CHAPITRE 1 : Un instant volé dans les ombres
Le bruit des talons d’Iris Wolfe résonnait sur les pavés humides, troublant le silence étrange de Soho. Iris ralentit en passant devant une boutique de livres d’occasion dont la devanture était décorée d’affiches décolorées. À l’intérieur, un vieil homme au regard vif faisait glisser une pile de romans sur un présentoir. Ils se connaissaient vaguement, assez pour échanger quelques mots en passant.
— Encore sous la pluie, Wolfe ? demanda-t-il en désignant son appareil photo.
— Toujours, répondit-elle avec un sourire en coin. La pluie, c’est ma muse.
— Vous devriez être prudente. L’humidité n’est pas tendre avec l’électronique.
Iris haussa les épaules.
— L’appareil s’en sortira. Moi aussi.
Le vieil homme lui adressa un sourire, avant de retourner à son travail. Cet échange simple, presque insignifiant, avait quelque chose de réconfortant. Dans un monde où tout semblait incertain, des rituels comme celui-ci l’aidaient à rester ancrée dans la réalité.
Ce soir-là, un détail la dérangeait. Alors qu’elle marchait, son regard fut attiré par une vitrine. Non pas par son éclat, mais par une photographie qui n’aurait pas dû être là : une image d’elle-même, saisie sur le vif, marchant dans une rue qu’elle ne reconnaissait pas, comme un souvenir volé. Iris sentit son cœur s’accélérer.
— C’est impossible… murmura-t-elle.
La photographie semblait capturer non seulement son visage, mais aussi une fatigue ou une peur qu’elle n’aurait pas cru si visibles. Une silhouette floue se dérobait dans le reflet de la vitre, mais elle n’eut pas le temps de s’attarder : la personne à l’intérieur détourna les yeux rapidement, disparaissant derrière le comptoir. Une sourde tension s’installa en elle. Ses pensées tourbillonnant autour de cette image troublante. Ce n’était peut-être rien de plus qu’une coïncidence, mais cela lui laissait une étrange impression de mise en scène.
Iris ajusta la sangle de son sac en bandoulière, sa paume moite contre le cuir usé. À l’intérieur, son appareil photo, un Canon EOS 5D Mark IV, semblait étrangement lourd ce soir, comme si l'objet captait son propre stress. Elle avait toujours vu cet appareil comme une extension d’elle-même, un bouclier entre elle et le chaos du monde. Derrière l’objectif, elle pouvait ordonner le désordre, choisir ce qu’elle laissait entrer dans son cadre et ce qu’elle excluait.
Manhattan, comme une forteresse après la tempête, était devenu son refuge. Elle s’était installée ici trois ans auparavant, abandonnant une vie qui ne lui ressemblait plus.
Elle resserra la sangle de son sac, comme pour s’ancrer dans la réalité. Le poids de l’appareil photo semblait encore plus lourd ce soir, comme s’il portait toute la culpabilité qu’elle n’arrivait pas à abandonner.
Le bruit incessant des taxis, les silhouettes pressées des passants, les murs tagués de Brooklyn : tout dans cette ville semblait refléter son propre chaos intérieur. Mais derrière chaque cliché qu’elle prenait, il y avait autre chose, une tentative de capturer une beauté brute, indomptée. Chaque photo portait encore les échos de sa fuite, de son combat pour se réinventer. Iris avait découvert dans la photographie une échappatoire. Derrière l'objectif, elle n'était pas une victime, mais une narratrice. Elle pouvait figer le chaos en une image contrôlée, dominer ce qu'elle ne pouvait pas dans la réalité. Pourtant, chaque image portait un fragment de ce qu'elle tentait d'oublier : les regards accusateurs, les voix qui résonnaient encore, et cette sensation de ne jamais pouvoir rattraper ce qu'elle avait involontairement détruit.
