Voyage Impromptu

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La vie dans la Cabane se déroulait en cycle composé de deux phases. Pendant de nombreux mois par an, ils voyageaient d’une ville à l’autre. Leur activité pécuniaire principale était la vente d’objets artisanaux. Grâce aux talents d’Alfred pour la vente, ils arrivaient sans peine à écouler leurs marchandises. Après ces périodes actives, ils s’arrêtaient dans des camps de la Communauté des Voyageurs pour réapprovisionner leurs réserves et faire examiner leur véhicule. Ils alternaient, passant jusqu’à trois mois à voyager, puis quelques semaines dans un des centres.

Concernant leur vie quotidienne en voyage, elle consistait en une routine bien rodée. Chaque matin, après le petit déjeuner, un des parents restait pour donner des cours à Anna, tandis que l’autre s’occupait à diverses activités. Lorsqu’Alfred était libre, il prenait sa bicyclette et se rendait au marché le plus proche. Emportant quelques marchandises dans un charriot arrière, il montait un stand miniature où il vendait les quelques babioles qu’il avait emportées. En témoignage de son talent pour la négociation, il revenait souvent les mains vides et les poches remplies de billets.

Lorsque la matinée appartenait à Carole, elle s’adonnait à son passe-temps favori : l’optimisation. En effet, comme ils vivaient avec un budget réduit, il leur fallait parfois adapter leur mode de vie pour être sûrs de ne manquer de rien. Petit génie de ses années d’école, la mère de famille aimait utiliser ses méninges. Elle s’en servait pour trouver des astuces afin réduire au maximum leur consommation en énergie et faire des économies. Elle avait ainsi appris à reconnaitre les plantes comestibles poussant dans la nature et savait les cuisiner. Elle connaissait aussi le véhicule par cœur et aucune réparation ne se faisait sans son avis expert. Afin d’alimenter son insatiable soif de connaissance, elle profitait également de chaque passage près de villes pour se rendre dans des bibliothèques. Ces jours-là, elle disparaissait pour ne revenir qu’en début de soirée.

Après sa matinée d’étude, Anna avait l’après-midi pour s’occuper comme elle l’entendait. Souvent, elle aidait ses parents aux divers travaux qu’ils se donnaient, comme de laver la Cabane, confectionner quelques objets qu’ils tentaient de vendre, ou simplement explorer les environs. De temps à autre, ils lui trouvaient des activités à faire avec des personnes de la région. Elle avait ainsi appris la méditation avec des moines, ou à tailler du bois chez un bûcheron. Parfois, ils la laissaient trouver elle-même ses occupations. Elle n’avait alors que son imagination pour la distraire. Cela tombait bien car de l’imagination, elle en avait à revendre.

Ce matin-là, Anna ne tenait pas en place. Comme souvent lorsque sa mère lui donnait des cours, elle peinait à suivre. En effet, le rat de bibliothèque avait de piètres compétences en pédagogie. Pour Carole, tout était trop simple et elle ne comprenait pas que sa fille mette autant de temps à assimiler les nouveaux concepts. Les jours où l’élève était bien réveillée et attentive, elles avaient de très intéressantes conversations, mais lorsqu’elle avait la tête à autre chose, la matinée tournait souvent en calvaire pour les deux.

À cause de sa trouvaille de la veille, Anna n’avait aucune concentration. Elle ne cessait de parler du petit objet et voulait que sa professeure lui parlât de magie. L’adulte avait beau insister sur le fait que cette matière ne figurait pas dans la liste des branches enseignées, la jeune fille était têtue comme une mule. Après trois longues heures infructueuses, la mère finit par perdre patience, confisqua la bille et laissa sa fille seule avec son cahier d’exercices. Elle ne récupérerait pas sa petite perle tant qu’elle n’aurait pas fini sa série d’exercices.

Il fallut donc attendre le début d’après-midi qu’Alfred fût de retour. Ce dernier avait de son côté suivit une scolarité de la meilleure qualité durant son enfance et il se rappelait à merveille les astuces que ses professeurs lui avaient donné. Grâce à cela, la leçon fut apprise en une heure, les exercices faits en un dizaine de minutes et la bille fut rendue.

