Sinistre retour
Barstow, Californie
Mercredi 17 décembre 1980, 16h00
Le bar commence à se remplir. La température a un peu baissé, on approche de Noël, et les clients préfèrent consommer à l’intérieur. En milieu de journée, à cette époque, il n’y a que des habitués. La plupart sont des employés des compagnies de chemin de fer ou des routiers qui font une pause avant de se lancer dans le désert. Il n’y a pratiquement que des hommes. Je connais bien ce genre de clientèle, j’avais les mêmes chez Billy à Saint Gabriel. Je me dis que ça fera bientôt trois mois que j’ai quitté la Louisiane en catastrophe. Je ne suis pas du genre à regarder en arrière, ma vie est faite de changements perpétuels depuis mes premiers pas dans le camp de Beauregard, mais là, c’est quand même trop rapide. J’aimerais pouvoir m’installer quelque part et y vivre normalement, avoir des amis, sortir de temps en temps. Becky a l’air de prendre son indépendance, c’est peut-être le bon moment. Barstow n’est pas une grande ville, mais ça ne me dérange pas. Roy est un bon patron, je crois qu’il m’apprécie et je suis plutôt bien payée. Je suis interrompue dans mes réflexions par un groupe de trois hommes portant des blousons avec le logo de l’ATSF, Santa Fe, la plus grosse compagnie ferroviaire de l’ouest. Je reconnais le plus âgé, il vient régulièrement, il s’appelle Fred et je crois qu’il travaille à la gare. Je n’ai jamais vu les deux autres.
« Salut Jenny, lance Fred, je t’amène des collègues. D’habitude ils font plutôt des roulements vers l’est, mais pour une fois, ils sont venus jusqu’ici.
— Salut les gars ! Qu’est-ce que ce sera ?
— Sers-nous trois pintes !
— De la Bud ?
— Ouais, répond l’un des nouveaux venus. »
Je tire les trois verres et les laisse reposer quelques instants avant de compléter les niveaux.
« Alors, vous venez d’où ? demandé-je, plus par politesse que par intérêt.
— Flagstaff, en Arizona. Trois cent cinquante miles de désert avec quatre-vingts wagons de céréales au cul. Près de huit heures qu’on est dans la cabine, ça fait du bien de boire une bière fraiche.
— Allez-y, on en a d’autre, je viens de changer le fut ! »
Je les laisse pour servir de nouveaux clients quand je vois entrer Becky, Elle a la tête des mauvais jours. Je comprends que quelque chose ne va pas. Elle vient s’asseoir en face de moi.
« Hello, tu n’as pas l’air dans ton assiette. Il y a un problème ?
— Oui, on peut dire ça ! J’ai pas envie d’en parler ici. Sers-moi quelque chose et on ira discuter derrière après. »
Je lui sers une demi-pinte. Elle l’avale d’un trait, ou presque. Elle avance le verre vers moi. Je comprends et le remplis de nouveau. Je fais un signe à Roy, à l’autre bout du comptoir. Il comprend. Je sors sur le parking, Becky sur mes talons.
« Allez, raconte !
— Fais pas chier avec tes airs de grande sœur, je suis dans la merde.
— Pas besoin de le préciser, ça se voit clairement.
— J’étais à Vegas hier soir et j’ai buté un type. »
Je me mors les lèvres, c’est Encore ! qui voudrait sortir. Au lieu de ça, je lui demande des explications. Comme elle se lance dans de longues justifications, je la coupe.
« On verra les détails plus tard, c’était qui ce type et ça s’est passé où ?
— Je crois que c’était un genre de maquereau, il avait le style rital, comme dans les films de gangsters. On est allés chez lui, je croyais qu’il voulait juste baiser, comme les autres, mais quand j’ai voulu me faire payer et rentrer à l’hôtel, il a essayé de m’en empêcher, il a dit qu’il m’avait achetée ! »
C’est la première fois que Becky admet ouvertement qu’elle se prostitue.
« Alors t’as sorti mon flingue et t’as tiré !
— Oui, je me pouvais pas faire autre chose, c’était de la légitime défense, non ?
— Ça, c’est le juge qui appréciera. Qu’est-ce que tu as fait après ?
— Je me suis barrée vite fait, personne ne m’as vue sortir, et j’ai pris le bus pour rentrer en ville, à mon hôtel. J’ai récupéré mes affaires et mon fric et j’ai repris un train à midi.
— Qui d’autre était présent dans cette maison ?
— Il y avait Rick et le chauffeur, mais ils sont repartis avant que… enfin tu vois, et puis deux autres filles, mais Bob les avait virées aussi.
— Ça fait quand même quatre personnes qui savent que tu est restée seule avec ce type. Ils n’auront pas de mal à te décrire. Et le revolver, qu’est-ce que tu en as fait ?
— Je l’ai gardé !
— T’es complètement dingue, si on t’avait chopée avec ce flingue dans ton sac, c’était au mieux la taule à perpétuité. Donne-le moi, cette fois je vais m’en débarrasser définitivement. »
Elle me tend l’arme et s’en va.
« Tu vas où comme ça ?
— Je vais prendre une douche.
— Je ne vis plus au motel. J’ai trouvé un appartement en ville. Tu veux la clé ?
— Je veux bien, oui. »
Je lui donne l’adresse.
« Je termine à dix heures. Si tu as faim, le frigo est plein. »
Je la regarde s’éloigner. Je ne sais pas ce qu’elle a dans le sang. Elle me fait penser à Bonnie, mais elle n’a pas trouvé son Clyde[1].
J’ai glissé machinalement le Smith & Wesson dans ma poche. Je ne peux pas le garder. Je me dirige vers le triage. Sur la voie la plus proche, un train de charbon attend le signal. Personne en vue. Je monte sur la plateforme puis sur l’échelle, j’essuie les empreintes avec mon tablier et je balance le revolver dans le charbon. Bon débarras !
[1] Bonnie and Clyde, couple de criminels célèbres
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