CHAPITRE 13 : Les secrets de l’aile nord
La nuit s’était abattue sur Manhattan avec une intensité presque palpable, enveloppant la ville dans une étreinte sombre et mystérieuse. Les gratte-ciels scintillaient comme des balises solitaires, projetant des éclats de lumière dans le vide abyssal du ciel nocturne. Les ruelles étroites semblaient s’étirer à l’infini, leurs ombres profondes promettant autant de secrets que de dangers. Accroupies dans l’ombre d’un immeuble adjacent à l’Observatory, Iris et Serena étaient devenues des spectatrices silencieuses de ce paysage étouffant.
Le bâtiment qui se dressait devant elles, imposant et lisse, dominait l’horizon comme un monstre endormi. Ses fenêtres vitrées reflétaient les lumières de la ville, mais derrière cette façade brillante se cachait une obscurité bien plus épaisse que la nuit elle-même. L’Observatory semblait respirer, presque vivant, une bête aux intentions impénétrables. Iris sentit son cœur s’accélérer alors qu’elle jetait un coup d’œil rapide à Serena, dont le visage, habituellement si confiant, était empreint d’une concentration glaciale.
Serena scrutait méthodiquement les environs. Ses yeux perçants passaient d’un garde en patrouille à une caméra pivotante, puis à une lumière vacillante près de l’entrée principale. Sa mâchoire était serrée, et son souffle, si régulier qu’il semblait synchronisé avec le battement d’une horloge, trahissait néanmoins une tension sous-jacente.
— Tu es sûre que c’est maintenant ou jamais ? murmura-t-elle, sa voix à peine un souffle qui se mêlait au bruit du vent.
Iris serra la sangle de son appareil photo contre elle, comme pour se rappeler pourquoi elles étaient là. La caméra, si familière, était devenue une sorte de talisman, un ancrage dans ce monde chaotique. Elle hocha lentement la tête, ses yeux fixés sur l’entrée de l’aile nord du bâtiment.
— Jonathan a dit que l’aile nord est la clé, répondit-elle, ses mots tremblant légèrement malgré ses efforts pour paraître sûre d’elle. Si on attend, on risque de perdre notre seule chance.
Serena détourna son regard de l’Observatory pour le poser sur Iris. Elle tendit une main rassurante, mais ferme, et la posa sur son épaule. Ce geste était plus puissant que n’importe quel mot.
— Wolfe, écoute-moi bien. On entre, on trouve ce qu’on est venues chercher, et on sort. Pas d’héroïsme inutile. Pas de risques stupides. Tu peux le faire. Je suis là.
Les yeux d’Iris vacillèrent une fraction de seconde, mais elle trouva dans le regard de Serena une force tranquille qui calma légèrement la tempête dans son esprit. Elle inspira profondément avant de répondre d’une voix à peine audible :
— D’accord.
Les deux femmes se levèrent doucement, leurs silhouettes se confondant avec les ombres dansantes des lampadaires. Elles avancèrent à pas feutrés, chaque mouvement calculé pour éviter de déclencher une alarme ou d’attirer l’attention. Le bruit distant des voitures sur une avenue voisine semblait s’éloigner, comme si même Manhattan retenait son souffle.
En contournant le bâtiment, Iris sentit le poids croissant de la mission. La présence de Serena à ses côtés, si calme et résolue, était la seule chose empêchant son esprit de céder à la panique. Serena guida, s’arrêtant fréquemment pour vérifier les angles morts des caméras. Elles s’approchèrent finalement de la porte de service, une entrée discrète mais équipée d’un système de sécurité qu’elles n’avaient pas anticipé. Une lumière à l’intérieur s’alluma soudainement, les faisant se plaquer instinctivement contre le mur.
Un employé en uniforme émergea de l’intérieur, poussant un chariot rempli de caisses.
Serena inspira brusquement, et Iris sentit sa main trembler légèrement alors qu’elle la serrait instinctivement.
— On va se faire voir…, murmura Serena, ses yeux fixant la porte comme si elle allait exploser à tout moment.
— Calme-toi, répondit Iris en posant doucement une main sur son bras. Ils ne nous ont pas encore vues.
Serena hocha la tête, mais elle semblait figée sur place, sa respiration rapide trahissant une montée de panique. Iris dut lui tirer doucement le bras pour la pousser à avancer lorsque l’employé s’éloigna enfin.