Agacée par ses parents, Anna décida de passer l’après-midi à ses explorations. Sans trop d’hésitation, elle se dirigea vers le parc où elle retrouverait ses camarades de jeu de la veille. Elle avait découvert cet endroit quelques jours auparavant. La Cabane devait reprendre la route dans moins d’une semaine et elle comptait profiter de toutes les occasions qui s’offriraient à elle pour jouer avec ses nouveaux amis.

Il fallait le dire, la vie d’Anna était très différente de celle des autres enfants. La plupart vivaient dans des internats et n’en sortaient qu’à de rares occasions. Dans les villes, seuls les adolescents étaient autorisés à sortir après leurs cours. Dans les campagnes, on trouvait plus souvent des écoles à l’ancienne mode où la garde était partagée entre les parents et l’institut d’éducation. Les seuls endroits où elle était sûre de croiser des enfants de tous âges étaient les camps de la Communauté des Voyageurs. Là, bon nombre de familles stationnaient avec des enfants dont ils avaient la garde complète. Au fil des années, elle s’était même fait quelques amis qu’elle recroisait régulièrement, au gré de leurs aventures. Telles étaient les raisons pour lesquelles elle détestait les villes, appréciait plus les campagnes et aimait tout particulièrement les camps de voyageurs.

Courant à travers le bois grisonnant, Anna était impatiente de retrouver ses amis des derniers jours pour leur montrer sa découverte. Trop pressée, elle arriva bien avant eux et dû attendre un long moment. Elle eût le temps de parcourir plusieurs fois la longue étendue de gazon verdâtre où s’alignaient deux séries parallèles de grands arbres. La plupart des feuilles étaient déjà tombées. Le parc était délimité par des haies de buissons s’élevant à deux mètres au-dessus du sol. Un bon nombre d’ouvertures dans végétation taillée permettaient d’apercevoir de l’autre côté une cour pavée et un grand bâtiment au style architectural ancien. L’espacement le plus large était couronné d’une arche.

Ce fut par ces interstices de la barrière végétale qu’arriva le petit groupe d’enfants. Il y en avait des plus âgés, dépassant les autres d’une tête, qui restaient dans leur coin. Le reste, sitôt arrivé, s’éparpilla sur toute la superficie du parc, comme de l’eau que l’on aurait versé sur une plaque de verre, se répartissant dans tous les coins. Reconnaissant de loin les deux filles avec qui elle avait débattu la veille, Anna les rejoignit aussitôt.

« Vous ne devinerez jamais ce que j’ai trouvé ! » s’écria la jeune fille en arrivant à leur hauteur.

Ses deux camarades étaient en compagnies de nouvelles têtes. Trois autres garçons qui semblaient ne pas tenir en place. Sans prendre garde à eux, elle sorti la perle de sa poche et la tandis devant fièrement à la vue de tous. Les cinq têtes, surprises, observèrent quelques instants l’objets.

« C’est une vieille bille de pistolet à bille ? s’enquit un des garçons.

– Mais non t’es bête ! C’est trop gros, repris un autre.

– Bah… c’est juste une bille… et plutôt moche… »

Cette remarque fit rire les autres. Celle qui était intervenue en dernier était la même qui avait soutenu la veille qu’elle ne croyait en rien de surnaturel. À la grande stupeur de la porteuse, la petite sphère sembla soudain perdre de son éclat pour devenir aussi terne qu’un vulgaire caillou. Interloquée, elle la ramena vers elle et la regarda quelques longues secondes. Elle était à présent incapable de dire si elle avait réellement vu l’objet luire ou si cela n’était qu’un effet d’éclairage, un bref éblouissement. Perturbée, elle passa un instant plus long que prévu à regarder la bille en silence.

« Pourquoi tu voulais nous montrer ça ? »

La question de l’autre fille lui fit relever la tête. Déçue, elle préféra ranger son caillou. « Parfois… elle brille… mais pas aujourd’hui. » lâcha-t-elle laconiquement. Pour détourner l’attention, elle reprit d’un ton énergique. « Alors, on joue à quoi aujourd’hui ?

