CHAPITRE 3 : Les masques du pouvoir

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Le matin se glissait doucement dans les rues de Manhattan, peignant les bâtiments de briques et de verre d’une lueur dorée. Serena était partie avant les premières lueurs du jour en catimini. Iris se réveilla, le goût du baiser de Serena encore présent sur ses lèvres. Elle se sentait troublée par le mélange de désir et de confusion que Serena avait éveillé en elle.

Debout devant la grande baie vitrée de son loft à Soho, un café à la main, elle observait Manhattan s’étirer hors du sommeil. Les rayons dorés du matin peignaient les toits des immeubles, tandis qu’en contrebas, les rues humides, encore marquées par la pluie nocturne, reflétaient les lueurs du jour. Le bruit lointain des klaxons, mêlé au grondement des camions de livraison, créait une symphonie citadine qui semblait résonner avec ses pensées désordonnées. Les silhouettes des passants, emmitouflées contre le froid, se hâtaient sous les premiers halos de lumière. Chaque détail de la ville semblait amplifié par l’agitation intérieure qui la tenaillait, alimentée par le souvenir du baiser de Serena et l’énigme qu’était Elliot Grayson.

Elle posa sa tasse sur la table encombrée de tirages photographiques. Des clichés de visages marqués par la vie, de paysages urbains d’une mélancolie brute, son travail était toujours une réflexion de ce qu’elle voyait, mais rarement de ce qu’elle ressentait.

Ce matin, elle se sentait incapable de capturer quoi que ce soit.

Alors qu’elle fouillait distraitement dans son sac, cherchant son carnet de notes, un papier épais glissa sur le sol, attirant immédiatement son attention. Une enveloppe, élégante et légèrement parfumée, reposait là, incongrue parmi les objets ordinaires qu’elle transportait. Ses doigts hésitèrent un instant avant de la saisir, comme si l’objet lui-même portait un mystère qu’elle n’était pas encore prête à affronter.
Son nom était écrit en lettres manuscrites précises et inclinées, évoquant une sophistication qui lui fit immédiatement penser à Elliot Grayson. Une légère tension monta en elle, un mélange d’appréhension et de curiosité.
Lorsqu’elle ouvrit l’enveloppe, la texture luxueuse du papier renforça l’impression d’une attention calculée. Elle lut l’invitation, chaque mot semblant peser lourd :

Dîner privé.
Ce soir, 20 heures.
The Observatory, 54e étage.
E. Grayson.

Iris sentit une chaleur inattendue monter le long de son cou. Le style correspondait parfaitement à l’homme : raffiné, énigmatique, presque intimidant. Comment cette enveloppe était-elle arrivée là ? Et surtout, pourquoi une telle démarche ? Une partie d’elle voulait refuser immédiatement, rejeter ce qu’elle percevait comme une tentative de contrôle.

Mais une autre partie d’elle hésitait. Était-ce une opportunité ou un piège ? Depuis son entrée dans ce milieu, elle avait appris que rien n’était jamais gratuit, surtout lorsqu’il s’agissait de personnes comme Elliot Grayson. La mémoire des regards calculateurs de certaines figures du monde artistique revint à elle, accompagnée de ce sentiment de vulnérabilité qu’elle tentait d’oublier.

Pourtant, derrière cette prudence, une curiosité tenace l’incitait à envisager l’invitation sous un autre angle. Elliot avait montré un intérêt particulier pour son travail, et même si ses intentions restaient floues, Iris ne pouvait ignorer l’attrait de comprendre ce qui se jouait réellement derrière ses mots soigneusement choisis. Était-ce l’occasion de prouver qu’elle pouvait naviguer dans ce monde sans perdre son intégrité ? Ou simplement un défi qu’elle s’imposait à elle-même, pour dépasser ses propres peurs ?

Le poids des mots résonnait encore dans son esprit lorsqu’elle posa l’invitation sur la table. Elle savait que ce choix n’était pas anodin, qu’il l’engagerait dans un jeu dont elle ignorait encore les règles. Et pourtant, malgré ses réserves, une décision s’imposa à elle. Elle irait.