L'air était chargé d'humidité, et la pluie fine formait un voile sur ses cheveux noirs, rassemblés en un chignon désordonné. Elle observa un instant les passants, abrités sous leurs parapluies colorés ou courant pour échapper à la pluie. Une femme pressée, chaussée de talons hauts faillit glisser sur les pavés, mais retrouva son équilibre avec une grâce inattendue. Un musicien de rue, assis sous une arche de briques, jouait un air mélancolique au violon, ses notes se mêlant au bruit de la ville. Tout ici semblait raconter une histoire.
Iris s’arrêta devant une vitrine particulièrement intrigante : un tableau vibrant de couleurs vives, représentant une version déformée de Manhattan. Les immeubles semblaient s’effondrer sur eux-mêmes, leurs contours flous comme dans un rêve fiévreux. Iris sentit une pointe d’émotion qu’elle n’arrivait pas à nommer, un mélange d’admiration et de malaise. Cette ville la fascinait autant qu’elle l’épuisait.
La galerie Elyria surgissait comme une anomalie dans le paysage urbain de Soho, un cube moderne de verre et d’acier brillant sous les lumières artificielles. Nichée entre deux immeubles en briques dont la façade portait encore les traces du temps ; elle projetait une aura de sophistication déconcertante. Les murs vitrés laissaient entrevoir un monde éclatant, presque irréel : des silhouettes élégantes, drapées de tissus luxueux, évoluaient comme dans une danse silencieuse sous des projecteurs réglés avec une précision chirurgicale.
À l'intérieur, l'air était saturé de parfums coûteux, et le murmure des conversations feutrées se mêlait au tintement délicat des coupes de champagne. Les murs immaculés, éclairés par des spots savamment dissimulés, semblaient flotter pour mieux magnifier les œuvres exposées. Chaque photographie était un fragment figé de Manhattan, un instant suspendu dans le chaos de la ville, capturant une poésie brute et indomptable.
Les murs immaculés portaient des récits silencieux. Sur le côté gauche, une série monochrome montrait : un enfant tendant la main vers un ballon perdu, un vieillard dont les doigts ridés s’enlaçaient autour d’une canne, et une femme, la paume posée sur une vitre embuée, le regard tourné vers quelque chose au-delà.
Iris sentit une pointe de nostalgie la frapper en pleine poitrine. Chacune de ces images semblait la défier, comme si elles lui murmuraient des vérités qu’elle n’était pas prête à entendre.
À l’opposé, des clichés saturés de couleur vibraient sous les projecteurs : une foule bigarrée dans une parade, un coucher de soleil éclatant au-dessus du pont de Brooklyn, et des éclats de lumière émanant des vitres d’un gratte-ciel après la pluie.
Iris s’attarda devant une image particulière : une jeune fille dans un métro bondé, les yeux fermés, perdue dans sa musique. Elle se demanda si la photographe avait réussi à capturer le rêve ou l’évasion dans cet instant.
Chaque photographie semblait murmurer une émotion qu’elle connaissait bien : l’envie de figer le temps, de contrôler le chaos qui l’entourait. Elle réalisa que les œuvres exposées n’étaient pas seulement des fenêtres sur Manhattan, mais des miroirs renvoyant ses propres luttes et espoirs.
Elle s’arrêta net devant la porte vitrée de la galerie, le reflet de son visage brouillé par la pluie sur le verre. Une chaleur désagréable envahissait sa poitrine, et son souffle s’accéléra.
« Qu’est-ce que je fais ici ? » La question éclata dans son esprit, brutale et insistante. Elle ajusta le col de sa veste noire, plus pour occuper ses mains que pour se protéger du froid mordant.
— Regarde-toi ! Une photographe de rue, habituée à capturer l’imprévu, prétendant appartenir à ce monde de champagne et de projecteurs. Murmura une voix intérieure.