La porte resta ouverte quelques secondes, juste assez longtemps pour que Serena saisisse l’occasion. Sans un mot, elle attrapa le poignet d’Iris et l’entraîna à l’intérieur, refermant la porte derrière elles dans un claquement sourd.
À l’intérieur, l’ambiance changea radicalement. Les néons blafards bourdonnaient faiblement, jetant une lumière froide et crue sur le décor austère. Les murs blancs, les sols impeccablement polis et l’odeur piquante de produits chimiques créaient une atmosphère clinique et déshumanisée. Iris frissonna, mais ce n’était pas seulement à cause de la température.
— Par ici, murmura Serena, sortant un plan froissé de sa poche. L’aile nord est au bout de ce couloir.
Iris acquiesça, resserrant la prise sur son appareil photo comme si cela pouvait dissiper la tension écrasante qui régnait dans l’air. Elles avancèrent en silence, le tapis moelleux sous leurs pieds étouffant le bruit de leurs pas. Chaque porte qu’elles dépassaient semblait receler une énigme : certaines étaient fermées, d’autres légèrement entrouvertes, révélant des salles vides baignées d’une lumière oscillante.
Enfin, elles atteignirent une double porte imposante, ornée d’une plaque métallique indiquant «AILE NORD - ACCÈS RÉSERVÉ».
Serena s’arrêta net, levant une main pour signaler à Iris de ne pas bouger. Elle plissa les yeux en observant la caméra de surveillance fixée au plafond, mais son expression trahissait une incertitude croissante.
— Elle balaye toutes les… sept secondes ? Ou cinq ? Attends, je… je ne suis pas sûre, murmura-t-elle, visiblement stressée.
Iris leva un sourcil et jeta un coup d’œil à la caméra elle-même.
— On va attendre qu’elle tourne, et on compte. Suis mon signal, dit-elle. Lorsque le faisceau lumineux s’éloigna, Iris tira doucement Serena par le bras et elles avancèrent en silence, évitant de justesse de croiser la lumière. Elles se faufilèrent à l’intérieur, refermant doucement la porte derrière elles.
L’aile nord avait une atmosphère radicalement différente. Les murs immaculés étaient ornés d’œuvres d’art : tableaux, sculptures, et installations diverses. Mais quelque chose n’allait pas. Les œuvres semblaient inachevées, comme si leurs créateurs avaient été brutalement interrompus en pleine frénésie créative.
— C’est quoi, cet endroit ? chuchota Iris, son souffle formant presque une buée dans l’air glacial.
Elle s’approcha d’un tableau, ses yeux examinant chaque détail. Les coups de pinceau étaient désordonnés, presque frénétiques, et les couleurs saturées semblaient crier une détresse silencieuse. Iris fronça les sourcils et sortit son appareil photo. Elle captura les détails des lignes brisées, des formes torturées, et des couleurs criardes, chaque cliché absorbant l’intensité de l’angoisse qui imprégnait l’air.
— Regarde ça, murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour Serena. Les coups de pinceau… Ils sont incohérents. Ce n’est pas une vision artistique. C’est comme s’ils avaient été forcés de peindre sous pression.
Iris recula légèrement pour observer la pièce dans son ensemble, sa voix plus assurée à mesure qu’elle analysait.
— Ce n’est pas de l’art. C’est de l’exploitation. Ils manipulent ces artistes, les privant de leur propre voix. Regarde les sculptures, dit-elle en désignant une pièce où les formes semblaient se décomposer. Ce sont des cris. Des appels à l’aide.
Serena, qui observait une toile dans un coin, posa lentement une main sur le cadre du tableau. Elle n’était pas journaliste ni critique d’art, et les mots complexes d’Iris ne faisaient qu’amplifier le poids de ce qu’elle voyait. Elle serra les lèvres, sa mâchoire crispée, avant de murmurer :
— On dirait qu’ils souffrent.
Elle effleura la toile du bout des doigts, presque par réflexe. Le contact avec la surface rugueuse la fit reculer d’un pas. Elle détourna les yeux du tableau, mais son souffle s’accélérait.
— C’est… c’est malsain, murmura-t-elle. Comme si ces gens avaient… été brisés.
Sa voix tremblait légèrement. Elle serra les poings pour calmer ses mains qui commençaient à trembler.
