CHAPITRE 19 : La vérité en jeu
La voiture s’immobilisa dans une ruelle sombre, où l’air semblait saturé d’humidité et de l’odeur rance des poubelles oubliées. Les murs, couverts de graffitis effacés par le temps, suintaient une mélancolie froide. Un réverbère vacillant projetait une lumière blafarde, dessinant des ombres mouvantes qui dansaient sinistrement sur les pavés irréguliers. Serena, appuyée contre la portière arrière, grimaçait sous la douleur lancinante de ses côtes. Chaque respiration était un rappel brutal de sa blessure, mais son regard restait résolu. Elle inspira profondément, ignorant la brûlure qui irradiait dans sa poitrine. Iris, assise à ses côtés, serrait l’appareil photo contre elle, une clé USB dissimulée dans sa poche.
Leon, leur chauffeur, coupa le moteur et se retourna, les sourcils froncés.
— Vous êtes sûres de ce que vous faites ? Ce gars sait qu’on vient.
Serena inspira profondément, son souffle tremblant. Elle échangea un regard rapide avec Iris avant de répondre.
— On n’a pas le choix. C’est notre dernière chance.
Sam, accroupi près de la porte, pianotait sur sa tablette pour désactiver les caméras de surveillance.
— Ça ne nous donnera que quelques minutes, prévint-il. Une fois qu’ils remarqueront la coupure, ils se mettront à notre recherche.
Serena hocha la tête et posa une main sur l’épaule d’Iris.
— On entre, on diffuse les preuves, et on sort. Pas de gestes héroïques.
Les deux femmes descendirent de la voiture. Serena, plus lente, serra brièvement son flanc, une grimace déformant ses traits avant qu’elle ne force son corps à avancer. Chaque pas lui arrachait une douleur sourde, mais elle refusa de ralentir.
Iris, de son côté, jetait des regards furtifs à son téléphone, l’écran affichant une notification qu’elle aurait dû ignorer : un message non lu d’Elliot. Elle serra les dents et enfouit le téléphone dans sa poche, son esprit vacillant entre l’opération en cours et la voix douce d’Elliot, résonnant encore dans sa mémoire. Ça avait été un appel anodin, quelques jours plus tôt, mais la façon dont il avait prononcé son nom l’avait troublée bien plus qu’elle ne voulait l’admettre.
Serena remarqua l’air absent d’Iris alors qu’elles contournaient un chariot de nettoyage abandonné.
— Ça va ? demanda Serena d’une voix basse, mais ferme.
Iris cligna des yeux et hocha la tête, mais Serena ne fut pas dupe. Elle attrapa doucement le bras d’Iris et la fit pivoter pour lui faire face.
— Pas maintenant, Iris. On n’a pas le luxe de se laisser distraire.
— Je sais… murmura Iris, mais elle évita le regard de Serena. Ses doigts frôlèrent machinalement sa poche, comme si le téléphone était un talisman rassurant.
Serena soupira, la douleur dans sa voix rivalisant avec celle de ses côtes. Elle posa une main ferme sur l’épaule d’Iris.
— Écoute-moi. Elliot a fait son choix, et toi aussi. Tu es ici parce que tu crois en ce qu’on fait. Reste concentrée. Si on échoue, ça ne sera pas juste nous. Ça sera tout le monde.
Iris inspira profondément, ravalant les émotions qui menaçaient de déborder. Le visage de Serena, durci par la détermination, la ramena à la réalité. Elle hocha la tête, plus résolue cette fois.
— Tu as raison. Je suis là.
Serena lui adressa un regard soutenu, une lueur de satisfaction dans les yeux, avant de se tourner pour ouvrir la voie.
Alors qu’elles progressaient dans le bâtiment, chaque décision déterminée par la précision et l’urgence, Iris sentit l’ombre d’Elliot s’évanouir. Serena avait raison : ce moment, cet instant, était bien trop important pour laisser un fantôme du passé l’entraîner vers le doute.
Sam, dans l’oreillette, murmura :
— Les caméras sont hors ligne. Vous avez cinq minutes.
Elles avancèrent jusqu’à une porte latérale. Serena examina la serrure et recula, laissant Iris tenter sa chance. Cette dernière sortit une épingle à cheveux, avec ses mains tremblantes.
— J’ai vu ça dans un documentaire… peut-être.
Après plusieurs secondes d’efforts, un clic résonna.
— Ça a marché, murmura Iris, visiblement surprise.