Iris passa le reste de la journée dans un étrange mélange d'agitation et de tension retenue. Le matin s’étira en réunions et en appels, chaque tâche un écho lointain à côté de l’invitation qui trônait sur son bureau. Elle tenta de se concentrer, mais l’idée de l’Observatory — et de l’homme mystérieux qui l’avait conviée — restait tapie dans un coin de son esprit, refusant de la laisser en paix.

L'après-midi, elle s’octroya une pause inhabituelle, errant dans les rues de la ville à la recherche d’un équilibre qu’elle ne trouvait pas. Un café ici, une librairie là, mais rien ne parvint à dissiper cette tension sourde, cette anticipation qui montait crescendo. Elle s’arrêta finalement chez elle, prenant plus de temps qu’à l’accoutumée pour choisir sa tenue. Chaque geste semblait charger l’air autour d’elle, comme si même les vêtements portaient le poids de la soirée à venir.

Puis, alors que les ombres du crépuscule s’étiraient sur la ville, elle quitta son appartement, une lueur résolue dans les yeux. Le taxi qu’elle avait appelé l’attendait en bas, prêt à l’emmener vers ce lieu où l’inconnu l’attendait.

L’Observatory dominait Manhattan du haut de son gratte-ciel, une bulle d’opulence nichée dans le ciel nocturne. En entrant, Iris fut enveloppée par une atmosphère feutrée, où chaque détail semblait conçu pour éblouir sans jamais écraser. Les murs étaient habillés de panneaux de bois sombre, rehaussés de moulures en laiton qui captaient la lumière tamisée des lustres modernes.

Le murmure des conversations raffinées s’élevait à peine au-dessus du fond sonore d’un piano discret. Les immenses baies vitrées, véritables toiles vivantes, offraient une vue spectaculaire sur Manhattan, transformant la ville en un tapis de diamants scintillants.

Les tables, espacées avec soin, étaient dressées de nappes d’un blanc immaculé, ornées de cristaux étincelants et de bougies vacillantes. L’air portait un mélange subtil de fleurs fraîches et de plats délicats en préparation, une invitation silencieuse à s’abandonner à la splendeur du moment.

Les murs étaient recouverts de panneaux en bois sombre, ornés de détails en laiton, tandis que des lustres modernes diffusaient une lumière tamisée. Les grandes baies vitrées offraient une vue panoramique sur Manhattan, la ville s’étendant comme un tapis scintillant sous leurs pieds.

Elliot l’attendait déjà, assis à une table isolée près des fenêtres. Il se leva à son arrivée, vêtu d’un costume anthracite qui semblait taillé pour lui.

— Vous êtes ponctuelle, dit-il avec ce sourire en coin qui semblait toujours porter un sous-entendu.

Iris s’assit, ses mains légèrement moites contre la nappe immaculée.

— Et vous mystérieux, comme toujours. Vous invitez souvent vos artistes à dîner ?

Elliot laissa échapper un léger rire, mais son regard restait ancré dans celui d’Iris, comme s’il cherchait à percer un mystère qu’elle-même ne comprenait pas.

— Vous avez du talent, mais ce n’est pas seulement votre art qui m’intéresse, reprit Elliot. Il y a une force en vous, une lumière, qui me pousse à vouloir… en savoir plus.

Iris sentit son estomac se nouer à ces mots. Était-ce une flatterie sincère ou une tactique calculée ? Elliot avait cette manière troublante de s’exprimer, comme si chaque phrase qu’il prononçait avait été minutieusement pesée. Elle croisa son regard, cherchant une faille dans cette assurance déconcertante, mais n’y trouva qu’un calme déroutant, presque dominateur.

— Et si cette lumière dont vous parlez n’était qu’une façade ? risqua-t-elle, sa voix plus ferme qu’elle ne se sentait réellement.

Elliot sourit légèrement, mais ce sourire ne toucha pas ses yeux.

—Alors je serais encore plus intrigué. Ce qui se cache derrière les façades est toujours plus intéressant que ce qu’on montre. Son ton, bien que doux, avait une autorité implicite qui rendit Iris nerveuse.