Une photographe de rue, habituée à capturer l’imprévu, prétendant appartenir à ce monde de champagne et de projecteurs. Elle sentit son estomac se nouer. Elle jeta un regard rapide derrière elle, vers la rue sombre, presque déserte. Une partie d’elle voulait rebrousser chemin, trouver un prétexte, tout sauf franchir cette porte. Et pourtant…
Son appareil photo, lové dans son sac, semblait peser plus lourd, comme un rappel silencieux de sa vocation.
« C’est ton travail » se répéta-t-elle, tentant de faire taire ses doutes. Mais même cette pensée manquait de conviction. Chaque pas vers la galerie lui donnait l’impression de s’éloigner un peu plus d’elle-même.
Elle essuya la buée sur ses lunettes rondes, puis serra la sangle de son. Ce geste, qu’elle avait répété des dizaines de fois avant un shooting, ne lui apportait plus le réconfort habituel. Elle poussa la porte. Non par certitude, mais parce que fuir maintenant aurait été pire que d’affronter le jugement silencieux de cette galerie éclatante.
« Manhattan scintille ce soir », pensa-t-elle. « Mais est-ce que moi, je brille encore ? »
La chaleur de la galerie l’accueillit, mais elle était loin d’être réconfortante. Chaque murmure, chaque éclat de rire lui semblait porteur d’un secret qu’elle ne comprenait pas encore. Les photographies exposées, si vibrantes sous les lumières parfaites, paraissaient étrangement distantes, presque artificielles. Un frisson parcourut Iris lorsqu’elle croisa le regard d’Elliot de l’autre côté de la salle. Sous ses sourires et ses compliments, une tension sourde semblait bouillonner. Ce soir, Manhattan brillait. Mais elle, sentait-elle encore sa propre lumière ?
Le bruit léger des coupes de champagne s'entrechoquant résonnait comme une musique de fond.
Les photographies d’Iris occupaient un mur entier, un honneur qu’elle n’avait pas anticipé. Chaque image capturait un fragment de Manhattan : un vieil homme jouant de l’harmonica dans le métro, une femme tenant une pancarte « Love Wins » lors d’une marche pour les droits LGBTQ+, une fillette qui riait sous une pluie d’été à Central Park. Ces moments simples et bruts racontaient une histoire collective, et voir ces images exposées sous des projecteurs lui donna un frisson de fierté et d’effroi.
Alors qu’elle contemplait ses œuvres, elle sentit un léger changement dans l’atmosphère autour d’elle, un silence plus dense au milieu des conversations feutrées. Non loin d’elle, un homme se tenait près d’un cliché monochrome représentant un vieillard appuyé sur une canne, perdu dans ses pensées. Sa posture décontractée contrastait avec l’attention intense qu’il portait à l’image, comme s’il cherchait à décoder un message invisible.
Son trench noir humide et son allure presque négligée le distinguaient des invités apprêtés qui arpentaient la galerie. Il semblait en décalage, et pourtant, il appartenait à cet endroit d’une manière indéfinissable. Iris, intriguée, s’arrêta un instant, l’observant à la dérobée. Elle n’aurait su dire pourquoi, mais cet inconnu lui inspirait une étrange familiarité.
Un mouvement à sa droite la fit sursauter. Elliot Grayson, à peine sorti d’une conversation, suivit son regard avec un sourire énigmatique. Son costume trois pièces impeccable et son regard bleu glacial semblaient faits pour capturer et désarmer.
— Marcus Wells, murmura-t-il, presque comme une confidence.
Iris cligna des yeux, surprise qu’il ait deviné ses pensées.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle à voix basse.
Elliot posa un instant son regard sur l’homme, qui se tenait toujours là, absorbé dans sa contemplation.
— Mon… conseiller particulier… et un observateur avisé. Vous apprendrez qu’il a le don d’être là où il faut, même quand personne ne l’attend.
Quand elle se retourna pour regarder à nouveau, Marcus avait déjà disparu dans la foule, comme une ombre qui se dissipe. Mais Iris sentit un regard persistant sur elle, une sensation fugace mais troublante. Elle balaya la salle du regard, sans parvenir à retrouver sa silhouette.
