On the road again
Ozark Mountains, Arkansas
Samedi 4 octobre 1980, 14h00
Nous sommes retournés chez le vieil indien pour déjeuner. Chad et Mike nous ont accompagnées. Becky avait une sale tête, comme je l’avais imaginé. Elle avait émergé peu avant midi, peu de temps après Mike. Je lui avait imposé une douche, à l’eau froide, mais elle avait catégoriquement refusé de se laver les cheveux. Raven nous a fait du café très fort et des pancakes. Chad n’avait pas été surpris de ma décision de reprendre la route, mais il n’en avait pas été de même pour les plus jeunes. Lorsque j’ai dit à Becky que j’étais déterminée à partir, avec ou sans elle, elle s’est résignée. Chad a demandé où nous comptions aller. Je me suis souvenu que j’avais parlé de Tulsa, la veille.
« C’est une grande ville, vous pouvez y passer un moment sans que personne ne s’inquiète de vous.
— C’est sûr que j’aurai plus de chance de trouver du travail qu’en restant ici ! assuré-je.
— Qu’est-ce que tu cherches comme job ?
— J’ai surtout travaillé comme barmaid, en Louisiane, comme vendeuse aussi.
— Vous ne devriez pas avoir trop de mal, intervient Raven, Tulsa est une ville active, et vous ne serez pas dépaysée, c’est aussi un coin plein de pétrole ! »
Je ne tiens pas à ce que la séparation s’éternise. Je demande à Raven de nous préparer des sandwichs et du café à emporter. Becky a un peu de mal à quitter Mike, mais nous finissons par décoller. Comme à son habitude, Becky commence par faire la gueule puis elle finit par s’endormir. Si j’avais espéré de la compagnie, c’est raté. Raven m’a dit qu’il fallait compter cinq bonnes heures pour rejoindre Tulsa. Je ne tiens pas à fatiguer le moteur de notre vieux pick-up, je roule à vitesse modérée. De toute façon, il n’y a pas d’autoroute et nous sommes pratiquement toujours en forêt. Après un peu plus d’une heure, nous arrivons dans une zone touristique, la route franchit le lac Norfolk. Je découvre plusieurs petites marinas avec des bateaux de plaisance amarrés. Trop tôt pour faire une pause. Je continue jusqu’à Harrison. Un coup d’œil à la jauge d’essence me confirme qu’il faut faire une halte. Je repère une station Conoco à l’entrée de la ville. Un pompiste noir en salopette crasseuse sort de l’atelier en s’essuyant les mains sur un chiffon de couleur indéfinissable. Je lui demande de faire le plein.
« Vous v’nez du Tennessee, ma p’tite dame ? Ça fait d’la route.
— De Memphis, mais on a fait une étape en route.
— Et v’zallez jusqu’où ?
— Tulsa.
— V’zavez de la famille à Tulsa ?
— Non, je cherche du travail.
— Ah oui, c’est sûr qu’à Tulsa, du travail, y’en a. C’est pas comme ici. J’aimerais bien quitter ce coin, moi aussi. On ne nous aime pas trop ici ! »
Je mets fin à cette édifiante conversation en lui réglant le carburant. Je me rends compte que notre pécule a fondu. Il faudra vraiment que je bosse à Tulsa. Je demande les toilettes et fais signe à Becky. En sortant, je prends deux sodas au distributeur.
À mon retour, Becky n’est plus dans la voiture. Je la vois appuyée à la porte de l’atelier, elle semble parler à deux pieds qui sortent de sous un châssis. Je l’appelle. Elle se retourne vers moi et me fait un signe d’agacement. J’insiste et elle revient prendre sa place.
« Faut toujours que t’arrive au mauvais moment, grince-t-elle entre ses dents.
— Avec qui tu parlais ?
— Sam, c’est le neveu du gars qui t’a servi l’essence. On parlait de Tulsa.
— Ah, et que disait-il à propos de Tulsa ?
— Qu’on peut se faire pas mal de pognon, grâce à l’argent du pétrole. Il y a plein de types qui bossent toute la semaine et qui viennent en ville le week-end pour s’amuser. Tu pourras sûrement te faire de gros pourboires.
— Surtout ne me dit pas ce que tu penses faire toi ! »
Nous repartons en direction de ce nouvel Eldorado. Nous traversons les terres de la nation Cherokee. Les panneaux géants nous le rappellent régulièrement. Je finis enfin par atteindre les faubourgs de Tulsa. La ville se déploie le long de la rivière Arkansas. La rive ouest semble entièrement dédiée aux installations pétrolières. Ça me rappelle un peu Bâton-Rouge. Je tourne un peu dans le centre, à la recherche d’un endroit où nous poser. Je ne vois que les enseignes de chaines trop chères pour notre budget. Je me résous à m’éloigner un peu, je finis par trouver un Motel 6 affichant des prix abordables. Bien entendu, Becky râle et me trouve pingre parce que j’ai pris une seule chambre. Je lui explique qu’il ne nous reste pas grand-chose de l’argent gagné à Memphis.
« C’est pas grave, on va en trouver du fric, ici !
— Alors, à ce moment là, on changera d’hôtel. »
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