Elle baissa les yeux sur son verre de vin, jouant avec la tige du cristal pour se donner une contenance. Elle ne pouvait s’empêcher de se demander si elle était ici par choix ou parce qu’Elliot l’avait subtilement attirée dans un jeu qu’elle ne comprenait pas encore.

Il tendit une main à travers la table, ses doigts effleurant légèrement ceux d’Iris.

— Vous cachez beaucoup, murmura-t-il. Mais chaque ombre que vous portez rend votre lumière encore plus éclatante.

Iris inspira profondément, ressentant un mélange de fascination et de malaise. Ses paroles semblaient une invitation à dévoiler ce qu’elle avait toujours gardé enfoui, mais elle ne pouvait ignorer la froideur qui se cachait sous son charme.

— Et vous, Mr. Grayson, répliqua-t-elle, son ton plus tranchant, que cherchez-vous réellement dans ces ombres ?

Elliot ne répondit pas immédiatement, laissant planer un silence qui sembla étirer le temps. Puis, il se pencha légèrement en avant, ses yeux perçants fixant les siens.

— La même chose que vous, Iris : du sens dans le chaos. La seule différence, c’est que moi, je sais comment l’utiliser.

Ce fut Iris qui détourna le regard cette fois, troublée par l’intensité de ses mots. Elle se demanda si elle était venue ici pour chercher des réponses ou pour échapper à ses propres questions. Mais maintenant, elle n’était plus sûre de pouvoir faire la différence.

Iris sentit son cœur s’accélérer, piégée entre l’invitation de ses mots et l’intensité de son regard. Elle prit une gorgée de vin, cherchant un répit à la tension croissante. Mais même dans ce geste, elle savait qu’elle était attirée dans un jeu dont elle ne connaissait pas encore les règles.

— Ça ressemble presque à une ligne de drague, répondit-elle, essayant d’adopter un ton léger pour masquer son trouble.

— Et si c’était le cas ?

Elliot inclina légèrement la tête, ses yeux fixant les siens avec une curiosité presque intrusive.

— Pourquoi choisissez-vous ces moments de vulnérabilité dans vos photos ? Ce vieil homme qui joue de l’harmonica... cette fillette sous la pluie. Ils semblent plus personnels qu’un simple hasard.

Iris sentit sa gorge se nouer. Ses doigts jouèrent avec le bord de sa serviette, un réflexe qu’elle avait chaque fois que quelqu’un s’approchait trop près de sa vérité.

— Je suppose que je capture ce que je comprends. Ce que je ressens.

Elliot fronça légèrement les sourcils, comme s’il sondait ses paroles.

— Et qu’est-ce que vous ressentez vraiment ?

Elle détourna les yeux, fixant un point imaginaire sur la table, mais une vague de souvenirs lui revint, brutale et inexorable. Elle revoyait les photos qu’elle avait prises à Seattle, celles qui avaient changé le cours de sa vie. Les visages, les regards accusateurs, les voix...

— Le chaos, murmura-t-elle finalement. La peur. Mais aussi l’espoir... quand tout semble brisé.

Elliot hocha la tête lentement, comme s’il pesait chacun des mots qu’elle venait de dire. Il porta son verre de vin à ses lèvres, en savourant une gorgée avec une aisance calculée, avant de reposer le verre sur la table. Son regard ne quittait pas Iris.

— Le chaos, répéta-t-il doucement. Intéressant. Beaucoup fuient le chaos, tentent de l’éviter à tout prix. Mais vous, Miss Wolfe, vous semblez attirée par lui. Vous choisissez de l’immortaliser. Pourquoi ?

Iris fronça les sourcils, mal à l’aise sous l’intensité de son regard. Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais il poursuivit, sans attendre.

— Vous savez, cela me rappelle une anecdote... Il y a quelques années, un artiste avec qui je travaillais s’est retrouvé dans une situation délicate. Une de ses sculptures, disons… controversées, avait provoqué un scandale lors d’une exposition à Paris. Une femme influente, épouse d’un sénateur, avait pris la sculpture comme une attaque personnelle. Il s’agissait pourtant d’une œuvre abstraite, mais, voyez-vous, elle avait reconnu quelque chose d’elle-même dans cette pièce.

