Notre Dame

16 minutes de lecture

C’est une guerre au-dessus des guerres.

L’homme ne trouve son salut nulle part.

Ni sur la terre, ni dans l’eau, ni dans le ciel.

- Svetlana Alexievitch, La Supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l’Apocalypse, témoignage d’un villageois du district de Narovlianski, 1997.

Puisqu'elle est le dénominateur commun à l'ensemble des contes ci-retranscrits, et d'une façon ne prêtant pas à débat la première de nombreuses victimes, il serait injuste de négliger l'histoire de Notre Dame d’Islemortes. Son récit figure un modeste hommage à lui rendre, à plus forte raison depuis sa suppression administrative par l'expansion des communes voisines. Précisons que son portrait, comme ceux qui suivront, se veut le plus fidèle possible compte tenu des sources disparates qui en fondent la matière première. Comptons sur M. Sinclair, en collaboration avec un collège d’historiens, pour retranscrire de la manière la plus précise possible les évènements tels qu’ils se sont produits.

Ainsi, c'est entendu, nous l'aborderons en priorité. Mais avant toute chose, s'il est un mot pour jalonner notre narration qu'il nous faut avancer et vous retenir, nul autre que celui-ci ne sera jamais plus pertinent ni, autant le concéder, plus franc : « Sic » …

*

S'il fut établi que nombre d'éléments avaient concouru à la catastrophe, Guy Bonnet reconnaissait, et persiste aujourd'hui à l'affirmer du fond de sa cellule, que son impair avait campé, ce terrible jour, un rôle prépondérant. Un impair le désignant comme principal responsable de la tragédie dont l'Ouest aurait longtemps à souffrir les répercussions.

Certes, il n'eût été présomptueux d'aussi blâmer les intempéries qui, sans que quiconque ne les ait anticipées, avaient traversé l'hexagone à l'oblique. De pareille façon, le manque de réactivité du pilote n'était pas étranger à la calamité. Pas plus que cette manœuvre désastreuse ayant enjoint l'appareil à descendre si bas, près des toits et des têtes, à rebours des consignes les plus élémentaires. L'on ne trouve en ce milieu aucun aviateur, même débutant, qui ignore ces règles.

Nous serions tout autant en droit de remonter la chaîne, et interroger l'insistance des importateurs. N'a-t-on pas idée d'arracher des hommes à la terre, à coup de menaces et de railleries les jeter dans la gueule d'une tempête de printemps. Tant d'empressement justifié par l'obtention d'un dû de moindre intérêt en temps et en heure. Des inconscients… Que ne pouvaient-ils accorder un sursis, menu ajournement motivé par un cas de force majeure ? À croire que ces espagnols n'avaient jamais eu à affronter les caprices de la Nature, maîtresse imprévisible qui valait amplement qu'on la regarde comme une femme.

Oui, à bien y réfléchir, la faute en revenait pour partie à la clientèle ibérique. Sans doute aussi à la lâcheté de la compagnie aérienne ; jamais n'aurait-elle dû céder. D'autant que les marchandises, denrées périssables, ne se seraient gâtées en une journée, pas dans ces conditions climatiques. Mais allez donc leur faire comprendre, à tous.

Partant, au cœur de ce tumultueux réseau de causes enchevêtrées, cette obstination infondée ne devait pas se voir minimisée. Ce que confirmerait deux ans plus tard le procès aux Assises. De mauvaise grâce, cela dit.

Au lendemain de l'accident, contrit et tendu sur un lit aux airs de cercueil, Guy ressassa la succession des évènements. Les rumina, à défaut de parvenir à puiser en son hypothalamus le sommeil que son organisme lui réclamait depuis quarante-huit heures. Bien qu'il n'eût pas assisté à la scène, il était au fait de l'enchaînement dramatique. La compagnie AF-Ouest n'avait pas manqué l'en informer, par maints et sordides détails desquels il avait dégagé de lui-même les justifications de sa mise-à-pied. Un renvoi sans indemnité que, par l'effet d'une honnêteté maladive, il accueillerait sans se regimber.

