noir, elle lui obéit et remit sa longue tunique de soie mordorée. Puis elle vint se placer près de lui, trop loin pour lire les rapports secrets, assez près pour sentir l’odeur de souffre de son haleine de démon.
« Pour le combat… Le Prince Abalam est impatient. Mais si je n’avais que cela en tête... »
Lilli plaça ses mains sur les épaules du Maître-espion, se voulant attentionnée. Nergal n’était pas dupe, il se mit à sourire, amusé.
« Que dois-tu gérer ô puissant Nergal ?
- Est-ce ainsi que tu te joues des démons et des hommes ? Petite succube ? Tu manques de finesse.
- C’est que je n’ai pas à parler habituellement. »
Un rire partagé.
Nergal se pencha en arrière et sa longue chevelure noire se répandit sur les épaules de la succube.
« Kobal, le directeur des spectacles de l’Enfer m’a demandé un service.
- Un service ? »
Honnêtement, Ardat-Lilli était surprise. Qu’est-ce qu’un Maître de la police secrète pouvait faire avec un directeur des spectacles ?
« Kobal veut plaire à Baal. Il désire trouver quelques âmes d’airain à briser.
- Des âmes d’airain ?
- Kobal aime torturer les âmes perdues des Inflexibles... »
Des âmes d’airain ?
Un ange possédait-il une âme d’airain ?
Dureté, austérité, cruauté… Non, les anges devaient posséder des âmes de feu mais pas d’airain…
« Te voilà bien silencieuse Lilli ! Veux-tu participer au spectacle ?
- Non. Je n’aime pas voire torturer ceux qui sont tombés.
- Te voilà bien tombée en Enfer !, se moqua Nergal.
- Je préfère torturer les vivants pour les plonger dans la Chute.
- Mhmmm. Il est vrai que tu veux devenir guerrière. Je ne sais toujours pas à quelle fin d’ailleurs.
- Le Maître de la Ville s’intéresse-t-il à une succube sans importance ? »
Un temps de réflexion avant que Nergal ne lâche, froidement :
« Non, tu as raison. Cela m’indiffère. »
Des jours, des semaines, des années, des ères...avant que Nergal ne comprenne ce que souhaite Ardat-Lilli et lui prête enfin son soutien.
Un hasard fit parler la succube et écouter le Maître-espion.
Une rencontre avec un Ange déchu conservé dans les geôles de l’Enfer. Sous la dextre de Nergal.
Un Ange déchu, enchaîné, menotté, vaincu. Il était assis, le visage baissé sur le sol, les yeux fermés au monde et les ailes déplumées. Devenues noires.
Ardat-Lilli n’accompagnait jamais Nergal dans ses tournées. Il n’était pas Nabérus, il ne vivait pas dans l’imprudence et la fatuité...mais ce jour-là, le Maître-espion baissa sa garde. Il décida d’accorder une visite de ses quartiers à sa succube personnelle.
Il y avait longtemps que le chef de la police vivait seul dans son palais d’ombre. Il était fatigué d’en parcourir seul les couloirs de marbre noir.
Et dans les geôles de Nergal se tenait depuis des millénaires un ange venu du Ciel.
Lilli le vit et s’arrêta de marcher. Hypnotisée par la vue de l’ange.
Nergal s’en rendit compte et revint sur ses pas. Il se plaça au côté de la succube et désigna l’ange.
« Je te présente Tiphered, la Beauté de la Création. Un ange déchu.
- Que fait-il ici ? »
L’ange ne réagit pas. Inconscient ou indifférent à tout. Nergal souriait, cruel.
« Tiphered n’est plus digne d’être appelé la Beauté de la Création. Ne crois-tu pas ?
- Mais que fait-il ici ? »
Nergal se tut, rassemblant ses pensées et expliqua :
« Au temps de Babylone, nous avions plus de contacts. Aujourd’hui, ils sont rares les combats entre le Ciel et l’Enfer. Tiphered est l’un des derniers tombés.
- Tombé au combat ?
- L’orgueil fut sa perte ! Il a perdu un combat contre Luvart, le Prince des Puissances. Luvart l’a ramené en Enfer et en a fait son jouet.
- Et aujourd’hui ?
- Tiphered est aveugle et enchaîné. Il ne sera libéré qu’aux derniers jours du monde. Les souverains veulent savoir si la porte du Ciel lui sera à nouveau ouverte.
- Tu le maltraites ? »
Haussement d’épaules. Nergal répondit avec indifférence :
« J’ai vraiment autre chose à faire que de jouer avec un rejeton du Paradis. Je ne m’occupe pas des Anges. Mais je ne peux pas protéger mes prisonniers des désirs des autres démons.
- On le maltraite ?
- Parfois, des démons demandent à le voir. J’imagine que les réunions ne sont pas agréables pour notre Tiphered. »
Une horrible vision apparut dans l’esprit d’Ardat-Lilli.
La merveilleuse Elendriel, dans sa tunique blanche, victime des attaques et des tortures des démons en rut. Ses ailes brisées, ses vêtements déchirés, son épée brisée.
Cela fit pâlir la succube.