Elliot s’interrompit, observant la réaction d’Iris. Elle haussa un sourcil, intriguée malgré elle.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.

Il sourit légèrement, un sourire qui semblait porter mille réponses possibles.

— Elle a exigé que la sculpture soit retirée immédiatement. Des menaces ont suivi, des avocats, la presse. Le chaos, comme vous dites. L’artiste, bien sûr, voulait se défendre, préserver son intégrité. Il pensait que l’art devait rester pur, libre de toute censure. Mais ce n’était pas la solution.

— Alors qu’avez-vous fait ? demanda Iris, incapable de cacher sa curiosité.

Elliot se pencha légèrement en avant, ses doigts croisant ceux d’Iris par-dessus la table, comme s’il partageait un secret précieux.

— Je lui ai montré une autre perspective. Je lui ai fait comprendre que le chaos n’est pas toujours l’ennemi. Parfois, c’est un outil, une opportunité. Cette femme, par exemple, exerçait une influence énorme dans les cercles artistiques. Plutôt que de combattre son indignation, nous l’avons transformée en alliée. Une donation, une nouvelle œuvre spécialement conçue pour elle… Et soudain, ce scandale est devenu une campagne de promotion pour l’artiste.

Iris retira lentement ses mains, mal à l’aise sous le poids de cette révélation.

— Donc, vous avez compromis son art, dit-elle, son ton plus sec qu’elle ne l’avait voulu.

Elliot ne sembla pas se vexer. Au contraire, il laissa échapper un léger rire, presque amusé par sa remarque.

— Pas du tout. Je dirais plutôt que nous avons trouvé un équilibre. L’artiste a gagné en visibilité, son travail a été reconnu bien au-delà de ses attentes. Et tout cela grâce à une simple vérité : le pouvoir ne réside pas dans ce que nous créons, mais dans ce que nous faisons de ce que nous créons.

Il se redressa, son regard toujours fixé sur elle.

— Vous avez ce don, Miss Wolfe. Ce regard, cette capacité à capturer des vérités que beaucoup préfèrent ignorer. Mais que ferez-vous de ce don ? Le laisserez-vous vous consumer, ou apprendrez-vous à le maîtriser ?

Iris sentit un frisson parcourir sa colonne vertébrale. Ses mots, bien que prononcés avec douceur, portaient une gravité qui la troublait profondément. Elle se demanda alors si elle n’était pas déjà une pièce dans un jeu bien plus grand qu’elle ne l’avait imaginé.

Un silence s’installa entre eux. Elliot ne détourna pas les yeux, mais son expression se fit plus douce, presque respectueuse.

— C’est puissant, répondit-il après un moment. Mais parfois, vivre dans ce chaos peut devenir une prison.

— Je sais, souffla-t-elle, une tristesse sourde perçant dans sa voix. C’est pourquoi j’essaie de trouver un équilibre. Derrière l’objectif, je peux choisir ce que je garde et ce que je laisse.

Ses mots étaient simples, mais le regard intense qu’il posa sur elle fit monter un frisson le long de sa colonne vertébrale.

Le dîner se déroula dans une danse d’allusions et de confidences partielles. Elliot semblait toujours en contrôle, révélant juste assez pour alimenter la conversation sans jamais se dévoiler complètement. Il parla de ses projets philanthropiques, de son amour pour l’art, mais resta vague sur son passé.

— Pourquoi le mécénat ? demanda Iris à un moment donné, posant son verre de vin.

— L’art n’est pas qu’une forme de pouvoir, Miss Wolfe, c’est une arme. Il peut captiver, manipuler, et même détruire. Et dans les mains d’une personne talentueuse – ou visionnaire – il devient un outil pour redéfinir les règles du jeu. Vous avez ce don, même si vous ne le voyez pas encore. Chaque photo que vous prenez... Vous ne capturez pas seulement une image, vous révélez des vérités que beaucoup préfèreraient cacher.