Prendre sur soi ses torts et incliner la tête, le nez au ras de l'humilité poussiéreuse, tel était le credo de Guy Bonnet. Ainsi que sa mère, femme de poigne plus intègre que dame Justice, les avait élevés, lui et son frère. Encore qu'au contraire de Guy, Hugues Bonnet n'eût pas connu d'occasion de se soumettre aux préceptes de la doctrine matriarcale, pour ne jamais l'avoir approuvée. En tout état de cause pas avec la même confiance aveugle que son aîné. De tout temps, Hugues avait témoigné de l'opiniâtreté d'un bélier. Cette audace dans sa défiance de l'autorité maternelle expliquait pourquoi il n'avait pas tergiversé, quand lui avait été proposé ce poste à l'autre bout de la planète. Aujourd'hui, Hugues était loin, autant de Guy que de la tombe de feue madame Bonnet mère. Plus loin encore des remords et fautes à expier.

Ce soir, Guy devait incarner à lui-seul le sommet de l'expiation humaine. Ce serait qu'un petit prix à payer, songea-t-il. Le procès, par contre… Une chance que ses filles et ex-femme furent assez autonomes pour ne plus avoir à tendre vers lui leurs paumes affamées d'une pension qu'il lui serait à l'avenir délicat d'assumer. Chance en effet que personne, fut-ce une épouse, un enfant ou un petit frère, n'attendît plus rien du pauvre monsieur Bonnet. Il était plus facile d'accepter les sanctions de sa défaillance.

Une abnégation louable. En attendant cette peine judiciaire, Guy s'infligeait la sienne, tournait et retournait l'affaire, torrent obscur lessivant son crâne et ses nerfs. La chose était par trop grave pour se soustraire à l'esprit via une simple reconnaissance de culpabilité, a fortiori pour un individu tel que lui. Tout un village, déplora-t-il, en proie à une nouvelle crise d'empathie, des habitants, des vieillards, des enfants ! Combien de blessés ? combien de morts ? Des dizaines, probablement. Sans compter les maisons, les hectares de forêt. Et ces champs, ces vignes, recouverts de sang et de boyaux. Qui pourrissent dans la chaleur. Un village entier qui empeste aujourd'hui comme mille cadavres. Par un seul avion.

Un avion-cargo, solide Caravan, petit gaillard à double hélice dont l'efficacité n'était plus à prouver et à qui la société avait toujours donné la faveur. Rapidité et bon rapport qualité-prix, il était l'aéronef idéal aussi bien pour les courts que les moyens courriers. Il n'y avait rien d'étonnant à ce que l'AF-Ouest eût jeté son dévolu sur cet engin, dont les avantages auraient trouvé à s'illustrer pour un Bordeaux-Pampelune. Quant aux poissons qui ce jour constituaient la cargaison, ils n'auraient pas dû compliquer la mission. Répartis dans des dizaines de palettes réfrigérantes ordonnées avec une rigueur militaire ; étalage cubique emplissant le zinc aux trois quarts et duquel rien ne dépassait d'un iota, la compagnie aérienne y veillait. L'inspection de l'abdomen d'acier, formalité préalable au décollage, n'avait d'ailleurs rien relevé d'inhabituel.

Si ces vérifications avaient accusé, de par leur redondance, une certaine apathie, force fut aux jurés de constater que jamais examens plus poussés n'auraient découvert la faiblesse des cordages maintenant la structure interne. Faiblesse qui s'était manifestée lors de la dérive de l'avion, laquelle avait emporté les blocs frigorifiques vers sa queue.

Le sort n'avait pas été favorable aux hommes, qu'y pouvaient-ils ? Guy n'y aurait pas changé grand-chose. Ce point-là au moins lui était acquis, dans une moindre mesure.

