Sur la route de Memphis
De Jackson, Mississipi à Memphis, Tennessee
Lundi 22 septembre 1980, 9h00
Ma décision est prise, je vais continuer la route vers le nord. Hier soir, Charles, le patron du Walnut Bar m’a demandé si je souhaitais rester plus longtemps. Il a eu le temps d’apprécier mes services et aimerait m’offrir un poste à plein temps, mais je ne veux pas m’éterniser au Mississipi. J’ai lu le journal qui trainait sur le comptoir et je n’ai vu aucune information concernant les deux hommes de la forêt. Rien non plus à la télévision, mais je préfère prendre de la distance. Charles m’a permis d’utiliser le téléphone et j’ai pu parler à Billy. Je me suis excusée pour mon départ précipité et je lui ai dit qu’il pouvait récupérer sa voiture sur le parking de la gare de Vicksburg. J’ai confié les clés à Charles. Billy m’a expliqué que Henry, le client que j’ai frappé ne portait pas plainte contre moi et que le Shérif avait décidé de gommer la mésaventure de Frankie. Il m’a proposé de rentrer et de reprendre le travail. Je l’ai remercié en lui expliquant que j’avais besoin de tourner la page, de changer de vie. Il n’a pas insisté. Grace au salaire et aux pourboires, je me retrouve avec cent vingt dollars. J’ai de quoi tenir quelques jours.
À la gare routière, je constate qu’il n’y a pas de bus direct pour Little Rock. Je peux y arriver en passant par Shreveport, mais ça fait un grand détour. Je change d’avis sur ma destination et je prends un billet pour Memphis, via Jackson. Pour moi qui ai grandi avec les disques d’Elvis Presley, Memphis c’est la capitale de la musique. Le bus pour Jackson part dans une demi-heure. J’ai le temps d’aller m’acheter de quoi lire durant le trajet. La gare routière héberge un petit kiosque. J’achète le dernier roman de Danielle Steel, Une saison de passion. Je ne lis pas beaucoup, mais on a beaucoup parlé de ce titre ces derniers temps et j’ai quelques heures à occuper. Je prends aussi un café à emporter et un muffin. Il est temps, le conducteur appelle les passagers. Il parait un peu surpris quand je lui dit que je n’ai pas de bagages, mais il en a vu d’autres. Je monte dans le véhicule et vais m’installer à l’arrière. Une heure plus tard, nous arrivons à Jackson. Nous avons quinze minutes de pause. J’en profite pour faire un tour aux toilettes. Lorsque je reviens, le bus s’est presque rempli. Une jeune femme est installée à la place voisine de la mienne. Elle se présente aimablement. Elle s’appelle Rebecca, mais préfère qu’on l’appelle Becky. Très vite, elle engage la conversation, me demandant ce que je vais faire à Memphis. Je peux difficilement lui dire que je veux juste m’éloigner de l’endroit où j’ai tiré sur un homme avec une arme volée à un policier. J’invente une histoire de parent malade. Elle me raconte sa courte vie, son enfance, son adolescence, qui ressemblent en tous points à la mienne. La seule différence est que sa mère s’est remariée avec un homme qui avec le temps a trouvé la fille plus à son goût que sa femme. Elle a quitté le domicile familial lorsqu’il est devenu trop pressant. Après avoir vécu un temps dans un foyer d’accueil, elle a décidé de tenter sa chance à Memphis où elle espère trouver un emploi comme choriste ou danseuse. Je l’écoute sans trop m’engager, peu désireuse de me livrer à mon tour. Je sors mon bouquin, espérant qu’elle comprendra que je cherche un peu de solitude. Elle me laisse tranquille quelques minutes puis ne peut s’empêcher de m’interroger sur ma lecture. Je lui réponds que je découvre cette auteure et que je commence l’ouvrage. Elle se relance en m’expliquant qu’elle lisait beaucoup de romans quand elle vivait avec ses parents, mais que la vie en collectivité l’avait un peu éloignée des livres. Je lui lis la quatrième de couverture. C’est tout ce que je peux faire. Il est question d’une jeune femme qui vit recluse après un drame personnel. Par chance, elle finit par somnoler et je peux reprendre mon occupation. Bien sûr, l’arrêt à Winona la réveille. Quand nous repartons, il reste encore plus de deux heures de route. Becky semble décidée à les passer à bavarder. Je capitule et range le bouquin dans mon sac. Je jette un œil par la fenêtre, nous traversons les plaines du delta. Nous sommes dans la période de récolte du coton et il y a de l’activité dans les champs. Les voitures des cueilleurs s’alignent en bordure des parcelles et les camions attendent leurs chargements sur les chemins. Becky me demande soudain si j’ai un endroit pour dormir à Memphis.
La question est pertinente, j’ai certes de quoi payer quelques nuits dans une pension ou un hôtel bon marché, mais guère plus. Becky suggère de partager une chambre, car elle non plus n’a pas de point de chute. Son pécule est à peine plus gonflé que le mien. Elle a pu économiser cent cinquante dollars, dont elle a déjà soustrait le prix du ticket. Je n’hésite pas longtemps avant de lui donner mon accord. Elle est toute heureuse et me colle un gros baiser sur la joue.
« On pourra dire qu’on est sœurs ! Comme ça, on ne me posera pas de questions. »
Elle m’explique qu’au Mississipi, la majorité est à vingt et un ans. Elle n’en a que vingt. Je soupire. Me voilà avec une enfant à charge. Par chance, au Tennessee, c’est dix-huit ans. Je me sens tout de même investie d’une nouvelle responsabilité, je n’ai pas besoin de ça.
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