Un instant plus tard, un murmure se fit entendre derrière elle.
— Vous capturez le chaos avec une étrange douceur.
Elle se retourna vivement, mais il n’y avait personne à proximité. Était-ce son imagination, ou Marcus avait-il parlé avant de disparaître ?
Avant qu’Iris ne puisse formuler une autre question, Elliot posa une main légère sur son épaule.
— Miss Wolfe, fit-il d’une voix grave, félicitations pour cette réussite.
Mais il y avait quelque chose d’étrange dans son sourire, comme une énigme qu’elle n’était pas encore prête à déchiffrer. Était-ce une simple courtoisie ?
— Merci, répondit-elle en tentant de paraître assurée, bien que son cœur battait un peu trop vite. C’est… un honneur de participer.
— L’honneur est pour moi, rétorqua-t-il, un sourire en coin étirant ses lèvres. Vous avez un talent rare, Miss Wolfe. Capturer l’essence des gens avec autant d’authenticité… C’en est presque indécent.
Il marqua une pause, son regard perçant plongeant dans le sien, comme s’il sondait ses pensées.
— Votre travail révèle une vérité que beaucoup cherchent à dissimuler, reprit-il d’un ton plus bas, presque conspirateur. Mais vous savez, la vérité a un prix. Et ce n’est pas toujours celui que l’on attend.
Iris déglutit, tentant de masquer le trouble que ces mots provoquaient en elle. Elle détourna les yeux vers les photographies, comme pour échapper à l’intensité du regard d’Elliot. Mais il ne la quittait pas des yeux, et elle sentait presque le poids de son observation.
— Vous parlez comme si vous saviez exactement ce que je ressens, dit-elle enfin, une pointe de défi dans la voix.
Elliot haussa légèrement un sourcil, un sourire effleurant ses lèvres.
— Peut-être que je sais, répondit-il, son ton glissant entre assurance et mystère. Après tout, une œuvre est souvent un reflet de son créateur. Ces photos ne mentent pas.
Iris fronça les sourcils. Il avait cette manière étrange de transformer une conversation banale en quelque chose de plus intime, de presque dangereux. Elle choisit de contre-attaquer.
— Et vous, Mr. Grayson ? Quel est votre reflet ? Ces soirées, ces galeries... Elles révèlent quoi de vous ?
Pour la première fois, Elliot sembla surpris. Ce fut bref, mais elle capta cette étincelle d’hésitation avant que son masque de calme ne reprenne sa place.
— Peut-être que je préfère que ce soit vous qui le découvriez.
La tension monta d’un cran. Ils étaient debout, si proches qu’Iris pouvait sentir le léger parfum de son eau de toilette, un mélange de bois de santal et de cuir. Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais il la devança :
— Vous avez un don, Miss Wolfe, continua-t-il, plus doucement cette fois. Vous voyez les fissures derrière les façades. Cela vous rend exceptionnelle, mais aussi… vulnérable.
Ses mots avaient un double sens qui la déstabilisa. Était-ce une simple remarque sur son art, ou une invitation voilée ? Iris détourna les yeux vers ses photos, comme pour trouver un refuge.
— Ce projet me tenait à cœur, ajouta-t-il en se plaçant à son côté. Manhattan a tant d’histoires à raconter. Et vous… Vous semblez avoir un don pour les révéler.
La proximité était troublante.
Avant qu’elle puisse répondre, une voix joyeuse fendit l’atmosphère comme une bouffée d’air frais.
— Wolfe ! Tu es divine ce soir.
Serena Hart, toute en jambes interminables et en charme provocant, avançait vers Iris. Ses cheveux roux en cascade semblaient capter chaque reflet de lumière, et sa robe noire asymétrique exposait l’un de ses bras tatoués. Ses lèvres peintes d’un rouge profond formaient un sourire espiègle.
— Serena, souffla Iris, un mélange d’amusement et de nervosité dans la voix. Tu fais de l’ombre à mes photos, comme toujours.
