C’est pas une Cadillac
Memphis, Tennessee
Mercredi 1er octobre 1980, 10h00
La semaine n’a pas apporté de nouvelle surprise. Nous avons déménagé au deuxième étage, nous avons maintenant chacune notre chambre. Comme Becky passe de plus en plus de temps dehors et rentre chaque nuit un peu plus tard, c’est plus confortable pour moi.
Nous nous étions donné une semaine avant d’envisager de quitter Memphis. Il est temps de reparler du sujet. Je vais réveiller Becky. Elle est d’un naturel facile et se lève sans protester. J’ai pris le temps d’aller chercher deux cafés et des donuts. Elle se jette sur la nourriture. Je lui laisse quelques minutes avant d’attaquer.
« Tu te souviens de notre conversation, jeudi dernier ?
— Bien sûr, on s’était dit qu’on mettrait les bouts après une semaine, on y est, c’est ça ?
— Oui, il est temps de se demander ce qu’on veut faire, toi et moi. Pour ma part, je ne vais pas passer le reste de ma vie à déménager à tout bout de champ.
— Oui, je te comprends, tu veux refaire ta vie, te poser quelque part, te marier, avoir des enfants…
— Non, ce n’est pas ça, enfin, pas vraiment.
— Tu sais, j’ai pas besoin que tu restes avec moi, je peux me débrouiller toute seule, me répond Becky.
— Tu ne crois pas qu’on pourrait repartir sur d’autres bases, plus stables ?
— J’en ai rien à foutre d’une famille et tout ça. Moi, ça me va bien de vivre au jour le jour. Enfin, si tu veux qu’on fasse un bout de route ensemble, je t’ai dit qu’on aurait assez de fric pour se payer une bagnole. J’ai réussi à amasser neuf cents dollars. Qu’est-ce qu’on peut se payer avec ça ?
— Sûrement pas une Cadillac, mais on doit pouvoir trouver un pick-up avec un peu de kilomètres ! Si tu me fais confiance, je peux voir ce qu’on trouve cet après-midi, pendant ma pause.
— Je vais demander à Moïse s’il connait un revendeur, et je viendrai avec toi.
— Je ne veux pas d’une voiture volée ! m’emporté-je.
— Cool Jenny ! Moïse est clean, il connait du monde parce qu’il vit ici depuis plus de cinquante ans. C’est pas un gangster. »
Je vais prendre mon service. Je retrouve Becky à l’hôtel durant la pause de l’après-midi. Elle est en pleine discussion avec Moïse.
« Moïse a accepté de nous emmener chez un des ses amis. Il craint qu’on se fasse arnaquer si on y va toutes les deux, plaisante Becky. Et puis surtout, c’est un peu loin pour y aller à pied.
— Ça ne vous dérange pas de nous conduire ? C’est vrai ?
— Pas du tout, au contraire, ça me fait plaisir de vous aider. Vous avez besoin d’un petit coup de main pour vous relancer, pas vrai ? Vous allez voir, au premier coup d’œil, le garage de Fergus ne paye pas de mine, mais c’est un type réglo. Il ne vous refourguera pas une vieille caisse qui tombera en rade sitôt les limites de la ville franchies. »
C’est vrai que Moïse à l’air de bien nous apprécier. Il est toujours aimable, il nous a dépanné quand nous avions besoin de petits matériels et puis je dois reconnaître que je n’ai jamais acheté de voiture de ma vie.
Garage est un terme pompeux pour désigner le commerce de Fergus. Pour moi, ça tient plus d’un terrain vague sur lequel sont stockées quelques dizaines de voitures, de tous types. Fergus lui-même est un vieil homme qui se tient dans une cabane en tôle à proximité de l’entrée. Il est assis dans un fauteuil à l’air bancal, derrière une table en bois surchargée de papiers, factures, prospectus, dont certains sont tachés de graisse. Fixée en hauteur dans un angle, une petite télé en noir et blanc diffuse un match de base-ball. Moïse nous présente et explique ce que nous cherchons, il insiste sur la modestie de notre budget. Le vendeur semble réfléchir un moment puis s’adressant à nous, il explique :
« Je crois que j’ai un Chevrolet C10, il a appartenu à un fermier du coin qui s’en servait pour aller dans ses champs. La carrosserie est un peu fatiguée, et ça fait un moment qu’elle n’est pas passée au car-wash, mais la mécanique est saine et il a peu de kilomètres. Avec ça, vous pouvez passer partout. Allez le voir, s’il vous convient, je vous le laisse pour huit cents dollars, parce que vous êtes des amies de Moïse. »
Il me tend un trousseau de clés et me donne quelques explications. Moïse nous accompagne au fond du parking. Fergus n’a pas cherché à nous mentir sur l’état du véhicule. La couleur originale est difficile à distinguer sous la couche de poussière. Moïse fait le tour du véhicule, regarde l’état des pneus et me demande les clés. Il se met au volant. Le moteur démarre du premier coup. Il ouvre le capot et vérifie le niveau d’huile et l’eau dans le radiateur.
« Je crois que vous pouvez rouler tranquille, le moteur tourne rond, les pneus sont corrects et les niveaux sont bons. Il vous reste juste à faire le plein d’essence et passer par une station de lavage. »
Becky, comme à son habitude, manifeste joyeusement son enthousiasme.
« Ma première voiture, c’est trop cool !
— Tu as le permis ?
— Non, mais c’est pas grave, c’est toi qui conduiras.
— Allez faire les papiers avec Fergus, moi je ramène la voiture jusqu’au bureau. »
Une demi-heure plus tard, Moïse repart de son côté et nous nous mettons en quête d’une station-service. Il est plus de dix-huit heures quand je gare notre nouvelle acquisition à proximité de l’hôtel. J’ai juste le temps d’aller reprendre mon service pour la soirée chez Wendy. Il me faut lui annoncer que je la quitte à la fin de la semaine.
Annotations
Versions