Plan de vol avait été déposé, auquel s'était succédé une autorisation de décoller, et ce malgré un ciel de coton dont la blancheur s'était vue contaminée par la levée d'un front nuageux au ventre sombre. Sombre était aussi devenu le visage du pilote à l'approche de ces cumuli de mauvais augure. « La tête du ciel… ça ne me plaît pas du tout. » avait-il grommelé. Resté à l'écart sur le tarmac, Guy l'avait entendu et dans l'instant secondé cette déclaration par un vif acquiescement à destination des directeurs. Initiative inefficiente ; il eût été trop pénible à ces grosses huiles de concevoir que l'on puisse mettre en doute l'infaillibilité des mécanismes prévisionnels météorologiques et commerciaux. Surtout commerciaux. « On en a vu d'autres, il faudra juste serrer les dents, avaient répondu les directeurs. Ces poissons sont attendus pour aujourd'hui dernier délai, alors mieux vaut ne pas lambiner pour si peu. C'est que, par-delà les Pyrénées, les ibères sont rudes, Ah ! » Le calembour n'avait pas décroché un sourire poli sur la piste.

Sous les pans de son linceul, Guy retraça mentalement les traits froissés de Jacques tels qu'ils s'étaient imprimés sur sa rétine lorsque fut proclamée l'imparable décision. Sans qualifier le pilote d'ami proche ni même de bon collègue de travail, il avait toujours estimé ce dernier. À dire vrai, Jacques compilait ces atouts qui forgeaient sa réputation de pilote de confiance : appliqué, professionnel, consciencieux, sérieux sans austérité, déterminé mais point dédaigneux. Des qualités enviées de tous, Guy compris, sans que de cette envie ne se dégage une once d'inimitié. Le périple de cet homme de valeur ne savait laisser quiconque indifférent, et chacun au sein de la société avait eu à cœur de découvrir au plus tôt le récit de leur compagnon, pour mieux l'épauler par la pensée et se découvrir une accointance inédite avec le nouveau héros-martyr. Cela faisait bon genre.

Guy se souvint du moment où Jacques avait hissé corps et tracas dans le poste de pilotage, où sa large carrure avait disparu entre les plaques de métal quand la porte s'était refermée dans un cri grinçant. À l'avant, près du radôme, le couple d'hélices bipales avait entamé son brassage, fouetté l'air chargé d'humidité avec une allure et une férocité croissantes. Le bourdonnement des turbopropulseurs avait donné l'impression d'un essaim d'abeilles prêtes à prendre possession du tarmac. À ce vacarme familier, dont la puissance s'était déployée par le sol en d'intenses vibrations, les hommes avaient fui la zone, se réfugier au le hangar y contempler l'envol de l'avion de fret, dernier oiseau à percer les cieux hostiles. Lui parti, tout était redevenu silence et crainte alentour.

Voyant la machine rétrécir, se réduire à un trait à l'horizon puis se dissiper sous les dômes stratosphériques culminant à près de onze kilomètres, Guy avait senti son sternum ployer sur son cœur. Au-delà des conditions de vol, de l'appréhension de Jacques ainsi que de cette tension ayant alourdi l'atmosphère, quelque chose avait fait grandir en lui une sordide impression. Sorte de pressentiment aux airs de doute qui seconde après seconde avait creusé son sillon dans son esprit : avait-il bien resserré tous les jeux de boulons ?

Ce souvenir lui déclencha une nausée. Sous ses couvertures, il s'agita de plus belle, et dans le capiton de son oreiller étouffa son cri et sa frustration. Pourquoi n'avoir rien dit, avoir pris pareils risques ? Qu'est-ce que j'ai fait, mon Dieu ? Était-ce là de la fierté ? de la peur ? Il aurait été de toute évidence préférable de procéder au rapatriement immédiat de l'avion que de l'autoriser à voler à sa perte. Peut-être aurait-on réprimandé le chef-mécanicien, dans le pire des scenarii aurait-il écopé d'un blâme à l'incidence mineure sur son départ en retraite imminent ; cela l'aurait à peine impacté. Rien pour justifier son mutisme. Et l'énigme avait beau s'accrocher de tout son souffle à son crâne endolori, elle n'en obtenait pas le commencement d'une explication tangible. Ne subsistait que cette éternelle lamentation : J'avais aucune certitude.

