Chapitre premier
Il y aura un avant et un après Chiparlart. Le monde des arts et sa plus lointaine humanité sauront-ils en convenir lorsqu’ils découvriront dans l’œuvre foisonnante un intime et presque douloureux vade-mecum ? Le conservateur qui se mettrait en tête d’organiser une rétrospective s’exposerait, je le crois, à de fortes déconvenues, d’ordre d’abord logistique. Où loger en effet cet immense baobab grandeur nature, hommage à la littérature oulipienne, reconstitué en bas résille et en haubans tressés ? Que faire de ce musée du vide et de la vertigineuse vacuité de ces panneaux blancs par centaines ? Que faire de ce bric-à-brac, capsules, médaillons, boutons de porte de formats identiques, pots et bocaux remplis de clous, de mégots, de poussière du grenier, de ces paillassons, de ces jerricans, des ces ombrelles, de ces nids d’hirondelles, de ces organigrammes, de ces dentiers, des ces essoreuses, de ces caddies, de ces coquilles d’huîtres, de ces safaris-photos, de ces lèchefrites, de ces mappemondes, de ces plaques minéralogiques, de ces idéogrammes réunis puis dispersés sur les cinq continents au gré d’une géniale fantaisie ? Cinq continents, que dis-je ! C’est oublier le continent austral également investi par Henry Chiparlart lorsqu’il voulut y créer son parc des carottes glaciaires surveillé par un géant de glace, hominidé à tête de lapin !
Henry Chiparlart n’est pas un artiste de salon, son œuvre n’est pas réductible à une thématique, si brillante soit-elle, et l’art contemporain doit se féliciter d’être, grâce à lui, parvenu à ce niveau de perfection qui veut que l’œuvre ne soit même plus visible !
J’ai pour la première fois croisé Henry Chiparlart dans les tourbières des Hautes-Fagnes en Belgique. Il y filmait toutes les métamorphoses du tétard. Henry Chiparlart affectionnait la matière brute et son objectif, loin du film animalier où l’on prend un œuf pour en faire une autruche en deux ou trois séquences expéditives, était bien de rapporter dans une séance de 24 heures ininterrompues le plus imperceptible des mouvements de mue du tétard ardennais. Il n’était, comme il devait me l’avouer bien plus tard devant un jus de pamplemousse aux amphétamines, plus trop certain de la chronologie des certaines séquences tant les tétards se ressemblent entre eux à quelques heures d’intervalle, mais la difficulté d’inventaire n’entravait en rien sa veille obstinée. Henry a vécu près de huit semaines dans l’intimité des larves du batracien, les pieds envasés dans quelque sombre tourbe, négligeant de boire ou de manger de peur de manquer irrévocablement un mouvement décisif du tétard, potentiellement grenouille ou crapaud. Henry Chiparlart a eu cette passion d’inventorier jusqu’où les plus pointilleux des chercheurs, des collectionneurs, des numismates, des philatélistes, se garderont toujours d’aller, de crainte de verser dans la schizophrénie. Il ne se séparait jamais à cette époque d’une série de vieux annuaires téléphoniques qu’il emportait jusque dans ses plus lointaines périgrinations, ne manquant jamais de s’enquérir, dans les hôtels où il descendait de la possibilité de récupérer quelque vieux bottin périmé oublié dans un placard et susceptible d’enrichir sa collection. Cette passion des annuaires, des catalogues, des collections, des listes, des inventaires, des répertoires, des litanies, du tout comme du rien, fit de Chiparlart un agent-recenseur universel autant qu’illusoire et c’est à grand-peine que nous entreprenons sa biographie tant la chronologie, les faits, les dates sont des colifichets ou des amusettes au regard du grand oeuvre chiparlarien.
Henry Chiparlart est né le 13 novembre 1957 en d’étranges circonstances sur le récif dit du Grenadier au large de Brest. Sa mère, en déni de grossesse, s’était embarquée clandestinement la veille sur le chalutier de la Grosse Soisic dans l’espoir de se faire débarquer quelques jours plus tard sur les côtes d’Irlande. Elle était tombée follement amoureuse en visitant les catacombes à Paris l’été précédent d’un séminariste irlandais qu’elle prétendait rejoindre grâce aux campagnes du hareng. À peine le chalutier eut-il quitté la rade de Brest que l’équipage entendit du fond de la cale un râle à peine humain qui tétanisa le capitaine au point d’échouer son bateau sur l’une des aiguilles rocheuses que surplombe le phare du Petit Minou. Henry Chiparlart parut au monde quelques minutes après ces tristes événements, entre les mailles d’un filet, accouché par les marins-pêcheurs sur un bout de rocher léché par la langue des vagues, entouré des débris calcinés du bateau. On peut augurer, après une mise au monde aussi périlleuse, du destin peu banal d’Henry Chiparlart. Soit que les circonstances exceptionnelles développent en nous des facultés hors du commun, soit qu’une personnalité exceptionnelle interpelle les plus extraordinaires événements, Henry Chiparlart a dû naître pour conjurer la monotonie de nos existences médiocres, nécessiteuses et vaines.
L’enfant apparaît dans un foyer désuni. Son père, aide-soignant en service neurologie, taxidermiste à ses heures, le reconnaît sans être tout à fait certain, au jour du baptême, que le couffin qu’il emporte sur les fonds baptismaux puisse être homologué comme étant proprement le sien. Sa mère, tour à tour princesse russe, modèle pour artiste peintre, chanteuse d’opérette, entremetteuse puis faiseuse d’ange n‘est pas un parangon de vertu. Les deux ensemble vont pourtant s’attacher à cet enfant de belle taille, aux joues rebondies et aux yeux scrutateurs…
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