Des nouvelles d'Arrakis

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— C'est toi, Emerson ?

Seth ne savait pas bien pourquoi elle posait la question. Elle aurait reconnu ce visage entre tous, même dans l'obscurité la plus totale. Pourtant, elle avait peine à croire qu'Emerson se trouvait là, dans cette chambre. Elle était partie en claquant la porte, Seth ne savait plus quand exactement. Cela faisait peut-être des mois, peut-être juste une poignée de jours. Elle avait perdu la notion du temps. Pour seule réponse, Emerson lâcha sa main.

— Qu'est-ce que tu fais ici ?

Emerson baissa la tête.

— Moi ? Je passais dans le coin. Et toi, tu sais ce que tu fais ici ?

— Aucune idée.

— C'est quoi, la dernière chose que tu as faite ?

— La température. J'ai vérifié la température des vivariums. Quand je me suis levée, Feyd et Dirdos étaient morts. Tous les deux sur le dos, avec les pattes repliées. Je viens de changer les lampes. Je me suis dit que le générateur avait encore planté.

— Feyd, c'est pas le gros que t'aimais bien ? Tu pensais qu'il préparait un coup d’État ou un truc dans ce genre-là...

— Pas un coup d’État, Em'. Ce sont des cloportes, ils vont pas nous rejouer Game of Thrones. Je t'ai déjà expliqué : Feyd est un leader naturel. Les autres le choisissent instinctivement comme leader parce qu'il est plus résistant. Il chope la nourriture avant les autres. Et les autres le laissent se servir en premier sinon, la bouffe, ce sera eux. Comme Kenric. Rappelle-toi Kenric. Mais bon, plus de Feyd...

— Je vois, tes saloperies de bestioles peuvent se rassembler autour du Léviathan, mais elles ne seraient pas foutues de renverser le Roi Fou. Tu sais ce que je pense ? Les Harkonnen ont décidé de faire la Révolution. Ils doivent être un peu marxistes sur les bords, tes insectes.

— Arrête tes conneries. Ce sont des crustacés. C'est autre chose qui a causé la mort de Feyd. La température était normale, pourtant. Ça doit être une bactérie ou quelque chose. J'ai commandé beaucoup de chinois, ces temps-ci. Il a sûrement pas digéré les restes. Feyd, le premier au festin. Finalement, lui aussi, il s'est fait bouffer.

— Ça te rend triste ?

Emerson avait toujours de drôles de questions.

— Pas vraiment. J'ai regardé les Harkonnen le dévorer. J'ai un peu diminué leur ration, ce jour-là, sûrement pour me venger. Et puis j'ai été nourrir les Corrino, les Astréide. J'ai été prendre le courrier. Comme d'hab, y avait que des prospectus et le journal. J'ai mangé une boîte de nouilles instantanées devant une série. Et puis j'ai relu K. Dick. Après, je sais plus. J'ai dû m'endormir.

— C'était quoi les nouvelles ?

— Pardon ?

Vraiment, aujourd'hui, Emerson posait d'étranges questions. Elle avait l'air tendue.

— Dans le journal, répondit-elle. Qu'est-ce qui était écrit dans le journal ?

Seth fit le tri dans ses souvenirs. Dans sa tête, tout paraissait classé, comme dans un grand tiroir rempli de dossiers organisés selon un ordre précis. Quand on cherche quelque chose, il n'y a qu'à faire glisser le doigt sur les tranches. On tire une page qui déborde, et hop, tout refait surface. Le tiroir grand ouvert, Seth tira les feuillets et elle énuméra :

— Le programme du Festival. Un sans-abris retrouvé mort sous un pont. Trois épiceries vandalisées par nuit. Plus d'une centaine de nouvelles personnes dans ce coma viral.

— C'était les nouvelles de jeudi. Elles sont toutes mortes, à l'heure qu'il est. Et ça fait plus d'une semaine que tu dors.

— Comment ça ?

Le doigt invisible courrait sur les registres froissés. Aucune association. Rien ne correspondait.

— Tu fais partie des chiffres, Seth. Tu as le SRS.

SRS ?

— Syndrome du Rêveur Seul. C'est le nom qu'ils ont donné à la maladie. Ça fait plus d'une semaine que tu dors.

Le tiroir se referma dans un grand claquement, laissant Seth abasourdie. Ça n'avait pas de sens. Pourquoi aurait-elle dormi tout ce temps ? Elle s'était assoupie un instant. Voilà qu'elle se réveillait, et plus d'une semaine avait filé. Elle releva brusquement la tête.

— Les vivariums !

Emerson poussa un soupir.

— Du calme. Ils sont résistants, tes cloportes de merde. Les vivariums grouillaient encore, pas plus tard qu'hier. Tes placards débordent de bouffe périmée. J'en ai filé un peu à tes poubelles sur pattes.

— Merci, Em' !

Seth souriait. Une sorte d'apaisement disproportionné venait de prendre place sur son visage. Ses iris enflammés gagnaient du terrain sur ses pupilles mates comme la cendre. Des émotions. Des émotions pouvaient émaner de cette carapace robuste. Un spectacle rare, songea Emerson. Elle n'avait eu que peu d'occasions de déceler chez Seth les traces d'une humanité originelle. Il y avait un cœur qui battait quelque part, derrière tous les replis de cette cuticule, Emerson en était certaine. Seulement, Seth se terrait dans son impassibilité, incapable d'exprimer le moindre sentiment, si bien qu'on finissait par douter qu'elle en éprouvât bel et bien. Voir son visage, si délicat, soudain illuminé par l'émotion, ravivait la passion qu'Emerson tentait d'étouffer depuis des mois. Elle aurait aimé, cependant, que Seth esquissât un sourire pour une autre raison. Elle aurait aimé compter plus à ses yeux que ses spécimens d'études. Il fallait pourtant se résoudre à regarder les choses en face : mis à part son obsession malsaine pour des créatures répugnantes, rien ne rendait à Seth sa sensibilité. Plus contrariant encore : elles étaient là, toutes les deux, dans cette chambre d'hôpital.

— Écoute, Seth...

Le battant de la porte s'ouvrit et la lumière chassa les ténèbres de la pièce. Seth, éblouie, enfouit son visage dans le creux de son coude en laissant échapper une plainte.

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