Il marqua une pause, ses yeux perçants ne quittant pas les siens.
— C’est précisément pourquoi je vous ai choisie. Vous pourriez être bien plus qu’une simple photographe. Mais cela demande de savoir manier ce pouvoir... et de comprendre le prix à payer.

Iris sentit une pointe d’arrogance dans sa réponse, mais aussi une vérité troublante. Elliot voyait le monde comme un échiquier, et les gens comme des pièces. Elle se demanda quel rôle il lui attribuait.

Alors qu’ils terminaient leur repas, il se pencha légèrement vers elle, son ton devenant plus bas, presque conspirateur.

— Vous êtes plus qu’une artiste, Iris. Vous avez un potentiel que vous-même n’avez pas encore compris. Et si vous me laissez faire, je peux vous aider à le découvrir.
Iris sentit son souffle se suspendre, comme si les mots d’Elliot avaient accroché quelque chose d’invisible au fond d’elle. La lumière tamisée du restaurant semblait se resserrer autour de leur table, rendant l’espace oppressant. Elle observa son verre de vin, les reflets rubis dansant à la surface, comme pour trouver une réponse dans ses propres hésitations.
Était-ce une invitation ? Une promesse ? Ou une manipulation habile ? L’intensité de son regard rendait la distinction difficile, et pour la première fois depuis le début de la soirée, elle sentit un frisson de doute.

Une vibration rompit le moment. Elle sursauta légèrement, brisant l’étau invisible de la conversation. Son téléphone. Elle le sortit, voyant le nom de Serena s’afficher sur l’écran.

Elliot jeta un coup d’œil rapide, un sourire imperceptible jouant sur ses lèvres.

— Vous devriez répondre, dit-il. Après tout, je ne voudrais pas monopoliser votre attention.

Iris s’excusa et répondit à l’appel. Serena, comme à son habitude, avait une énergie qui débordait même à travers le téléphone.

— Wolfe, tu es occupée ? J’espère que tu n’es pas encore avec ce connard en costume.

Iris cligna des yeux, surprise par la colère dans la voix de Serena.

— Comment tu sais… ?

— Peu importe. Écoute-moi. Cet homme, Grayson, il jouit d’une réputation. Et crois-moi, ce n’est pas une bonne chose. Je peux venir te chercher. Donne-moi une heure.

Iris sentit un mélange d’agacement et de gratitude. Serena avait un talent pour s’immiscer dans ses affaires, mais cette fois, son inquiétude semblait sincère.

— Je vais bien, Serena. Je te rappellerai plus tard.

Elle raccrocha, mais les mots de Serena résonnaient encore dans son esprit. Lorsqu’elle revint à la table, Elliot l’observait, calmement.

— Miss Hart a toujours le mot juste, n’est-ce pas ? dit-il d’un ton neutre.

Iris se figea.
— Comment… ?

Elliot haussa légèrement les épaules.

— Vous n’êtes pas la seule à avoir des amis.

La soirée se termina sur une note étrange. Elliot insista pour qu’un chauffeur la ramène chez elle, ce qu’elle accepta à contrecœur. Alors qu’elle s’installait dans la voiture, elle sentait le poids des événements s’alourdir sur elle. Serena et Elliot représentaient deux pôles opposés, et elle se trouvait au milieu d’un champ magnétique qu’elle ne comprenait pas encore.

En regardant les lumières de la ville défiler, Iris réalisa qu’elle était prise dans un jeu bien plus grand qu’elle. Et ce qui l’effrayait le plus, c’était qu’une part d’elle y prenait goût.

Elliot resta immobile quelques instants, les mains dans les poches, ses yeux fixant l’espace où elle se tenait quelques secondes plus tôt. Une tension imperceptible se relâcha dans ses épaules alors qu’un léger sourire effleura ses lèvres.

Il se tourna lentement vers la bibliothèque murale. Avec un mouvement fluide, il décrocha un téléphone fixe noir, un appareil d’un autre âge, et composa un numéro à cinq chiffres. Une voix masculine grave répondit presque immédiatement.

— Grayson.

— C’est fait, répondit Elliot en s’asseyant sur le bord de son bureau en verre. Elle est partie il y a moins de cinq minutes.

