Au milieu d’une étendue herbeuse, sous un grand arbre, se dressait un véhicule. Il était semblable à un petit camion au-dessus duquel on aurait posé un toit de plaquettes marron. Si l’on oubliait les roues et la cabine du conducteur, on pouvait se croire devant une sympathique maisonnette. Les murs en bois roussis par le soleil avaient une belle teinte caramel et de petites fenêtres y étaient encastrées. À travers des rideaux translucides émanait une douce lueur orangée. Pour parfaire le tout, une porte accueillait les visiteurs avec une pancarte sur laquelle était écrit en lettres multicolores « Bienvenue dans la Cabane ! ». C’était là qu’habitait Anna avec ses parents. Une petite habitation sur roues avec laquelle ils traversaient le monde. Toute aussi petite que pût être leur maison, elle contenait tout ce dont ils avaient besoin pour mener une existence simple et confortable.

L’habitation sur roues était stationnée sur la propriété d’un paysan. Ce dernier avait accepté de leur prêter la place quelques jours pour un montant réduit. Les maisons les plus proches étaient à quelques centaines de mètres, de sorte qu’en soirée, les bruits de la nature couvraient le paysage sonore. Aussi étaient-ils visuellement isolés par un talus verdoyant, surmonté d’épaisses broussailles. Le seul rappel qu’ils avaient de la civilisation était une la route déserte à quelques dizaines de mètre du van. C’était par celle-ci qu’ils étaient arrivés, et par là qu’ils repartiraient dans quelques jours.

Le soleil se couchait à l’horizon et l’espace semi boisé plongeait lentement dans le calme. À l’intérieur du van, les deux parents finissaient de préparer le repas du soir. Rien ne semblait pouvoir perturber la tranquillité de l’endroit. Rien ? C’était sans compter sur une certaine jeune fille qui arrivait au pas de course, le bras tendu devant elle, brandissant fièrement son trésor du jour.

Sortant du bois, Anna se précipita vers la porte et l’ouvrit brusquement pour lâcher à bout de souffle : « J’ai trouvé… J’ai trouvé une perle de magie ! »

Seulement à moitié surpris par ce débarquement explosif, ses parents l’invitèrent calmement à rentrer. Elle aurait tout le temps de leur raconter ses exploits de l’après-midi pendant le repas. Encore pantelante, elle enleva ses bottes et s’empressa de refermer la porte pour éviter que le froid ne s’engouffre dans la minuscule demeure.

L’intérieur de la Cabane était un véritable nid douillet. Il y régnait une légère odeur de bois, mêlée à quelques parfums plus doux et sucrés. On y trouvait tout à échelle réduite, dans des teintes allant du brun chocolat au blanc crème, passant par un orange pâle couleur potiron. Une table juste assez large pour accueillir trois personnes prenait place devant un canapé. Ces deux éléments, d’un côté du véhicule, faisaient face à la porte, à côté de la cuisine où se bousculaient plaque de cuisson et évier. Ce dernier était momentanément recouvert d’un plateau où une femme aux cheveux mi longs y coupait des légumes. À côté, un homme aux bouclettes brunes s’occupait de remuer le contenu d’une casserole à hauts rebords.

Carole et Alfred étaient aux yeux de leur fille, de chouettes parents. Tant qu’elle respectait les règles, ils ne la grondaient pas trop et lui laissaient beaucoup de libertés. Le seul défaut qu’elle leur connaissait était leur grande étourderie. Il n’était pas rare qu’elle dût leur rappeler d’effectuer certaines tâches, comme de penser à remplir les bidons d’eau, ou de racheter des légumes frais. Dans le foyer, chaque membre veillait sur les autres, adultes comme enfant.

Il était l’heure de passer à table. Le contenu d’une petite marmite fut réparti dans les trois assiettes creuses posées sur la table. Il s’agissait d’une épaisse soupe de courge, agrémentée de graines aux saveurs de noisettes. Les premières minutes du repas s’écoulèrent silencieusement car le froid creusait les appétits et chacun mangeait avec hâte. Puis, tandis que les estomacs se remplissaient, la conversation prit.

Anna attendait un moment qui lui paraissait propice pour faire part de sa découverte. Glissant sa main sur la table le poing vers le haut, elle leur annonça une nouvelle fois sa découverte avant d’ouvrir ses doigts pour découvrir son trésor. La réaction était à la hauteur de ses espérances.