— Et toi, tu captures toujours l’essence des âmes, rétorqua Serena, son regard brillant de malice. Mais je dois dire que je me sens trahie. Pas une seule photo de moi dans cette galerie ? Où est mon moment de gloire ?
Elliot, resté silencieux jusque-là, intervint avec une politesse froide mais intrigante.
— Miss Hart, dit-il en inclinant légèrement la tête. Votre réputation vous précède.
— Et la vôtre également, répondit-elle sans se départir de son sourire. On raconte que tout ce que vous touchez se transforme en or. Mais je préfère ce qui reste brut, indompté.
Un silence tendu s’installa. Iris sentit son souffle se raccourcir. Les regards échangés entre Serena et Elliot étaient comme des flèches silencieuses, chacun cherchant à évaluer l’autre.
Serena se tourna finalement vers Iris et glissa, avec une familiarité qui ne passa pas inaperçue, un bras autour de sa taille.
— Wolfe, tu viens avec moi ? Ce genre de soirée est bien trop ennuyeux pour une âme comme toi.
Elliot fit un pas en avant, son regard glacial se posant brièvement sur Serena avant de revenir à Iris.
— Je ne serais pas si prompt à juger, Miss Hart. Certaines âmes trouvent leur éclat dans des environnements inattendus, dit-il, son ton doux mais chargé de sous-entendu.
— Éclat, vraiment ? Tu parles comme si tu détenais la clé de leur lumière. Mais tout le monde ne veut pas briller sous les projecteurs, Elliot. Certains préfèrent les ombres.
Iris sentit l’atmosphère se charger d’électricité. Serena et Elliot se tenaient là, à peine à un mètre l’un de l’autre. Elle n’avait jamais vu Serena aussi tendue, ses doigts crispés autour de sa coupe de champagne. Quant à Elliot, un éclat presque prédateur brillait dans ses yeux, comme s’il savourait déjà une victoire invisible. Serena, pourtant si souvent indifférente à ce type de confrontation, semblait aujourd’hui déterminée à protéger quelque chose – ou quelqu’un. Mais derrière cette détermination brûlait une crainte qu’elle n’osait jamais montrer. Les mots d’Elliot réveillaient en elle une peur sourde, celle d’échouer encore à sauver quelqu’un. Comme elle l’avait fait autrefois, dans un passé qu’elle s’efforçait d’enterrer. Elliot, de son côté, avait ce sourire glacial qui trahissait son plaisir à manipuler chaque détail de la situation.
— L’ombre et la lumière ne sont jamais vraiment séparées, Miss Hart. Ce que l’on choisit de montrer dépend toujours de ce que l’on veut cacher.
— C’est drôle, répondit Serena en haussant un sourcil. Parce que ceux qui parlent de vérité sont souvent ceux qui savent le mieux la manipuler.
Un silence tendu s’installa. Iris chercha un refuge dans ses pensées, sentant que la tension entre eux était autant un jeu qu’un avertissement. Elliot était comme une énigme froide, calculatrice, tandis que Serena brûlait d’une énergie indomptable.
— Alors, Wolfe, trancha Serena avec un sourire forcé. Tu restes avec l’homme des vérités ou tu viens avec moi dans un monde un peu moins… prétentieux ?
La respiration d’Iris s’accéléra, prise entre ces deux pôles d’influence.
Finalement, elle choisit de suivre Serena. La pluie fine s’était intensifiée, rendant l’atmosphère moite et électrique. Elles marchèrent en silence pendant quelques minutes, jusqu’à ce que Serena se tourne vers elle.
— Cet homme, murmura-t-elle. Tu sais ce qu’il veut ?
— C’est un mécène, répondit Iris, la voix incertaine.
— Peut-être. Mais fais attention, Wolfe. Ce genre d’hommes ne donne rien sans attendre quelque chose en retour.