Elles pénétrèrent dans le bâtiment. À l’intérieur, les murs blancs, glacials, semblaient absorber le moindre son, rendant le silence presque étouffant. Une lumière crue et sans pitié inondait les couloirs, accentuant la froideur clinique du lieu. Les néons, légèrement vacillants, émettaient un bourdonnement monotone, un rappel constant de l'artificialité de cet espace déshumanisé. Le silence, oppressant, amplifiait chaque son qu’elles produisaient.
— La salle centrale est au dernier étage, chuchota Serena en consultant un plan volé.
Elles progressèrent prudemment, esquivant les patrouilles et évitant les bruits de pas. Serena s’appuya brièvement contre un mur, un filet de sueur perlant sur son front. Sa respiration se faisait plus courte, mais elle ne pouvait pas se permettre de faiblir. Chaque mouvement lui semblait un combat silencieux contre son propre corps. Arrivées à l’escalier principal, elles s’immobilisèrent, leurs respirations se mêlant au grincement distant d’une porte métallique mal huilée. Les marches d’acier, recouvertes de traces de chaussures et de poussières accumulées, semblaient s’étirer à l’infini sous une lumière vacillante. Le bruissement d’une radio émettait sporadiquement, annonçant la présence des deux gardes dont les ombres s’étendaient de manière menaçante sur le mur adjacent. Serena, l’esprit alerte, repéra un chariot de nettoyage. Elle le poussa bruyamment pour attirer l’attention des gardes. Ces derniers, méfiants, se dirigèrent vers le bruit, permettant aux deux femmes de se glisser dans l’escalier.
Au sommet, elles atteignirent enfin la porte de la salle centrale, massive et imposante, avec des verrous électroniques clignotant d’une lueur rouge intermittente. L’air semblait plus lourd ici, chargé de l’odeur métallique des équipements électroniques en veille. À l’intérieur, les murs blancs, aseptisés, réfléchissaient une lumière crue et agressive. Des rangées d’écrans affichaient des données cryptiques qui pulsaient doucement, comme un cœur artificiel, amplifiant la sensation d’être observées en permanence. Mais avant que Serena ne puisse l’ouvrir, une voix grave retentit derrière elles.
— Vous êtes plus tenaces que je ne l’aurais cru, dit Grayson, d’une voix tranchante, comme s’il savourait chaque mot.
Il se tenait dans l’ombre, accompagné de deux hommes imposants. En avançant, la lumière révélait un sourire calculé, dénué de chaleur. Ses yeux, perçants, semblaient peser chaque mouvement de Serena et Iris.
— Vous avez cru pouvoir braver mon domaine sans conséquence ? Ce genre de bravoure est aussi admirable que futile.
Il fit un pas en avant, le regard perçant.
— Vous croyez vraiment que cette petite escapade va changer quoi que ce soit ? Vous êtes comme tous ceux avant vous, aveuglés par une foi naïve en la puissance de la vérité. Mais permettez-moi de vous éclairer.
— La vérité n’est pas une arme. C’est une lame à double tranchant, cruelle et indifférente. Elle ne distingue pas entre le bien et le mal. Ce que vous appelez «justice» ne fera que semer la peur et la confusion.
Il fit un pas en avant, ses mains croisées derrière son dos, sa voix se durcissant.
— Vous voyez, Miss Wolfe, j’ai bâti un équilibre. Un système qui permet aux masses de dormir la nuit, ignorantes de ce qui pourrait les briser. Je ne contrôle pas par plaisir, mais par nécessité. Sans moi, ce serait l’anarchie, et croyez-moi, l’humanité ne survivrait pas à sa propre vérité.
Serena sentit la panique monter. Elle recula légèrement, plaçant Iris derrière elle.
— Vous ne pouvez pas cacher ce que vous avez fait, lança Iris, la voix tremblante mais déterminée. On a les preuves.
Grayson éclata de rire.
— Les preuves ? Ah, la douce illusion qu’une simple clé USB pourrait tout renverser. Vous ne comprenez toujours pas, n’est-ce pas ? Ce n’est jamais une question de vérité. C’est une question de contrôle.
Grayson esquissa un sourire, presque compatissant.
— Vous pourriez diffuser vos preuves dans chaque coin du globe, et pourtant, en moins d’une journée, j’aurais retourné l’opinion publique. Vous sous-estimez la puissance des récits. Ce que je fais n’est pas simplement cacher la vérité ; je façonne la réalité. Et croyez-moi, la réalité que j’offre est bien plus séduisante que ce que vous avez à offrir.
Grayson s’approcha, son ton devenant presque paternaliste.
— J’ai vu ce que des vérités brutales et sans filtre peuvent faire à des sociétés. Elles détruisent tout sur leur passage. Les familles, les gouvernements, les rêves… Tout. Vous croyez être du bon côté de l’histoire, mais vous n’êtes que des enfants jouant avec du feu.
