Explication

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Topeka, Kansas

Dimanche 16 novembre 1980, 14h00

Je me réveille patraque ce dimanche matin. J’ai eu du mal à m’endormir, je pensais à ce que m’avait dit le flic un peu plus tôt. Je n’arrivais pas à décider. Une voix en moi me disait de partir seule, d’abandonner Becky à ses démons, de lui laisser ce flingue, cause de tous nos problèmes. Je n’avais que trente-cinq ans, il était encore temps de redémarrer une nouvelle vie, dans un coin où personne ne me connaitrait, en Californie par exemple. Je commençais à élaborer un scénario lorsque un autre son se fit entendre dans ma tête, ma conscience sans doute, qui me disait que je ne pouvais pas laisser la jeune fille derrière moi, c’était la condamner à coup sûr à sombrer dans la prostitution sordide, camée et soumise à un type qui abuserait d’elle jusqu’au bout. À minuit, je n’avais pas trouvé le sommeil. Je me suis relevée et je suis descendue dans la boutique. J’ai pris une bouteille de bourbon et je suis remontée. J’ai bu plusieurs verres et j’ai fini par m’assoupir sur le canapé.

Je prends deux Tylenol pour faire passer le mal de tête. Il me faut ouvrir les pompes et la boutique. La station est toujours assez fréquentée le dimanche matin, ce sont surtout des familles qui viennent en ville pour l’office, j’ai même eu une remarque un jour, d’une femme qui m’a demandé quelle église je fréquentais. Je lui ai gentiment expliqué que si j’étais moi aussi à l’église, il n’y aurait personne pour lui permettre de prendre de l’essence !

J’aurais pu lui dire que j’avais été élevée dans la religion catholique, mais j’ai préféré éluder la question. De toute façon, je crains de ne plus trop croire en Dieu depuis quelques années. J’ai presque toujours travaillé le dimanche et ça fait bien longtemps que je n’ai pas mis les pieds dans une église. Je pense que ça ne fait pas de moi une mauvaise personne. Je me souviens quand même de mes leçons de catéchisme. Le curé nous disait qu’il fallait aimer son prochain comme soi-même. J’ai mis un peu de temps à comprendre ce que cette phrase voulait dire. Aujourd’hui, je crois que ça signifie qu’il faut que j’aide Becky une fois de plus.

Je ferme la boutique à midi et je monte dans notre logement pour me préparer un plat simple. Je suis le plus souvent seule pour les repas, ça ne me dérange pas, de toute façon, je n’ai jamais été une grande cuisinière. Becky n’a toujours pas donné signe de vie.

Je m’allonge sur le canapé, la télévision allumée en bruit de fond. Je crois bien que je commence à somnoler quand j’entends le bruit d’une voiture sous la fenêtre. Le temps que je me lève, je ne vois que l’arrière d’une Camaro jaune qui file dans un nuage de poussière. Becky entre tout de suite après. Elle laisse tomber son sac près de la porte et file dans sa chambre sans dire un mot. Je regarde l’heure, il est un peu plus de deux heures. Becky réapparait deux minutes plus tard, en sous-vêtements, pour se diriger vers la salle de bain.

« Becky, il faut qu’on parle… »

Je n’ai pas le temps d’en dire plus. Elle a déjà refermé la porte. Elle ressort quinze minutes plus tard, juste vêtue d’une serviette autour de la taille, une autre autour de ses cheveux.

« Becky, c’est important ! dis-je.

— Ça peut attendre que je sois habillée, non ? »

Je patiente encore un moment avant qu’elle se décide à réapparaître.

« Qu’est-ce qu’il y a encore de si urgent ? me demande-t-elle sur un ton agressif. »

Je m’efforce de garder mon calme, je ne veux pas entrer dans une confrontation avec elle. Je lui parle de la visite que j’ai eu la veille. Je lui demande si elle a déjà eu affaire au sergent Schwarz. Je crois détecter un moment d’hésitation, mais elle me répond avec aplomb.

« J’ai jamais entendu parler de ce flic. Qu’est-ce qu’il me veut ? Je n’ai rien fait de mal ici. »

Et voilà, c’est bien ce que j’avais imaginé. Cette gamine n’a aucune conscience de ce qui est légal ou non. Et je ne parle même pas de bien ou de mal.

« Tu sais que se faire payer pour coucher avec des hommes, ça s’appelle de la prostitution.

— Je ne suis pas une pute ! Je ne traine pas sur le trottoir. Je sors avec des amis, et ils me font des cadeaux, ce n’est pas interdit !

— Malheureusement, tout le monde ne voit pas les choses comme ça.

— C’est des gros hypocrites, ils trompent leurs femmes et ils trouvent ça normal, je pourrais te donner quelques noms…

— Non, surtout pas, je ne veux pas être impliquée là-dedans. Réfléchis, si tu continues ces pratiques ici, au mieux, tu te retrouveras en prison et…

— Et quoi ? J’ai déjà fui un type qui voulait que je tapine pour lui et j’ai tiré sur un autre derrière un bar. Je sais me défendre.

— Justement, si tu te fais arrêter, tout ça risque de remonter à la surface et tu finiras ta vie dans un pénitencier.

— Pour ce qu’elle vaut, ma vie…

— Tu ne crois pas qu’on pourrait essayer de repartir sur d’autres bases ? Ailleurs, loin d’ici ? Moi, j’aimerais bien aller en Californie.

— La Californie, c’est sûr, ça doit être cool, mais c’est loin !

— C’est vrai, on est juste au milieu des États-Unis, ça fait quelques jours de voyage, mais on n’est pas pressées.

— On n’a même plus de voiture !

— On a quelques économies pour en racheter une ou bien on peut prendre le train !

— J’ai jamais pris le train ! Je suis crevée, on peut en reparler plus tard ? Là, il faut que j’aille dormir. »

Et elle me plante au beau milieu de la conversation.

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