Une honnête allégation, quoi que l'on en eût pensé après coup. Cet affolement n'avait eu, somme toute, pour origine que la réminiscence de la révision de l'appareil. De cette cruciale révision, Guy se remémorait d'éparses fragments. Se figurait l'ensemble de ses outils disséminés comme autant de pièces d'argent autour de la queue du Caravan ; se voyait, clef en main et mains au fond de ses gants, ajuster la gouverne de direction puis le train principal avant de contourner l'avion ; se représentait avec acuité l'instant où son reflet ridé l'avait dévisagé à la surface de la verrière dont il avait vérifié le bon encastrement. Puis après cela… après… Après quoi, ses pensées avaient dérivé. Ses gestes, ses doigts, les instruments régentés par la seule force de l'habitude, sans plus de raison pour les commander ni les canaliser. L'examen de la mécanique avait sombré dans un automatisme amnésique, offrant à Guy la liberté de renouer avec ses premiers tourments. Ainsi le matin de ce 26 avril 1986 s'était-il, morceau par morceau, effacé de sa mémoire.

Mais la cause première de cet acte manqué, elle, ne lui était pas inconnue. À son grand dam. Tout était parti de sa précédente nuit, tout venait de lui.

Il n'avait fermé l'œil depuis quatre heures du matin, ses rêves avaient pris fin dans un vortex d'angoisses, à se ronger les ongles au sang, à arpenter son salon le souffle court et au front une sueur glacée. Vagabonder de la sorte, attendre que le téléphone hurle à nouveau. Il aurait dû sonner, son silence était inenvisageable. La terrible nouvelle qui si tôt avait arraché Guy à l'évasion du songe ne pouvait être laissée sans suite. Ce redoutable appel…

Son réveil inopiné avait accusé une telle brutalité que la suite des événements lui était apparue dès l'abord comme l'épilogue d'un rêve n'ayant pas subi la traditionnelle déformation psychotique. Une comparaison qui toujours l'enfonçait un peu plus dans son désespoir. Un rêve eût été mille fois préférable. Et lorsque, désorienté, il avait tâtonné mur et buffet, puis décroché le combiné, "Z'êtes qui ? Vous voulez quoi ?", qu'avait résonné dans son oreille l'annonce d'une communication en provenance de la République socialiste soviétique d'Ukraine, laquelle avait cédé sa place à la voix emplie d'effroi de sa belle-sœur, Guy avait aussitôt pris conscience de la gravité de la situation. Ici, la vérité l'avait giflé. De rêve il n'y avait jamais eu.

Irina, à travers un discours embrouillé par les hoquets ainsi qu'un fort accent de l'Est, avait mentionné un incident à la centrale. Malgré les instances de Guy, elle n'était parvenue à en confesser davantage. Quel incident, de quelle envergure, pour quelles conséquences, elle se mourait de le savoir elle-même. Ni riverain ni militaire n'avaient daigné lui apporter de réponse. Dans le voisinage ukrainien, s'ébruitaient des histoires de lumière, de flammes roses, blanches ou jaunes, d'un feu sans odeur, parfois d'inquiétants sons. D'une explosion. Les résidents chuchotaient, conjecturaient, s'indignaient ou s'emportaient, jamais ne certifiaient quoi que ce fût. Mais tous avaient peur, et cette peur à l'origine désincarnée se répandait sur les quartiers en alerte, insaisissable et pulvérulente, comme un nuage de poussière toxique.
Les autorités soviétiques avaient toutefois évoqué, à demi-mot, un potentiel sabotage de la centrale, pour ensuite confirmer que le personnel en poste avait été impacté. Rien d'autre. Pas d'information quant à l'ampleur de ce « sabotage » ni quant au sort de l'époux d'Irina. Aux dires de chacun, Hugues Bonnet en était rendu à l'état de contingence : à la fois un mort et un vivant en sursis, tous deux enfermés dans une épouvantable incertitude.

Au domicile de Guy, le temps s'était écoulé à grosses gouttes, roulant le long de son épine dorsale, jusqu'à ce que l'aube vînt couvrir du regard le camaïeu rosé des toits bordelais. Le téléphone ne s'était pas éveillé une seconde fois. Puis avait sonné l'heure de reprendre le service. Il avait envisagé de se faire porter malade, sans s'embarrasser de détails ; personne ne lui en aurait tenu rigueur, le brave Bonnet n'était pas du genre à cumuler les absences. Mû par la conviction selon laquelle l'oubli et le réconfort l'attendraient sur le goudron de l'aérodrome, il avait coupé court à ses tergiversations et revêtu son uniforme de chef-mécanicien au pas de course.
Oubli et réconfort jamais ne vinrent à lui. À la seconde où ses yeux avaient rencontré ceux de son double sur la paroi réfléchissante de l'avion-cargo, son frère avait à nouveau pénétré ses méninges.