– On joue à cache-cache ! »

La proposition d’un des garçons fit l’unanimité. Celui qui n’avait encore rien dit fut désigné pour être le chercheur. Tandis qu’il se mettait à compter, tous s’enfuirent en courant. Anna ne fit pas exception. Elle n’avait nullement l’intention d’être découverte en premier. Toutefois, dès qu’elle se fut éloignée de quelques mètres, son trouble précédent la rattrapa. Ralentissant le pas sans s’en rendre compte, elle finit par s’arrêter pour sortir à nouveau la perle de sa poche. Elle lui semblait toujours relativement terne. « Bah alors ? Tu te caches pas ? » La voix de la fille qui ne croyait pas en la magie retentit derrière son dos. Cette dernière s’était simplement glissée derrière un tronc d’arbre du parc. Rappelée à l’ordre, elle reprit sa route en quête d’une cachette.

Le parc possédait trop peu de recoins pour former des cachettes intéressantes. Elle avait vu un des garçons avec qui ils jouaient passer la haie et elle s’empressa de l’imiter. De l’autre côté, elle découvrit un espace pavé où stationnaient une camionnette. Au moment où elle arrivait, un homme en tenue de chantier en claqua la porte arrière et s’éloigna en direction de la maison. Elle attendit qu’il eût disparu par la porte du bâtiment pour courir derrière le véhicule et y établir sa cachette. Cette dernière n'était pas meilleure que de simplement se cacher derrière un tronc. Elle osait toutefois espérer que la distance suffirait à retarder le moment de sa découverte.

En attendant, Anna entreprit d’observer minutieusement sa perle. À l’abris du regard des autres, elle espérait la voir briller à nouveau. Quelques minutes s’écoulèrent. Bien qu’elle se répétât mentalement qu’elle croyait en la magie, la bille resta tout aussi terne et grise que lorsqu’elle l’avait trouvée. Elle finit par perdre patience et la rangea dans sa poche.

Elle était certaine d’avoir vu la perle briller ces derniers jours. Le fait que la bille refuse de briller la contrariait et l’emplissait d’un grand malaise. Que se passait-il ? Ne croyait-elle dont plus assez à la magie ? Avant qu’elle n’eût le temps de véritablement s’inquiéter, le souvenir du conte de la veille ressurgit de sa mémoire.

« Mais bien sûr ! » murmura-t-elle. Elle venait de se rappeler d’un détail. Dans l’histoire que sa mère leur avait racontée, la magie avait disparue car plus personne ne voulait d’elle. Sa camarade qui ne croyait pas en la magie avait donc certainement une influence négative sur la perle !

Anna se dit alors qu’elle était face à une nouvelle épreuve. La veille, il lui avait fallu faire preuve de patience et se forcer à voir la magie partout autour d’elle. C’était ainsi qu’elle avait pu trouver sa perle. Cela n’avait été qu’un avant-goût de la tâche qu’elle avait à accomplir si elle voulait garder dans le monde le peu de magie qui y restait encore. À présent, elle découvrait la réelle menace : toutes les personnes qui ne croyaient pas en la magie avaient un pouvoir bien plus grand que ce qu’elle avait imaginé. Il lui fallait donc trouver un moyen ou un autre de contrer ce pouvoir.

Retrouvant sa résolution, elle sortit une nouvelle fois la perle. Avant de la dévoiler à ses yeux, elle prit toutefois une longue inspiration. « La magie existe. Peu importe ce que disent les autres. Moi je crois en la magie et ça suffit. » murmura-t-elle. Elle ouvrit alors la main et observa longuement la petite bille. Une légère lueur semblait à nouveau émaner de sa surface, mais Anna ne savait dire si cela était réel ou provenait simplement de son imagination. Pour mettre au clair ce questionnement, elle essaya de la regarder à l’abris de la lumière, au creux de ses paumes. Cela n’y changea rien, la perle semblait toujours entourée de cette indiscernable lueur.