« Mais c’est un véritable trésor ça ! » S’ébahit son père.

De son côté, la mère pris son temps d’observer minutieusement la bille avant d’émettre son jugement.

« Je confirme, cette petite pierre est très jolie… et intrigante. Quelque chose en elle m’échappe. Elle est d’un charme insaisissable. Garde-la précieusement. » conclut-elle avec un sourire.

Satisfaite par la réaction de ses parents, elle se sentit encouragée à partager le récit de son aventure pour la trouver. Comment elle avait réalisé que la magie était en train de disparaitre, comment elle avait presque négligé le petit cercle de terre ennuyeux, et comment, finalement, elle avait réussi à y ramener la magie et découvert sa perle. Ces parents ne semblèrent toutefois l’écouter que d’une oreille tandis qu’ils débarrassaient la table et lavaient la vaisselle, aussi, finit-elle par les laisser pour aller faire sa toilette de soirée. Bientôt viendrait son moment préféré de la journée : l’heure des contes.

La petite famille avait pour habitude de se réunir régulièrement avant d’aller dormir pour raconter des histoires. Au fil des années, c’était devenu un rituel auquel ils se pliaient au moins trois soirs par semaine, et parfois même plusieurs soirs d’affilée. Lorsque le temps était suffisamment chaud, ils s’installaient dehors sur leurs chaises pliables à l’ombre d’un grand arbre ou sous la fraicheur des étoiles. Lorsque les saisons froides approchaient où que le climat se faisait rude, ils restaient à l’intérieur. Malgré l’espace restreint, ils pouvaient facilement réaménager le coin repas en petit salon. Après avoir replié la table, ils encastraient son plateau de telle sorte qu’il prolonge le canapé. Ils y déposaient alors de nouveaux coussins et venaient s’y installer confortablement, parfois se partageant une couverture.

Une fois confortablement installés, la mère d’Anna racontait le début d’une histoire qu’elle connaissait. Elle avait lu beaucoup de livres et possédait une excellente mémoire, ce qui lui permettait de réciter presque mot pour mot le premier chapitre d’un récit qu’elle avait lu des mois auparavant. Pendant ce temps, Anna mettait son imagination en marche, captant toutes les idées qui pouvaient lui venir. Dès qu’elle en avait assez, elle reprenait le fil de l’histoire qui lui était inconnue, et inventait une suite. Parfois, elle imaginait un scénario proche de celui du livre, parfois son improvisation partait dans des directions totalement opposées. Cela n’avait aucune importance. Une fois qu’ils étaient lancés dans une direction, ils poursuivaient aussi longtemps qu’ils en étaient capables, reprenant chacun à tour de rôle le flambeau pour inventer une suite à l’intrigue, créer de nouveaux rebondissements et rendre l’histoire la plus drôle et la plus intéressante possible.

Lorsqu’il s’agissait d’inventer une histoire, chacun avait ses qualités et ses défauts. Anna insistait pour mettre de la magie partout, ce qui laçait parfois les parents. Ils ne pouvaient toutefois que s’en prendre à eux-mêmes puisqu’ils avaient longtemps été les instigateurs de cet enthousiasme, eux-mêmes férus de récits extraordinaires.

Carole, le rat de bibliothèque, aimait enrichir les histoires avec ses connaissances sur des sujets divers et variés. Il lui était ainsi déjà arrivé de leur parler de botanique, de mécanique, de géographie ou même de mathématiques. Elle détestait tout particulièrement que l’on résolût les problèmes de l’intrigue à l’aide d’un coup de baguette magique et elle insistait pour que les deux autres conteurs se creusent les méninges pour trouver une solution qui suivît les contraintes qu’elle leur imposait. Cela avait conduit plus d’une fois à ce que l’histoire dévie sur de longs débats où chacun en tirait quelques nouvelles connaissances ou réflexions.

Alfred, le comique, aimait tout particulièrement incarner les personnages. C’était lui qui donnait vie aux récits, prenant tantôt la voix grave et caverneuse d’un vieux sage, tantôt le ton pincé et aigu d’un jeune vagabond. Il avait un véritable talent d’acteur et savait mener ses auditeurs des larmes aux éclats de rires.

Ce soir-là, Anna insista pour que leur nouvelle histoire soit en lien avec sa bille. Après une intense réflexion, la mère commença.