— Ces gens sont des victimes, continua-t-elle. Ce n’est pas juste.
Iris jeta un coup d’œil à Serena et vit ses épaules tendues, son regard qui évitait les œuvres autour d’elle. C’était comme si l’atmosphère oppressante de la pièce s’infiltrait dans ses pensées. Elle s’approcha doucement de Serena et posa une main rassurante sur son bras.
— Tu as raison, Serena. Mais on va changer ça, dit-elle. On va montrer au monde ce qui se passe ici.
Serena s’approcha d’une porte métallique verrouillée portant l’inscription «ACCÈS STRICTEMENT INTERDIT». Elle essaya la poignée, mais elle était fermée à clé. Elle tourna un regard nerveux vers Iris.
— Et maintenant ? murmura-t-elle, son souffle tremblant. Je suppose que tu as une idée ? Iris, après un instant d’hésitation, sortit une épingle à cheveux de sa poche.
— J’ai vu ça une fois dans une série, dit-elle en s’agenouillant devant la serrure.
— Oh, génial, on va improviser avec Netflix, murmura Serena, les bras croisés. Après plusieurs essais maladroits, un déclic se fit entendre. Iris se redressa avec un sourire hésitant.
— Eh bien, ça a marché. Maintenant, vite avant qu’on se fasse repérer.
Elles pénétrèrent dans une pièce immense plongée dans une semi-obscurité. Les projecteurs suspendus révélaient des installations étranges : des sculptures brisées, des carnets ouverts remplis de gribouillages frénétiques, des croquis éparpillés. Une longue table au centre de la salle était couverte de notes manuscrites, de photos et de fiches détaillées.
— Regarde ça, murmura Iris en feuilletant un carnet. Des plans de carrière, des informations personnelles. Ils cataloguent tout sur ces artistes : leur style, leurs inspirations, leurs faiblesses.
Serena feuilleta les documents, mais elle fronça les sourcils, les lignes manuscrites et les termes techniques semblant plus confus qu’informatifs.
— Je ne comprends pas grand-chose à tout ça… C’est toi la journaliste, non ? dit-elle en tendant les papiers à Iris. Fais ton truc. Iris prit les notes et commença à les analyser avec soin. Ses yeux se figèrent sur un schéma détaillé.
— C’est de la manipulation pure, murmura-t-elle. Ils forcent ces artistes à créer selon leurs propres termes… en les contrôlant psychologiquement.
Serena serra les poings, son regard passant des croquis aux photos d’artistes.
— Ces gens sont des victimes, dit-elle, mais sa voix tremblait légèrement, révélant son trouble.
Un bruit soudain dans le couloir fit sursauter les deux femmes. Serena referma la porte rapidement, s’assurant que la serrure se réenclenchait. Elle se tourna vers Iris, son expression empreinte d’une gravité froide.
— On doit partir, murmura-t-elle. Maintenant.
Iris hocha la tête, mais avant de suivre Serena, elle glissa discrètement quelques pages du carnet dans son sac.
De retour au loft, le silence était presque assourdissant. Iris et Serena s’assirent face à face à la petite table encombrée, où elles étalèrent les photos et les documents qu’elles avaient récupérés. Chaque image, chaque mot sur ces pages semblait hurler une vérité insoutenable.
Serena croisa les bras, s’adossant au mur avec une tension visible.
— Alors ? demanda-t-elle, sa voix rauque trahissant l’émotion sous-jacente.
Iris, les mains tremblantes, fixa les images sur son écran. Elle voyait les visages des artistes dans les croquis, leur travail dénaturé, leur liberté volée. Un feu nouveau s’alluma dans ses yeux.
— On arrête Elliot, déclara-t-elle, sa voix résonnant avec une détermination qu’elle n’avait jamais ressentie auparavant. Peu importe ce que ça coûte.
Serena esquissa un sourire dur, presque satisfait. Elle se redressa, les poings sur les hanches.
— Prépare-toi, Wolfe. Parce que lui, il ne reculera devant rien.
Au loin, Manhattan continuait de briller, insouciante des vérités qui se jouaient dans l’ombre. L’Observatory, avec ses fenêtres scintillantes, semblait murmurer un défi à ces deux femmes qui osaient défier son emprise. Mais pour Iris et Serena, il n’y avait plus de retour en arrière.
Annotations
Versions