La jeune fille jeta un regard circulaire aux alentours, cherchant un endroit sombre où elle pourrait tenter à nouveau son expérience. Après avoir fait deux pas sur le côté, elle remarqua que la porte arrière du véhicule derrière lequel elle se cachait était entr’ouverte. L’homme en tenue de chantier avait dû refermer la porte trop brusquement et ne s’était pas rendu compte qu’elle s’était rouverte. C’était sa chance. Elle jeta un regard furtif vers la haie pour s’assurer que le chercheur de la partie de cache-cache n’était pas à portée de vue, puis elle se glissa discrètement par l’entrebâillement.

Elle referma le battant pour ne laisser qu’un mince filet de lumière s’infiltrer, puis recommença son exercice. Fermant les yeux, elle murmura trois fois « Je crois à la magie. » avant d’observer sa perle à nouveau. Il était toujours impossible de dire si la perle luisait réellement ou non. S’acharnant, elle recommença une deuxième fois, répétant dix fois de suite son mantra. Le résultat semblait toujours le même.

Elle prit alors une longue inspiration, s’assit sur le sol et se mit à répéter encore et encore les mêmes mots, tenant sa petite perle près d’elle. Elle voulait que ça marche. Elle savait que cela pouvait marcher. La veille au soir, elle n’avait eu besoin de le dire qu’à deux reprises pour rendre la perle aussi brillante qu’une étoile. Il lui fallait juste se convaincre suffisamment fort pour chasser le doute que lui avaient mis les paroles de sa camarade. Ses parents avaient vu sa perle et l’avaient trouvée magnifique. Ils n’avaient pas dit cela pour lui faire plaisir, elle en était persuadée. Surtout sa mère. Cette dernière était très critique de tout et cela se voyait lorsqu’elle forçait un compliment pour lui faire plaisir.

Des pensées défilaient dans sa tête à toute vitesse. Elle avait besoin que cela marche. Elle voulait pouvoir prouver à l’autre fille qu’elle avait tort. Si elle y arrivait, alors cela voudrait dire qu’elle pourrait peut-être faire mieux que de simplement préserver le peu de magie qu’elle voyait autour d’elle. Si elle était capable de convaincre l’autre fille, cela voulait dire qu’elle pourrait en quelques sorte faire revenir un peu plus de magie dans le monde. « C’est ça. Faire revenir la magie. » pensa-t-elle.

Se sentant enfin prête, Anna rouvrit les yeux pour découvrir la bille. Un instant, elle brilla de mille feux. Du moins c’est ce qu’il lui sembla, mais la porte s’ouvrit au même instant pour faire passer la lumière, et elle ne sut alors plus si c’était réellement la perle, ou juste la soudaine lumière éblouissante qui avaient joué de ses yeux.

« Qu’est-ce que… »

Une voix grave lui fit lever la tête. Elle reconnut l’homme en tenue de chantier. Intimidée, et comprenant qu’elle avait probablement fait une bêtise, elle s’excusa avec empressement, expliquant qu’elle était juste entrée pour avoir de l’ombre et voir si sa perle brillait dans l’obscurité. Il la dévisagea avec un regard indescriptible lorsqu’elle finit ses explications. Il avait d’épais sourcils et une moustache, ce qui lui donnait un air renfrogné. Cela ne la rassurait pas le moins du monde. Elle se rendit compte après quelques instants qu’elle s’était complètement ratatinée sur elle-même, ce qui lui coupait en partie la respiration.

L’adulte soupira alors, prenant un air maussade qui le rendit encore plus effrayant. Il lui agrippa le bras et la fit sortir du véhicule. La prise était serrée et elle gémit en protestation. Elle allait se mettre à crier lorsque ses yeux tombèrent sur l’environnement extérieur. Elle eût un soubresaut de stupeur et sa voix mourut au fond de sa gorge. La cour pavée devant le parc avait disparu pour laisser place à un parking bétonné. Autour d’eux, on comptait quatre véhicules semblables à la camionnette dont elle venait de sortir. Au-dessus, le ciel était entaché de hauts immeubles gris qui cachaient l’horizon.

Prise de panique, elle ne fit pas le moindre mouvement, regardant autour d’elle sans comprendre. Où était-elle ? Que s’était-il passé ?

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