Serena n’ajouta rien, et Iris resta troublée par ses mots. Que savait-elle qu’elle ignorait ? Et pourquoi, malgré cet avertissement, ressentait-elle cette étrange fascination pour Elliot Grayson, comme un papillon attiré par une flamme ?
Serena guida Iris dans les rues de Soho, sa démarche rapide et assurée contrastant avec l’hésitation de sa compagne. La marche jusqu’au café, entre des rues pavées et des immeubles de briques couvertes de graffitis, semblait interminable. Les talons de Serena claquaient sur les trottoirs mouillés, et l’air chargé d’humidité rendait chaque souffle légèrement plus lourd.
Elles entrèrent dans un petit café niché entre deux boutiques d’antiquités, un endroit discret où les lumières tamisées diffusaient une chaleur réconfortante.
— Je déteste ces soirées, lança Serena en se laissant tomber sur une chaise près d’une table en bois brut. Toute cette fausse sophistication, ces compliments empoisonnés... Ça me donne envie de vomir.
Iris sourit timidement et s’assit en face d’elle, observant les tatouages colorés qui s’enroulaient autour des bras de Serena, visibles sous les manches relevées de sa chemise noire.
— Et pourtant, tu semblais parfaitement à l’aise, répondit Iris, légèrement amusée.
Serena haussa un sourcil, un sourire en coin se dessinant sur ses lèvres rouges.
— Oh, Wolfe, c’est un jeu. Et dans ce monde, il faut soit jouer, soit être joué. Tu veux savoir pourquoi j’insiste autant pour t’emmener ailleurs ce soir ? Parce que je sens que tu es encore trop... docile pour ce jeu-là.
Iris fronça les sourcils, mais avant qu’elle ne puisse répondre, le serveur arriva avec deux cafés fumants. Serena attrapa sa tasse et fixa Iris avec une intensité troublante.
— Écoute, Wolfe, je vais te dire un truc. Ces gens-là, les mécènes, les galeristes, ils ne sont pas là pour ton art. Ils sont là pour eux-mêmes. Pour la gloire qu’ils pensent tirer de toi.
Serena s’interrompit, son regard se durcissant.
— Tu as remarqué cet homme, Marcus Wells ?
Iris acquiesça, un peu surprise.
— Oui, il semblait fasciné par une de mes photos… puis il a disparu. Pourquoi ?
— Parce qu’il ne fait jamais rien au hasard, murmura Serena en s’accoudant à la table. Crois-moi, Wolfe, cet homme est comme un miroir brisé. Tu ne vois que ce qu’il veut te montrer, et souvent, c’est pour te distraire de ce qu’il cache vraiment.
— Tu sembles bien le connaître, répondit Iris, intriguée.
Serena eut un sourire sans joie.
— Assez pour savoir que tu devrais t’en méfier.
Iris baissa les yeux vers sa tasse. Les mots de Serena résonnaient en elle, mais elle n’était pas sûre de vouloir les entendre.
— Et toi, Serena ? Tu es si sûre de ce que tu dis, mais tu es là aussi, dans ce monde. Pourquoi tu restes ? demanda-t-elle enfin.
Serena eut un sourire triste, presque mélancolique.
— Parce que je n’ai pas le choix. Pas vraiment. J’ai commis des erreurs, Wolfe. Des erreurs qui m’ont coûté cher. Maintenant, je joue pour survivre. Mais toi… toi, tu peux encore choisir.
Iris sentit un frisson parcourir sa colonne vertébrale. Serena parlait avec une telle intensité qu’il était difficile de douter de sa sincérité. Pourtant, une part d’elle hésitait encore à accepter ce tableau sombre du monde qu’elle tentait de comprendre.
Serena se redressa soudain, sa légèreté habituelle reprenant le dessus.
— Allez, Wolfe. Finissons nos cafés et allons découvrir un endroit où les gens n’essaient pas de t’acheter. Tu verras, ça te fera du bien.
Iris suivit Serena dans la nuit, son esprit encore troublé par leurs échanges.
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