L’étrange monde des adultes - partie 1
Anna avait déjà traversé nombre de villes, mais elle n’avait jamais connu un recoin qui lui parût si vide, lisse et sans couleur. Avec ses parents, ils allaient toujours dans des endroits dignes d’intérêt. Ils avaient parcouru des rues pavées zigzaguant entre des maisons de briques colorées. Ils s’étaient promenés sur de vastes allées ombrée de grands arbres et décorées de massifs fleuris. Ils avaient longé des bâtiments au style élégant et s’y étaient parfois attardé pour découvrir quelques musées. Ils avaient parcouru des ruelles parfumées sur lesquelles multiples vitrines exposaient toutes sortes de babioles fascinantes et ils s’étaient même ébahis devant des constructions utilisant les dernières avancées technologiques pour défier la force de gravité et arborer toutes sortes de formes improbables.
Dans ce lieu, rien de tout cela. Anna était bien dans une ville, mais l’endroit où elle se trouvait était d’une insipidité affligeante. Le sol de béton rugueux servait de tapis à la petite cour rectangulaire tandis que quatre grandes maisons aux murs d’un beige blafard l’y enfermait. Muette et droite comme un piquet, elle promenait un regard craintif sur les environs, se demandant toujours comment elle avait pu finir dans un endroit pareil. Ses pensées tournaient autour de sa perle qu’elle roulait machinalement entre ses doigts.
Que s’était-il passé ? Peut-être la perle l’avait télétransportée depuis la place de jeu avec les autres enfants. Si tel était le cas, pourquoi l’ouvrier était-il aussi là, avec sa voiture ? Elle se rappelait également avoir entendu des histoires sur des personnes qui voyageait d’un monde à l’autre. Dans l’une d’entre elles, le personnage principal ne se rendait compte qu’après un laps de temps du changement car le monde où il se retrouvait était presque en tout point identique au précédent. Cette idée lui parut la plus effrayante des deux. Comment ferait-elle pour rentrer à la Cabane si elle était dans un tout autre monde ?
Perdue dans ses pensées, elle avait oublié un instant la présence de l’ouvrier. Ce dernier s’était éloigné pour passer un appel et il parlait depuis quelques minutes d’un ton maussade dans son téléphone. Il la fit sursauter lorsqu’il se retourna pour s’adresser à elle à nouveau. Il voulait savoir son nom, son âge et son « numéro d’internat ». Elle put répondre aux deux premières questions mais resta sans voix face à la dernière. Elle ne savait pas ce que cela signifiait. À son grand désarroi, son ignorance sembla énerver encore plus son grand interlocuteur, ainsi que la personne dont elle discernait faiblement la voix par le combiné. L’homme maugréa quelques mots incompréhensibles, probablement une série d’injures, puis il reprit sa conversation qui s’arrêta rapidement.
« J’ai pas le temps de jouer les gardiens d’enfant, alors puisque tu veux faire la maline, la police va venir te chercher pour te ramener chez toi, expliqua-t-il en rangeant l’appareil portatif. T’as intérêt à te tenir tranquille ! »
Cette nouvelle la soulagea légèrement, quoique le ton bourru de l’ouvrier l’inquiétât toujours. Cinq minutes plus tard, une policière rougeaude aux yeux globuleux débarqua avec un air tout aussi peu commode. Les deux adultes échangèrent quelques secondes en l’ignorant royalement, puis l’homme moustachu parti en la laissant seule avec la nouvelle arrivante.
Avec ses sourcils arqués et ses cheveux tirés en chignons, la femme avait un air particulièrement sévère et peu avenant. Il en était de même du ton qu’elle employait, sec et claquant. Elle lui posa les mêmes questions que l’ouvrier et Anna se retrouva dans la même incapacité de répondre à la dernière.
« Je ne sais pas ce que c’est un numéro d’internat… osa-t-elle.
– Bien sûr que tu sais ! À ton âge tout le monde le sait, c’est le numéro qu’on t’as appris par cœur, tu n’as pas le droit de sortir de ton internat sans ça ! s’énerva la policière.
– Je vais pas dans un internat… »
Elle répondit d’une toute petite voix en rentrant la tête dans les épaules. La femme la toisa en silence pendant de longues secondes, l’air d’être à deux doigts d’exploser de rage. Elle l’effrayait encore plus que l’homme moustachu.
« Et tu viens d’où alors ? Tu vis dans les rues ? T’es une illégale ? Si c’est ce que t’essaies de me faire croire, t’as bien choisi ton déguisement. On peut jouer à ce jeu si tu veux. Je vais t’emmener dans un nouvel internat et tu peux dire à dieu à tous tes petits potes, toutes tes affaires et tous tes privilèges, c’est ce que tu veux ? » reprit-elle, cinglante.