Et tu as laissé Jacques partir. Après avoir sabordé le travail, tu as envoyé un homme adulé au casse-pipe, et dans le même temps condamné un village et ses habitants innocents. Petit Hugues est mort, et par ta faute ces pauvres gens aussi ! Plus l'accusation martelait sa boîte crânienne, plus Guy était convaincu de sa culpabilité. Rejouer le film à l'envers, s'improviser réalisateur pour rediriger la scène, interroger les variables et fantasmer sur un dénouement heureux ne l'annuleraient pas, mais la part humaine surgissant derrière son épiderme l'invitait à refondre le monde à coups de « si ». S'il n'était venu travailler, alors cette petite cité de Gironde aurait été épargnée. S'il n'avait quitté sa demeure, alors les villageois n'auraient pas péri sous une pluie de sang et de poissons éventrés. S'il n'avait été présent.

Sans son intervention, Jacques aurait disposé de solides arguments à faire valoir pour différer la livraison : « Pas de chef-mécano : pas de vol ! C'est non-négociable ! » Le pilote n'aurait pas été contraint à s'enfoncer, doute et crainte au bas-ventre, dans les entrailles métallisées des nuages. Sans l'imprudence de Guy, il n'y aurait pas eu d'inquiétante communication : « Bordeaux tour ? Cessna Caravan, Fox-November Juliett Alpha Roméo Unité 6 D à destination de Pampelune, 2500 pieds, 90 nœuds… Comment recevez-vous ? … » La peur grandissante dans cette voix. « Ne peux poursuivre cap initial. Les intempéries s'intensifient, l'avion manque d'air. Demande cap sur les prochains 0,3 nautiques. Bordeaux tour ? Urgent ! Urgent ! Je… je ne vois plus… » Jamais n'aurait retenti dans la radio de la tour de contrôle le râle d'une plaque de tôle maltraitée, suivi d´un interminable grincement, et personne n'aurait tremblé à l'écoute de ces mugissements à qui le champ électrique de l'orage menaçait à tout instant de trancher les cordes vocales. Sans Guy, pas de perturbations, pas de turbulences, pas de gouttes de pluie de la taille d'une balle de révolver bombardant la verrière. Pas cette sentence éructée dans le haut-parleur : « PAN PAN ! Je vais tomber ! ». Le nez de l'avion roulé par les courants n'aurait pas plongé dans la forêt girondine, son pilote n'aurait pas eu à tracter le manche au point de s'en faire saigner les jointures, et la cargaison ne se serait pas dégagée de ses liens pour se renverser contre les portes de la soute. Des portes qui ne seraient jamais sorties de leurs gonds, fragilisées par un jeu de boulons mal serrés, ni n'auraient dévoilé au cœur des cendres célestes les contours d'une bouche résolue à répandre son poison.

Mais Guy était venu. « La soute s'est ouverte ! Je perds le chargement ! Je perds le chargement ! » Le Caravan avait chu. Les palettes avaient dévalé la panse lisse, et les bêtes humides lacéré le paysage endormi.

Après s'être vidé de son contenu, l'avion allégé avait réussi à récupérer un peu de portance, il était parvenu à se dégager de la cime des arbres afin d'achever son vol à dix kilomètres du sud de la commune, au milieu du champ boueux d'un métayer, pauvre ouvrier agricole qui ne pourrait plus y récolter que sa ruine.