Un silence pesant suivit, chargé d’attente. Finalement, la voix à l’autre bout du fil se fit entendre, teintée d’une légère note d’incrédulité.

— Et ? Vous pensez vraiment qu’elle est prête ?

Elliot haussa un sourcil, un sourire presque imperceptible jouant sur ses lèvres.

— Pas encore. Mais elle le sera. Les gens comme Iris Wolfe ne se laissent pas facilement manipuler, et c’est exactement ce qui les rend fascinants. Il faut du temps pour briser une personne qui croit encore contrôler sa vie.

Un léger rire sourd résonna dans le combiné.

— Fascinant, dites-vous. Ce n’est pas le mot que j’aurais choisi. Dangereuse, peut-être. Cette femme n’est pas comme vos autres… projets. Elle a une profondeur qui pourrait compliquer les choses.

Elliot pencha légèrement la tête, son ton devenant plus froid, presque tranchant.

— Justement. Les projets simples m’ennuient, Marcus. Ce n’est pas son art qui m’intéresse, même si son talent est indéniable. C’est ce qu’elle peut devenir une fois qu’elle comprendra vraiment ce qu’elle vaut — et ce qu’elle peut perdre.

Marcus resta silencieux, comme s’il réfléchissait à la réponse appropriée. Lorsqu’il reprit la parole, son ton était prudent.

— Et si elle refuse ? Si elle voit à travers… vos intentions ?

Elliot se leva, marchant lentement jusqu’aux baies vitrées. La ville s’étendait devant lui, une mer de lumières scintillantes, chaque point brillant représentant une vie qu’il pouvait potentiellement influencer.

— Alors elle fera ce que font tous ceux qui croient avoir un choix : elle cherchera des réponses ailleurs. Mais elle reviendra toujours à moi. Parce que je suis celui qui peut transformer ses peurs en pouvoir. Elle a déjà commencé à douter de ce qu’elle sait, de ce qu’elle croit. Je n’ai qu’à lui montrer un chemin… un peu plus lumineux que les autres.

— Lumineux, hein ? répondit Marcus avec un rire ironique. Et qu’en est-il de Serena Hart ? Elle n’a pas l’air d’apprécier votre fascination pour Wolfe. Elle pourrait devenir un problème.

Elliot se retourna lentement, son regard devenant aussi glacé que sa voix.

— Serena pense qu’elle peut jouer à mon jeu. Mais elle oublie une règle fondamentale : personne ne gagne contre moi. Pas elle, pas Wolfe, et certainement pas ceux qui se tiennent dans l’ombre.

— Vous la sous-estimez, Elliot. Serena n’agit pas par simple bravade. Elle a quelque chose à prouver, à elle-même surtout. Mais cette détermination vient aussi d’une peur profonde. Si vous touchez à Wolfe, elle réagira… Et cela pourrait tout détruire. Vous êtes confiant, comme toujours.

Elliot esquissa un sourire, cette fois plus marqué, presque carnassier.

— La confiance n’est pas une question de choix, Marcus. C’est une nécessité. Si Wolfe commence à croire que Serena peut lui offrir quelque chose que je ne peux pas, alors il suffira de montrer à Serena pourquoi il est dans son intérêt de se retirer. Subtilement, bien sûr. Je préfère éviter les éclats inutiles.

Un silence tendu s’installa, que Marcus rompit d’une voix plus hésitante.

— Vous avez pensé à ce qui arriverait si elle devenait trop curieuse ? Si elle décidait de… se retourner contre vous ?

Elliot reposa le combiné sur son socle, puis posa les deux mains sur le bureau, se penchant légèrement en avant, comme s’il pouvait sentir la tension de l’autre côté de la ligne.

— Tout le monde a un prix, Marcus. Même Wolfe. Le problème, c’est qu’elle ne connaît pas encore le sien. Mais je m’en assurerai.

Il coupa la ligne sans attendre de réponse, puis resta immobile, les yeux fixant le vide. La nuit autour de lui semblait s’épaissir, et un éclat calculateur traversa son regard.