Nergal lui saisit le bras pour la retenir. Moqueur, il lui lança :
« Aurais-tu pitié petite succube ? Que crois-tu qu’il arrive aux âmes déchues que tu envoies en Enfer ?
- Je sais, je sais, » se reprit-elle, sèchement.
Fâchée contre elle-même, elle marcha quelques pas loin du Maître-espion. Mais Nergal n’était pas un imbécile.
C’était même l’esprit le plus intelligent de l’Enfer. Il croisa ses bras devant lui et contempla la petit démone en souriant.
Il pensait avoir enfin compris le but caché d’Alouqua...ou de Lilli elle-même.
« Tu veux faire tomber un ange ?!
- Je n’en ai pas le pouvoir, » se défendit-elle, âprement.
Nergal était intelligent, bien plus que Lilli et bien plus que les hommes.
« De quel ange veux-tu la chute ? »
Elle se mordit la lèvre et voulut se taire. Mais en deux pas, le chef de la police secrète était sur elle, les yeux flamboyants de colère, imposant et terrifiant.
Le chef de la police secrète.
Les geôles du chef de la police secrète.
Une simple succube sans importance.
Ardat-Lili déglutit et la panique se saisit d’elle.
« Quel ange ?, gronda la voix grave de Nergal, alors qu’il saisissait le menton de la succube pour la forcer à lever la tête et à le regarder, dans une position douloureuse.
- Elendriel.
- L’ange des âmes de feu ?, s’écria Nergal, surpris.
- Elendriel ?, » répéta en écho la voix rouillée de Tiphered.
L’ange déchu avait levé la tête, exposant ses yeux crevés et ses joues couvertes de cicatrices.
« Pourquoi veux-tu Elendriel ?, demanda Nergal, intéressé tout à coup par la petite succube d’Alouqua.
- Je veux me venger et la faire tomber. Elle m’a battue au combat.
- Tu veux devenir une guerrière… Tu veux faire tomber un ange ?
- Je ne peux pas l’approcher sans la combattre. Il me faut la force pour l’avoir par la ruse.
- Mhmm. Bien raisonné, » approuva le Maître-espion.
Mais une voix retentit, faible et rauque, les mots étaient malhabiles. Des bruits de chaîne résonnèrent. L’ange se levait, s’approchant des démons en pleine discussion.
« Elendriel est un ange pur, souffla Tiphered. Le préféré d’Azraël. »
On se tourna vers Tiphered. Cherchant un regard dans l’orbite vide de ses yeux.
« Elendriel est pur ? Personne n’est pur en ce monde, clama Nergal.
- Elle est un ange de Miséricorde, le sauveur des Âmes déchues.
- Elle fera un magnifique ajout à ma collection, » ricana Nergal.
Et, cruel, le démon laissa sa main griffer les barreaux de métal noir, faisant sursauter l’ange. Tiphered se recroquevilla prudemment dans son coin, prêt à subir une nouvelle douleur.
Nergal s’en désintéressa.
Mais Ardat-Lilli n’oublia pas cette scène.
Plusieurs jours, semaines, mois, années...avant que Nergal se souvienne de cette révélation. Un jour, il déposa une épée d’ombre devant la petite succube et lui lança :
« Nabérus est un imbécile mais il n’est pas si mauvais meneur d’hommes. Voyons ce que ce fat t’a enseignée. »
Toute joyeuse, Lilli se mit en garde...et déchanta aussitôt. Nabérus ne lui avait rien appris de notable, le chef d’armée avait été plus intéressé par ses fesses que par sa position de combat.
Il ne fallut que quelques échanges pour que Nergal cesse tout combat avec un long soupir désabusé.
« Tu ne sais rien, asséna-t-il.
- Oui, maître, » reconnut simplement la succube.
Il n’y avait rien d’autre à dire.
Et Nergal se montra à la hauteur de sa réputation.
Il entraîna la petite succube, il y passa le moindre de ses temps de repos et cela l’amusa de voir cette démone lutter pour essayer de le vaincre.
« Tu ne peux pas ! Mais essaye… C’est le mieux que tu puisses faire. »
Et Lilli essaya.
Essaya.
Essaya encore.
Et cela dura des lustres.
Encore.
Puis un jour…
Nergal devait être fatigué. Le prince Abalam l’exploitait. Andras, la Maîtresse des Discordes avait provoqué une rébellion de quelques infernaux. Et le Maître-espion avait dû surveiller des complots pour en prévenir le Noir Seigneur.
Ce qui ne faisait que provoquer le rire des puissants.
Tant de nuits perdues et de jours écoulés à écouter les murmures...pour rien…
Nergal était fatigué.
Il perdit son combat.
Ce fut une surprise pour tous les deux.
Lui, assis sur le sol, se retrouvant la lame sur la gorge, regardant la succube comme s’il la voyait pour la première fois.
Elle, debout, dominant pour la première fois, la forme si imposante du démon majeur, sa lame bien placée, juste sous le menton.
Un instant.
Et Nergal se mit à rire.
« Tu as gagné succube ! Demain, je te rends à Alouqua. Qu’elle t’envoie combattre les anges. Je me lave les mains de ton sort. »
Et ce fut terminé.
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