Bien que rudoyé, Jacques avait trouvé la force de communiquer sa situation géographique et matérielle. À cette annonce, un immense soulagement avait traversé les hommes présents dans la tour : c'était déjà cela de sauvé. Tous s'étaient empressés de mobiliser une équipe aux fins de tracter l'aéronef et porter secours au pilote. Ce dernier s'en sortirait avec un astérisme d'hématomes ainsi que de menues fractures. Une faible rétribution. Miraculé avait également été le Caravan, dont la carrosserie, toute scarifiée et cabossée qu'elle fût, n'appellerait que peu de réparations ou du moins peu de frais. Pour le mieux, il n'avait fallu que quelques secondes à l'ensemble des dirigeants pour envisager les retombées judiciaires et financières du drame. Sacré coup pour l'entreprise, avec un sacré coût. « Attendons quand même de connaître la suite, ça risque d'être moins rassurant… » Observation pertinente ; cette fameuse suite ne ravit personne. Si pilote et avion avaient vu leur carcasse sauvée par Dieu sait quel prodige, de prodige ou de Dieu il n'y en avait eu pour le village abandonné sous la féroce averse qui soudain avait rougi la suie du ciel.

Non loin de la piste d'atterrissage de fortune, celle qui surplombait les champs, enceinte d'une muraille de pins maritimes ; celle pour qui la vie suivait son cours comme la rivière l'Infidèle file le sien ; haut lieu d'ennui et de banalité, agglomération que beaucoup estimaient trop calme, trop rurale pour connaître des tourments dont héritent les villes plus importantes ; ce modeste hameau du nom de Notre Dame d'Islemortes agonisait sous l'horreur pestilentielle.

Une fosse commune. Anéantie par la tempête, Notre Dame contemplait ses rues criblées d'impacts sanguinolents, ses prés se racornir sous l'odeur des chairs pourries, et sa rivière charrier à grand-peine les cadavres écailleux jusqu'aux rivages où s'amoncelaient les branches de ses résineux. Contemplait et hurlait son affliction, dans une tranquillité vide de mots.

D'aucuns avaient souligné quelle chance la bombardée avait eue de ne pâtir, pour l'essentiel, que de la seule chute des poissons et non des palettes, lestées dans des zones boisées plus reculées. Chance encore de ne recenser que de sporadiques pertes humaines directes (la compagnie pouvait compter sur le bon sens des magistrats : personne n'évoquerait le cas des victimes indirectes). Ces infortunés que l'on n'oublierait pas de pleurer pour quatre ou cinq jours, « Promis, juré ! » L'État, dans son infinie mansuétude, prêterait aux résidents une main secourable, proprement gantée, et ceux-ci auraient tôt fait de regagner leur domicile ou lieu de travail, au besoin rebâtis à neuf aux frais de leurs généreux assureurs.

Quant au reste, Dieu aurait la pitié de rendre son dû à qui de droit le jour venu, sinon de le choyer sous Sa hiératique étreinte. Amère consolation que les Islemortois rescapés avaient accueilli la tête basse. Humilité et reconnaissance étaient de mise, car n'avaient-ils pas survécu ?

Guy se retourna sur ce constat. Ainsi se présentaient les choses : sous les décombres gisait un total victorieux de survivants, et la majeure partie des dommages relevait du simple champ matériel, qu'un procès intenté contre la compagnie aérienne serait venu consolider à hauteur de 80 %, si ce n'est plus. Notre Dame s'en relèverait, tôt ou tard, à n'en point douter.

Si rassurante que lui paraissait cette perspective, il doutait de la sérénité effective d'un pareil épilogue. Sans être coutumier des catastrophes de moyenne ou grande envergure ni des procédures, plus tortueuses qu'un nœud de vipères, visant à faire renaître l'ordre social des cendres du chaos, Guy présageait une nébuleuse de corollaires que jamais discours emphatiques ou compensations financières n'auraient enrayé. Devant ses pupilles, s'éployait une chaîne de réactions infinie, avec la chute de l'avion-cargo pour cheville ouvrière. Il n'en eût point prédit l'ampleur, mais se refusait à croire qu'un tel fléau se contenterait de laisser son empire brûler sous le feu de la première aurore, pas plus qu'il ne s'imaginait pousser au sommet des charniers fumants des fleurs dont le parfum sucré chasserait celui des morts. Pour le vieux Bonnet, le monde tel qu'il le connaissait, pour l'avoir tant pratiqué, n'était pas si bien fait. Rien de simple ni de doux n'en ressortait jamais. On est tous touché. On va tous devoir en porter les marques, longtemps le souffrir…

Ce soir encore, il ne trouverait pas le sommeil.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire F Sinclair ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0