— Je ne suis pas qu’un criminel, Miss Hart. Je suis un architecte. Sans moi, les institutions que vous chérissez seraient en ruines. Et pourtant, vous, avec vos idéaux naïfs, vous cherchez à détruire ce que je bâtis.
Grayson leva un doigt comme pour les sermonner.
— Regardez-vous. Vos mains tremblent, votre souffle est court, et pourtant, vous êtes ici, convaincues d’être des héroïnes. Vous et moi, nous sommes faits du même bois, Miss Hart. Nous croyons en des causes plus grandes que nous.
Il haussa un sourcil, son ton devenant presque moqueur.
— Mais contrairement à vous, je comprends les conséquences de mes choix. Chaque action que je prends est mesurée, calculée, parfois impitoyable. Vous, en revanche, jouez à un jeu dont vous ne connaissez même pas les règles. Croyez-vous vraiment que votre «vérité» suffira à changer quoi que ce soit ? Les gens ne veulent pas de vérités brutes. Ils veulent des histoires confortables à croire. Et moi, je leur offre cela.
— Prêtes à tout pour vos idéaux. Vous n’êtes pas si différentes de moi. La seule différence, c’est que moi, je sais ce que je fais. Vous allez mettre en péril bien plus que ce que vous cherchez à protéger. Mais allez-y, Miss Wolfe. Alors, allez-y. Détruisez ce que j’ai bâti. Mais soyez prêtes à vivre avec les conséquences. Les vies qui seront ruinées, la peur qui s’infiltrera dans chaque foyer, et l’instabilité qui suivra.
Il fit une pause, observant Serena et Iris avec intensité.
— Vous pensez combattre le mal, mais en vérité, vous n’êtes qu’un catalyseur pour un mal bien plus grand. Et lorsque vous serez là, à contempler les ruines de votre triomphe, souvenez-vous de ceci : j’ai essayé de vous prévenir.
Profitant d’un instant d’inattention, Serena saisit un extincteur et déclencha une épaisse fumée blanche. Les gardes reculèrent en toussant, permettant aux deux femmes de s’introduire dans la salle centrale et de barricader la porte.
Iris s’installa rapidement devant l’ordinateur principal, insérant la clé USB tandis que Serena bloquait la porte avec une chaise.
— Dépêche-toi, murmura Serena.
Les fichiers commencèrent à se télécharger sur un serveur sécurisé. Le bruit des coups contre la porte devenait assourdissant.
— C’est presque fini, souffla Iris.
Une alarme retentit soudain, et les lumières rouges clignotèrent dans la pièce. Serena grimaça : ils avaient été repérés.
— Ça y est ! annonça Iris. Tout est en ligne.
Elles n’attendirent pas une seconde de plus. Déplaçant la chaise, elles s’élancèrent dans le couloir, poursuivies par les gardes. Serena grimaça de douleur en courant. Chaque impact de ses pieds sur le sol résonnait dans ses côtes blessées, la douleur pulsant à chaque mouvement. Malgré l’élancement insupportable, elle refusait de ralentir, son regard fixé sur la fenêtre de secours. Elles atteignirent la fenêtre menant à une échelle de secours, dont les barreaux rouillés grincèrent sous le moindre mouvement. La ruelle en contrebas, plongée dans une pénombre dense, semblait engloutie par une obscurité oppressante, où le moindre bruit résonnait comme un coup de tonnerre. L’air était glacial, chargé d’une odeur d’essence et de fumée, et la lumière des phares de la voiture de Leon découpait des faisceaux aveuglants dans la nuit opaque.
Serena ouvrit la fenêtre et aida Iris à descendre, grimaçant en s’appuyant sur le rebord. Descendre l’échelle semblait un défi insurmontable, chaque échelon aggravant la douleur dans son flanc. Elle serra les dents, s’obligeant à ne pas céder sous le poids de la fatigue et de la souffrance. Mais alors qu’elle posait le pied sur l’échelle, un garde apparut, braquant son arme.
— Arrêtez !
Un coup de feu retentit, manquant Serena de justesse. Une voiture déboucha alors dans la ruelle, ses phares illuminant la scène.
— Montez ! hurla Leon.
Serena et Iris sautèrent dans le véhicule, qui démarra en trombe.
De retour à leur cachette, Sam confirma la réussite de l’opération :
— Nous avons les preuves qu’il nous faut.
Serena hocha la tête, épuisée mais soulagée.
— Alors, c’est fait, murmura-t-elle.
Mais au fond d’elle, elle savait que la bataille ne faisait que commencer.
Annotations
Versions