Résolution
Barstow, Californie
Jeudi 25 décembre, 9h00
La soirée de Noël a constitué une pause chaleureuse dans ma vie d’errance. Quand je suis arrivée chez Roy, la table était mise dans la salle à manger et une agréable odeur montait de la cuisine. C’est Peggy qui m’a accueillie en parfaite maitresse de maison, un tablier autour de la taille.
« Salut Jenny, c’est sympa d’avoir accepté de fêter Noël avec nous. Papa était vraiment heureux quand il est rentré à la maison et qu’il m’a demandé de mettre un couvert de plus. La vie n’est pas drôle tous les jours depuis la mort de Maman.
— Je suis désolée, je ne savais pas… bredouillé-je.
— Il n’en parle pas souvent. Ça fait déjà quelques années, j’étais encore enfant. Un sale cancer, ça a été très vite. Et depuis que mes sœurs se sont mariées, c’est un peu moi qui tient la maison. Heureusement qu’il y a Lucia, la femme de ménage !
— C’est toi qui a préparé tout ça ? demandé-je un peu gênée.
— La déco, c’est Papa et pour la cuisine, c’est surtout Jeff, le cuisinier, qui a tout préparé, je n’ai eu qu’à mettre au four. »
Notre conversation a été interrompue par l’arrivée de Roy. Ce n’était plus l’homme que j’avais l’habitude de voir au bar, toujours habillé comme un cow-boy, d’un jean et d’une chemise à carreaux. Pour la circonstance, il avait enfilé un costume et noué une cravate sur sa chemise blanche. Je pouvais également sentir un parfum d’eau de toilette plutôt agréable.
« C’est bon, Peggy, tu peux aller t’habiller, je m’occupe de notre invitée. Jenny, tu veux un verre ? »
Je me suis sentie un peu déplacée, avec ma tenue quelconque, sans même un cadeau à offrir.
« Je ne savais pas, j’aurais dû m’habiller…
— Ne t’inquiète pas pour ça, je suis heureux que tu aies accepté de passer cette soirée avec nous. Que veux-tu boire ? Alcool, vin ou bière ?
— Je veux bien un verre de vin, du blanc, si tu en as.
— Du vin de Californie bien sûr ! Il vient d’un drôle de petit village près de l’océan, du côté de Santa Barbara. Il a été construit par des Danois, qui ont reproduit un petit bout de chez eux. L’endroit s’appelle Solvang. C’est Linda, ma fille aînée, qui me l’a fait découvrir, ses beaux-parents en sont fous. »
Roy m’a servie dans un grand verre à pied, très élégant. Le vin était délicieusement frais. Peggy est revenue, vêtue d’une jolie robe à fleurs, et nous sommes passés à table. Durant le dîner, la conversation a lentement basculé des banalités introductives à des questions roulantes de Peggy sur mon parcours. La jeune fille ne connaissait des États-Unis que le sud de la Californie et une partie de l’Arizona. Elle voulait en savoir plus sur la Louisiane, le Mississipi et les grandes plaines. Elle aurait aussi voulu comprendre pourquoi j’avais quitté ma région natale pour cette vie nomade. Que pouvais-je lui dire ? Je brodais une histoire de famille, que j’avais déjà servie plusieurs fois pour justifier mon départ. Je fus soulagée quand elle a changé de sujet pour parler de cinéma, de musique et des études qu’elle envisageait de suivre à l’UCLA, l’université de Los Angeles. Après le repas, elle nous a laissés seuls, Roy et moi, à finir la bouteille de vin.
J’ai senti une curieuse sensation s’installer entre nous. Cette situation me semblait un peu incongrue. Après tout, Roy était mon patron, nous ne nous connaissions que depuis un mois, et j’étais dans son salon, un verre à la main. Avait-il quelque chose en tête ? Nous étions veufs tous les deux, il n’y aurait eu aucun vice à ce que nous envisagions quelque chose ensemble. Qu’avait-il dit déjà ? Il n’y a pas de mal à unir nos solitudes !
Des hommes, j’en rencontrais tous les jours, dans un bar, c’est normal, mais depuis l’épisode avec ce type chez Billy, il n’y avait eu que la nuit dans le mobil-home de Chad. Après tout, pourquoi pas ? Roy était plus âgé que moi, mais encore très séduisant dans sa tenue du dimanche. Peggy avait dû le sentir, c’est sans doute pour ça qu’elle nous avait rapidement laissés seuls. Roy a ouvert une autre bouteille, m’a servi un autre verre et nous avons partagé nos vies. Quand je suis arrivé au dernier chapitre à Saint Gabriel, j’ai décidé de tout mettre sur la table. Je lui ai raconté mon agression et ma fuite irréfléchie, puis l’engrenage infernal. Il m’a écoutée, il ne m’a pas interrompu, il n’a pas posé de questions. Quand j’ai terminé mon histoire par le coup de téléphone de Vegas, il a attendu quelques secondes avant de s’exprimer.
« Tu ne pourras pas passer ta vie à fuir, Jenny. Mieux vaut faire face. Barstow est une petite ville et je connais tout le monde. Si ce type se pointe par ici, on ne pourra pas le rater et alors, on ne manquera pas de volontaires pour lui régler son compte, crois-moi.
— Vraiment ?
— C’est comme ça qu’on règle les problèmes dans l’Ouest.
— Je n’ai même plus le revolver, je l’ai balancé dans un wagon de charbon.
— Tu as bien fait ! Je t’en trouverai un autre, mais j’espère que tu n’auras pas à t’en servir, et il faudra faire en sorte que Becky ne mette pas la main dessus. »
C’est à ce moment qu’il s’est rapproché et qu’il m’a embrassée.
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