« Je crois me rappeler d’une histoire que j’ai lue il y a longtemps dans un livre de contes pour enfants… Il n’y a pas de bille, mais l’histoire parlait de la disparition de la magie. Ça m’a rappelé ce dont tu nous parlais tout à l’heure Anna. »

À moitié convaincue, mais heureuse de constater que ses paroles avaient atteint au moins un de ses parents, la jeune fille accepta d’entendre cette histoire. Le père qui était d’humeur suiveuse n’émit pas d’objection, et le récit commença.

« Il y a fort longtemps, dans des contrées lointaines, se tenait un royaume où la magie était partout. On y trouvait des fées, des esprits, et toutes sortes d’être étranges dont nous avons aujourd’hui oublié le nom. Ce royaume prospérait, dirigé depuis toujours par la puissante Reine des Fées. Un jour malheureux, on découvrit toutefois que la souveraine était atteinte d’une terrible malédiction qui devait mettre un terme à son règne millénaire. On chercha longuement un antidote, mais on eut beau faire appel aux plus grands savants du monde, personne ne parvint à ôter le mauvais sort. Il fallait dire, la Reine était de loin la magicienne la plus puissante du monde connu. Si elle-même n’était pas suffisamment puissante pour se protéger, personne ne le pourrait. Le temps pressait et on décida finalement, contre le gré du monarque, qu’il fallait penser à la relève. Les sages les plus illustres se réunirent en conseils et créèrent les Grandes Épreuves, un tournois auquel toute âme pouvait prendre part mais qui ne laisserait qu’un vainqueur : un être suffisamment vertueux et puissant, capable de succéder à leur Reine bienaimée.

« Ce que personne ne savait, c’était que la malédiction de la Reine n’affectait pas seulement sa santé, mais aussi sa tête. Cloitrée dans son palais, s’isolant pour ne pas transmettre son fléau, son esprit se pervertit. Elle gouvernait depuis si longtemps que plus personne dans son royaume ne connaissait la date exacte du début de son règne. Lentement, elle se mit à suspecter ses bons et loyaux sujets d’avoir œuvré dans l’ombre pour se débarrasser d’elle. Au fil des saisons, la Reine de Fées se convainquit qu’elle avait été piégée et entra dans une fureur terrible. Agissant dans l’ombre et la solitude, elle organisa seule sa vengeance.

« Lorsque vint le jour de l’ouverture des Grandes Épreuves, la Reine des Fées se présenta déguisée en jeune fille. Sa puissance était telle que personne ne put contrefaire les sorts qui la camouflaient, et elle put entrer en passant inaperçu. Elle passa les épreuves les unes après les autres et se maintint sans effort parmi les meilleurs. En arrivant à la dernière épreuve, il ne restait plus que dix participants, s’étant illustrés pour leur bravoure, leur puissance, leur esprit d’équipe, en somme, toutes les qualités recherchées pour un souverain. La dernière épreuve demandait toutefois une qualité qui n’avait pas été testée jusque-là : l’humilité. La Reine des Fées corrompue par la malédiction échoua misérablement. De rage d’avoir été écartée si près du but, elle dévoila sa véritable identité et… »

La mère d’Anna s’arrêta un instant. Toute aussi prise dans son récit que ses deux auditeurs, elle avait failli oublier que l’une d’entre eux était encore relativement jeune. Sa fille protesta de ce silence et elle reprit. « Et… furieuse, la Reine des Fée, très puissante, envoya les autres participants très, très loin, de sorte qu’ils ne puissent jamais revenir sur son royaume, tenta-t-elle, avec moins de convictions.

– C’était pas ça que t’allait dire ! la démasqua la jeune fille.

– Si, si ! Je ne me rappelais juste plus très bien ! J’ai lu cette histoire il y a très longtemps… Il y avait une histoire de portails magiques il me semble. Je crois que c’est par là qu’elle les a envoyés. »

La jeune fille n’insista pas et l’histoire reprit.

« Débarrassée de autres prétendants au trône, la Reine se présenta au conseil des illustres sages sans se déguiser, déclarant être la seule gagnante des Grandes Épreuves. Ne pouvant pas l’accepter, ils tentèrent de la raisonner, mais ils ne réussirent qu’à accroitre sa colère. Alors, la terrible reine se débarrassa – en les envoyant à travers ses portails magiques – de toute personne qui refusait qu’elle reste reine. Le royaume qui avait été si prospère tomba lentement en décadence. Les magiciens puissants s’enfuirent, les elfes créèrent des grands portails pour partir vers d’autres mondes, et lentement, toute la sagesse quitta le royaume.