La partie venait tout juste de commencer, et il savait déjà comment jouer chaque coup.

Le taxi quitta les abords de l’Observatory, laissant derrière lui les lumières étincelantes de Manhattan. Iris, adossée contre la banquette arrière, fixait distraitement les reflets tremblants des réverbères sur les vitres embuées. Le goût du vin, mélangé aux mots d’Elliot, pesait encore sur sa langue. Chaque phrase qu’il avait prononcée résonnait en elle, à la fois séduisante et menaçante, comme une toile d’araignée qu’elle ne parvenait pas à déchiffrer. Le chaos qu’elle prétendait capturer dans ses clichés semblait s’être installé en elle.

En descendant du taxi, ses pas la guidèrent presque machinalement vers un café qu’elle avait pris l’habitude de fréquenter. L’endroit était modeste, niché à l’angle d’une rue moins animée. Un refuge temporaire où elle espérait trouver un moment de clarté. Mais en entrant, elle s’arrêta net.

À une table, Marcus Wells attendait, son regard calme mais perçant fixé sur la porte. Un autre visage familier surgit presque en même temps : Serena Hart, entrant d’un pas rapide, son manteau négligemment jeté sur ses épaules. Iris resta figée un instant, puis fit demi-tour avant que l’un ou l’autre ne la remarque, laissant la porte se refermer silencieusement derrière elle.

— Tiens donc, Marcus Wells. Depuis quand les amateurs d’art rôdent-ils dans les cafés miteux de Brooklyn ? Vous attendez quelqu’un ? Dit Serena.

— Et toi, Serena ? Je pensais que tu préférais les endroits où on t’adule. Ce lieu semble… modeste pour tes standards. Dit, Marcus levant les yeux avec un sourire subtil.

— Épargnez-moi vos piques, Wells. Si vous êtes ici, c’est que vous voulez voir Iris. Alors dites-moi : qu’est-ce que vous lui voulez ?
— Je pourrais te retourner la question. Tu joues les chevaliers blancs, mais toi aussi, tu veux quelque chose d’elle.

Marcus s’appuya sur le dossier de sa chaise, croisant les bras.
— Ce que je veux ? La protéger de types comme vous. De Grayson. De tous ceux qui voient en elle une opportunité plutôt qu’une personne. Ricana, Serena, se penchant en avant.

— Et tu crois que ton influence est différente ? Iris est fragile. Elle a besoin de repères solides, pas d’une aventurière qui l’entraîne dans des bars et des jeux d’évasion.
— Ah, parce que vous, vous représentes la stabilité ? Arrêtez votre cinéma. vous vous intéresses à elle parce qu’elle est spéciale, parce qu’elle a ce regard unique. Mais ce que vous voulez, ce n’est pas Iris. C’est ce qu’elle peut vous apporter.
— Et toi, Serena ? Tu veux jouer les sauveuses, mais regarde-toi. Tu es aussi brisée qu’elle, sinon plus. Tu veux qu’elle comble un vide que tu ne peux pas remplir seule.

Serena serra les poings, mais se retenue de répondre immédiatement. Un silence tendu s’installe, brisé uniquement par le bruit ambiant du café.

— Au moins, je suis honnête avec elle. Pas comme vous… ou Grayson. Murmura Serena, presque pour elle-même.

— Écoute, Hart. On veut tous les deux ce qu’il y a de mieux pour elle, mais ce que cela signifie… on ne sera jamais d’accord là-dessus. Soupira t’il.

— Peut-être que le problème, c’est qu’elle devrait décider elle-même de ce qu’elle veut. Pas vous, pas moi, pas ce foutu Grayson. Tout en défiant Marcus.

Serena se leva brusquement, attrapa son manteau et se dirigea vers la porte. Avant de partir, elle se tourna une dernière fois vers Marcus.

— Vous savez, Wells, si vous tenez vraiment à elle, vous devriez essayer de la laisser respirer. Et si vous ne pouvez pas faire ça… alors éloignez-vous.

Serena sortit, laissant Marcus pensif, son regard fixant la tasse de café presque vide devant lui.

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