Les adultes de ce monde utilisaient vraisemblablement toutes sortes de termes qu’elle ne comprenait pas. Au ton de la policière, elle ne savait pas si elle devait répondre ou non, mais au vu du malentendu qui pointait le bout de son nez, elle essaya d’insister.
« Je vis pas dans les rues, je vis avec mes parents dans la Cabane : c’est notre camion-maison… »
Pendant quelques lourdes secondes, Anna crut qu’un violent orage allait exploser. Quelques rayons de compréhension finirent toutefois par percer dans les yeux de la policière. Elle esquissa un mince rictus qui vint plier sa joue. « Des Voyageurs ! J’aurai vraiment vu de tout, siffla-t-elle pour elle-même. Bon, alors j’aurais besoin des noms et prénoms de tes tuteurs, ainsi qu’un numéro de téléphone, reprit-elle. » Tout en parlant, elle sortir un petit calpin et se mit à griffonner quelques mots.
« Euh… c’est Alfred et Carole Lavanderaie… et je sais pas le numéro de téléphone, on l’utilise jamais… et de toute façon il est toujours débranché pour faire des économies d’électricité… »
Cette fois, ce ne fut plus de la colère mais de la lassitude qui figea le visage de l’adulte. Elle la toisa longuement tandis que toute émotion quittait son visage puis ferma son calpin et soupira longuement.
« Bon. Cette histoire m’a l’air bien compliquée. De toute façon, il va falloir que je t’emmène au poste, donc je propose qu’on y aille maintenant, et on verra là-bas comment on peut s’occuper de ton cas. »
Pour ponctuer, elle poussa l’enfant d’un geste brusque vers son véhicule. Pas de quoi la faire trébucher, mais Anna eut l’impression de recevoir une claque sur le dos et étouffa une petite plainte. Elle s’avança alors en trainant du pied en direction de la portière que la policière venait de lui ouvrir. Elle n’aimait pas cette situation mais elle ne voyait pas comment s’en extirper autrement qu’en faisant ce qu’on lui demandait. Aussi, elle commençait à croire qu’elle se trouvait toujours sur la même planète que ses parents. Un autre monde, mais sur la même planète. Si tel était le cas, il serait déjà plus simple de rentrer chez elle. Ce fut sur ses réflexions qu’elle accepta finalement de rentrer dans la voiture.
Bien qu’il roulât sur quatre roues, ce véhicule était bien différent de la Cabane. Tout petit et étroit, il y avait tout juste la place de s’asseoir. Lorsqu’elle voyageait avec ses parents, elle avait toute une banquette pour elle, ainsi qu’un petit plateau où elle pouvait entreposer des jouets et autres objets utiles pour des activités en intérieur comme des bobines de fil ou des feuilles pour faire des pliages. Dans la voiture de la policière, c’était tout juste si elle avait la place de bouger ses jambes et la ceinture de sécurité semblait se resserrer davantage à chaque mouvement.
Ce fut toutefois lorsqu’elles démarrèrent qu’Anna regretta véritablement d’être entrée. Elle était déjà montée dans des voitures, mais celle-ci se déplaçait en émettant de sourds grognements, et aboyait à chaque arrêt ou démarrage. S’agrippant au siège, il lui fallut un moment pour s’habituer au grondement enragé de ce monstre métallique.
La voiture quitta la petite cour rectangulaire pour tourner d’abord sur une allée du même gris fade. La ruelle était relativement dégagée et Anna retrouva avec soulagement quelques arbrisseaux séparant les terrains sur lesquels se dressaient de hautes maisons. Elles tournèrent encore et arrivèrent alors sur une grande route bondée de véhicules de toutes sortes aux airs tous plus antipathiques les uns que les autres, se bousculant en toussant leurs fumées blanchâtres.
Autour d’eux se dressaient de grands bâtiments beaucoup plus haut que les précédents, ceux que la jeune fille avait aperçu de loin, s’élevant jusqu’au ciel en des pics de verre et de béton. Ces grandes tours cachaient les lueurs dorées du soleil descendant, de sorte que les environs restaient plongés dans un gris bleuâtre de plus en plus sombre au fur et à mesure que les minutes passaient. Puis soudain, une multitude de lumières s’allumèrent, rendant le plein jour à la ville.