« La terrible reine demeura seule au pouvoir pendant de longues années encore. Privé de ses sages et des magiciens aux pouvoirs vertueux, le peuple finit par oublier que la magie avait été longtemps la raison de leur prospérité. Ils ne connaissaient plus que le pouvoir terrifiant de la reine maléfique et plus personne ne voulait d’elle. Lors d’un un éclair de lucidité, elle comprit qu’elle avait mené son royaume à sa perte et parti elle aussi en exil, là où elle ne pourrait plus jamais causer de tort. »

Elle s’arrêta, se creusant la tête pour se rappeler la suite. « C’est tout ? s’insurgea Anna. C’est trop triste si ça se finit comme ça ! Moi je veux savoir comment la magie est revenue dans le royaume ! »

– Eh bien je propose que tu nous racontes la suite, intervint le père.

– Ça pourrait être l’histoire d’une petite fille qui vit dans ce royaume où il n’y a plus de magie, mais elle ne le sait pas, et elle trouve un jour une perle de magie dans la nature… mais je ne sais pas vraiment ce qu’elle pourrait faire avec cette perle de magie… soupira-t-elle. C’est pour ça que je voulais une histoire avec une perle de magie.

– Oh, maintenant que tu en parles, ça me rappelle la fin du livre, reprit la mère. C’était pour ça que je voulais raconter cette histoire. Ils concluaient en disant que la magie avait disparu parce que plus personne ne voulait y croire. Tu vois, la reine avait été reine pendant très longtemps encore. Durant plusieurs générations, plus personne n’avait connu de belle magie, alors plus personne n’aimait la magie, et quand la reine a disparu, et bien tout le monde s’est dépêché d’oublier la magie, et c’est comme ça qu’elle a disparu.

– Donc… il suffit de croire à la magie si on veut la faire revenir ? »

La jeune fille regarda ses parents à tour de rôle avec espoir. Ils s’échangèrent un regard et grimacèrent. À la formulation, ils comprirent qu’elle ne parlait plus de contes. « Dans les histoires, probablement, mais dans notre monde… c’est certainement plus compliqué… avoua le père. C’est pour ça qu’on raconte des histoires. Pour ramener un peu de magie dans notre monde aussi. »

Il conclut avec un sourire, mais Anna fronça les sourcils. Elle jeta un bref coup d’œil à sa bille blanche qu’elle tournait toujours entre ses doigts. Il lui sembla un instant qu’elle était un peu plus terne qu’avant, moins brillante, comme lorsqu’elle l’avait vu pour la première fois et failli la jeter loin.

« Moi, je pense que c’est peut-être plus compliqué ici que dans les histoires, mais que pour faire revenir la magie, il faut de toute façon commencer par y croire, reprit-elle avec fermeté.

– C’est évident. » conclut le père.

Comme Anna était arrivée plus tard de ses excursions, ils ne prolongèrent pas longtemps leur séance de contes et toute la famille se prépara pour aller dormir.

La jeune fille s’était glissée dans son lit, aménagé au fond du véhicule, au-dessus d’un meuble de rangement. Au-dessus de sa tête pendaient une série de petites étoiles confectionnées au crochet. Des étoiles ou des fleurs. Leurs formes pouvaient en vérité laisser à interprétation. Gardant toujours sa perle avec elle, elle leva sa main au milieu de son plafond décoré, et observa un instant la bille entre ses doigts. Dans la pénombre, il devenait plus difficile de dire si elle brillait ou non. Parfois, elle semblait clairement phosphorescente et soudain elle était à nouveau terne. Fermant le poing et fermant les yeux, Anna répéta quelques fois pour elle-même : « Je crois à la magie. Je crois à la magie ! » jusqu’à ce qu’elle se sente lentement envahie par la fatigue. Laissant son poing retomber à côté d’elle, elle se tourna et entrouvrit les yeux pour regarder la bille. À deux doigts de s’endormir, il lui sembla apercevoir un instant la petite perle briller de mille feux. Elle s’endormit avec un sourire.