Avertissement
Topeka, Kansas
Samedi 15 novembre 1980, 17h00
Je commence à prendre mes marques à la station. Je repère maintenant les clients réguliers des voyageurs de passage. J’ai l’impression que certains reviennent plus souvent que nécessaire, à peine trois ou quatre gallons dans le réservoir, une barre chocolatée et dix minutes de conversation, tous les deux ou trois jours…
Ce n’est pas que ça me dérange, j’ai travaillé assez longtemps chez Billy pour connaître ce genre d’individus. Je m’y suis habituée et j’ai développé une technique pour maintenir juste ce qu’il faut de distance sans les rebuter.
Ce soir, c’est le deuxième week-end après les élections, j’espère que la soirée sera un peu plus calme que la semaine passée. Ronnie m’a bien fait comprendre que c’était bon pour les affaires, mais il n’empêche que je vais encore me retrouver seule pour tenir la boutique. Cette fois, j’ai pris les devants, j’ai mis le Smith et Wesson dans mon sac avant de descendre ce matin. Sa compagnie me rassure, même si j’espère bien ne pas avoir à le sortir. Je suis aussi plus sereine de savoir que c’est moi qui l’ai et non Becky. Pas la peine de compter sur elle ce soir encore. Elle m’a prévenue dès hier, elle passe le week-end chez des amis. Inutile de demander d’explications, elle reviendra dimanche soir, raccompagnée dans une voiture de sport ou un vieux pick-up, plein de garçons encore à moitié ivres. Je dois avouer que sa contribution à la caisse commune est plus que généreuse, mais Topeka est une petite ville et elle en aura vite fait le tour.
Côté finances, nous nous en tirons plutôt bien. Avec l’aide de Ronnie, nous avons vendu le C10 plus cher que nous l’avions acheté à Memphis et comme nous ne payons pas de loyer, notre pécule s’arrondit. D’ici la fin de la semaine prochaine, nous aurons presque trois mille dollars de côté. Nous allons pouvoir acheter une nouvelle voiture. Comme Becky ne conduit pas et que de mon côté, je ne bouge pas beaucoup, nous n’en avons pas vraiment besoin. Ronnie me laisse utiliser une vieille Ford Falcon qu’il garde pour les clients qui déposent leur voiture à l’atelier. C’est bien assez pour aller faire les courses une ou deux fois par semaine. Je me dis toutefois que tout cela n’aura qu’un temps et qu’il nous faudra bien tôt ou tard reprendre la route.
La nuit commence à tomber lorsque qu’une voiture du TPD[1] s’arrête devant les pompes. Deux homme en descendent et se dirigent directement vers la boutique. Je me doute que ce n’est pas pour de l’essence, le TPD a son propre garage. L’un des policiers va se servir un café tandis que le second se dirige vers mon comptoir.
« Bonjour, je suis le sergent Schwartz de la police de la ville. Êtes-vous Rebecca Page ? »
Je regarde le flic avec l’air surpris. Je me demande aussitôt ce que Becky a encore bien pu faire.
« Non, ce n’est pas moi, je suis Jennifer Boudreaux, je travaille pour Ronald Black. Becky, enfin Rebecca n’est pas ici pour le moment.
— Elle vit bien ici n’est-ce pas ? insiste l’officier.
— En effet, nous occupons le logement au-dessus de l’atelier.
— Quelle relation avez-vous avec Mademoiselle Page, elle est de votre famille ?
— Non, non, nous partageons le logement pour faire des économies, c’est tout.
— Vous n’êtes pas à Topeka depuis longtemps me semble-t-il. D’où venez-vous ? vous avez l’accent du Sud. Qu’est-ce qui vous amène ici ? »
Je sens des gouttes de sueur froide couler le long de mon dos. Mon cerveau carbure à toute allure. Est-ce que les flics de l’Oklahoma ont lancé un avis de recherche dans les états voisins ?
« Je suis née et j’ai vécu en Louisiane, mon mari est mort dans un accident et j’ai eu envie de changer de vie. J’ai fait la connaissance de Becky, enfin Rebecca, il y a quelques semaines, et nous avons décidé de faire un bout de route ensemble.
— Je vois, me répond le sergent, pas vraiment convaincu par mes explications. Savez-vous quand Mademoiselle Page doit rentrer ?
— Demain, je suppose, elle ne me donne pas trop de détails vous savez !
— Qu’est-ce que vous savez d’elle au juste ? Que fait-elle de ses journées ? Elle ne travaille pas ?
— Elle m’aide ici, de temps en temps, balbutié-je.
— Écoutez-moi, Madame Boudreaux ! Je n’ai rien contre vous, mais je préfère vous mettre en garde. On nous a rapporté que votre amie se livrait à des pratiques que nous n’aimons pas trop dans cette ville. Je repasserai un autre jour, mais je vous invite à prévenir cette Becky, il cracha ce mot avec mépris. Elle doit cesser immédiatement de se livrer à la prostitution clandestine ou nous prendrons des sanctions. Je crois que vous m’avez bien compris.
— Oui, oui, je lui dirai que vous êtes passés, bien sûr.
— Par ailleurs, je ne crois pas que Ronnie serait ravi d’apprendre qu’il héberge une petite pute chez lui… »
Le policier interpelle son collègue qui sort sans payer son café.
Je m’appuie au comptoir le temps de reprendre mes esprits. Bien entendu, je me doutais bien qu’un jour ou l’autre les activités de Becky finiraient par lui créer des problèmes. Le seul point positif, c’est qu’ils ignorent tout de ce qui s’est passé à Memphis et à Tulsa. Une fois de plus, je suis obligée de me poser la question. Qu’est-ce qui me lie à Becky ? Nous nous connaissons depuis combien de temps ? Même pas deux mois. Pourquoi est-ce que je suis obligée de la trainer comme un chewing gum sous ma semelle ? Je ne demande pas grand-chose après tout, Memphis, Tulsa ou Topeka, je pouvais m’accommoder de tout, mais une fois de plus, je risque d’être obligée de repartir vers l’inconnu. Il nous faudra avoir une conversation sérieuse, dès le retour de Becky. Je me doute bien de ce qu’elle va me répondre.
[1] Topeka Police Department
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