Anna observa un instant ébahie les néons brillants de milles couleurs discordantes. Quelques minutes plus tôt, elle pensait plonger dans une nuit prématurée. Elle n’avait pas pu saluer une dernière fois le soleil qu’un nouveau jour se faisait déjà, composé d’une multitude d’orbes et de tubes luttant chacun pour dicter son heure. C’était un spectacle curieux et elle ne se lassait pas d’observer ce désordre. En l’absence de végétation, toutes ces lueurs artificielles venaient égailler les murs et le sol. Leurs teintes trop pâles se faisaient manger par celles plus criardes des spots lumineux.
Tandis qu’elles étaient coincées dans un embouteillage kilométrique, la jeune fille eût tout loisir de scruter la façade de cet univers mystérieux. Plongée dans son observation, elle oublia partiellement les plaintes et injures de la policière. Si ces yeux s’ouvraient sur un fascinant tableau, ses oreilles quant à elles souffraient régulièrement du sifflement des clacksons et des râles sourds des moteurs. Après dix longues minutes à avancer au mètre par mètre, elles quittèrent le centre névralgique de la ville pour revenir sur des quartiers plus ternes.
Dès lors, le monde se fit à nouveau entièrement gris et maussade. Ne resta du tapage infernal plus que le grognement du véhicule cachant un silence vide. Les néons s’étaient changés pour de simples spots suspendus qui éclairaient la nuit tombante d’une lueur blafarde. Elles allaient trop vite pour qu’Anna pût s’attarder sur les détails de son environnement, mais du peu qu’elle put observer avant d’arriver à destination, elle constata que cet endroit était semblable au petit bois où elle avait trouvé sa perle. Il manquait cruellement de magie.
Était-ce donc la raison pour laquelle la perle l’avait fait venir jusqu’ici ? Pour ramener un peu de magie en cet endroit sans âme ? Dans le bois, la tâche s’était avérée relativement simple. Dans la nature, en l’absence de couleur, il y avait toujours au moins des formes sur lesquelles l’imagination pouvait s’accrocher. Cette ville lui semblait toutefois beaucoup plus vaste et beaucoup moins propice à la créativité. Les parois des immeubles se dressaient de toute part, trop uniformes pour y deviner des histoires mais pas assez lisses pour permettre aux idées de s’y déployer.
Après une demi-heure de trajet, elles s’arrêtèrent devant un poste de police. Anna ne se rappelait pas en avoir déjà visité et n’avait qu’un souvenir fugace d’être passé devant l’un d’entre eux. De sa première impression, elle se dit que s’ils étaient tous comme celui-ci, elle préférerait ne jamais retourner en pareil lieu.
Elle franchit de grandes portes vitrées pour se retrouver dans un hall servant de réception et de salle d’attente. Autour d’elle, des murs gris moisi absorbaient toute la lumière provenant de l’extérieur. Même le sol, pourtant plus clair, mangeait les lueurs bleutées qui se faufilaient jusqu’à lui. Pour compenser la pénombre, il fallait éclairer la pièce de néons à la blancheur criarde qui vrillaient les yeux au moindre contact. On la fit patienter quelques minutes sur une chaise inconfortable en face du comptoir.
Pendant de longues secondes d’incertitude, la jeune fille se remémora quelques histoires au sujet de la police. En particulier, elle se souvint des formidables aventures d’une voleuse qu’ils avaient inventé avec ses parents. L’habile pillarde avait toujours su glisser entre les doigts des forces de l’ordre, mais lors des rares péripéties ou elle s’était fait prendre au piège, elle aurait pu payer très cher ses maladresses si elle n’avait pas su s’échapper de sa cellule.
Anna osait penser qu’elle ne serait pas conduite en prison. Après tout, elle n’avait rien fait de mal, ou c’était du moins ce qu’elle espérait. Au vu des expression que faisaient les adultes en la voyant, elle ne se sentait toutefois pas très rassurée. Les rares personnes qui circulaient dans le hall ne posaient jamais sur elle de regards très amicaux. Au fil des coups d’œil méprisants, elle se sentait contrainte dans une immobilité de plus en plus complète sur sa chaise, comme si le moindre mouvement aurait pu faire tomber sur elle une lourde sentence. Elle n’était pas encore derrière des barreaux, mais sa chaise s’était soudain transformée en une minuscule prison à la vue de tous et chaque passant portait sur elle son propre jugement.
Après d’innombrables minutes d’un lourd silence figé, la policière revint la chercher. La petite sortit de sa stupeur comme un ressort comprimé qu’on relâchait brusquement. D’un bond, elle rejoignit cette tête vaguement plus familière que le reste qui abordait enfin une expression moins renfrognée.
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