I

11 minutes de lecture

Ouvre les yeux.

Il attendait de l'autre côté du lit. Spectre silencieux d'effroyable aspect, sans un bruit fixait le dormeur, planté à moins d'un mètre de son corps engourdi.

Ouvre les yeux, dépêche-toi !

Sa présence écourta le sommeil, et le dormeur leva les paupières.

Il le reconnut d'instinct. C’est lui ! Lui, car il ne pouvait en être autrement, cet être surnaturel ne connaissait aucune concurrence, nul clone ni sosie d'égale horreur. Pareille carrure, d'une hauteur et maigreur hallucinées, jamais ne se serait dissociée du cauchemar fait chair morte et os saillants de celui qui attend en bout de lit. Revenu d'entre les morts ou les démons, de nouveau cherchait-il à brouiller les limites de la réalité phénoménale. Toujours un même objectif : veiller sur sa proie, comme il avait eu pour coutume de le faire autrefois. Il y a pourtant si longtemps de cela.

Sa présence avait tout d'une illusion nocturne, fruit d'un esprit empalé sur un croissant de lune. Autour de lui, la nuit établissait son royaume ; elle est le terreau fertile des plus odieuses divagations et des monstres que la raison ne sait museler. Mais en cette nuit-ci, pas de rêve. Il se tenait bien ici, et de sa silhouette efflanquée, cette corde tendue, émanait une vibration aiguë. Toujours aussi fabuleux et disproportionné, à balancer ses bras au-dessus du plancher. Jamais ne détournait son attention de la tête de lit, qu'il aurait atteinte d'une inclinaison du buste. Telle une vilaine entaille, il fendait l'obscurité et contre les murs épandait sa forme. Sur ces murs… il n'y avait pas d'ombre ? Pas d'ombre, pas la moindre. Seule son anatomie s'y découpait, les contours rehaussés par une lueur verte secrétée d'entre les scarifications du volet de bois. La lanterne du perron déroulait son étole d'émeraude sur les ruisseaux d'air, semblable à l'aigrette d'un pissenlit. Son éclairage s'acharnait à infiltrer la chambre pour y révéler les plus infimes détails que tout ornement ou carré épidermique aurait préféré garder secret.

À l'extrémité du sommier, sur l'être désarticulé qui en silence guette, ce jet de radium allait s'évanouir. Il coulait depuis le pic du crâne, partait se fondre dans les traits et enveloppait le visage d'une couche irisée de laquelle jaillissaient plissements et difformités. Des contusions aux sillons, des aspérités aux boursoufflures, chaque morceau nimbé s'affole dans un infâme jeu de clair-obscur : la crevasse d'une joue, aussi granuleuse qu'un puits de pierres, que surplombe la protubérance d'une pommette osseuse ; la brillance d'un globe au centre duquel ne perce jamais de pupille, tandis qu'un second œil se voile d'une paupière incapable de se relever ; cette minuscule colline scindant les orbites, souvenir de cartilage pointé vers le néant, privé de chute et d'arête, sous lequel s'étale le vide d'une fosse nasale qui jadis avait dû être comblée par un nez.

De ce nez ne restait qu'un trou dont les bordures gercées s'effritaient dans le faisceau vert. Un trou creusé par l'effondrement de la figure. Dans sa précipitation, elle avait emporté la lèvre supérieure. Luisait sous le vide de ce nez, de ce trou, le relief de la surface gingivale éternellement ointe de salive, où perlait la résine d'une dizaine de dents. Le feston de crocs avalait la lumière. Plus de bouche ni de menton, la mâchoire inférieure se conjuguait à la pénombre. Et le bas du visage en devenait indicible atrocité.

Jean dessina mentalement les éléments manquants. Il croyait les avoir oblitérés. Seigneur, mais ils étaient si nets dans sa tête, si exacts dans ses yeux. Le masque n'avait pas changé, son ignominie avait tenu tête aux ravages du temps, elle était restée ancrée en la créature jusqu'à la définir. Cette bête n'était plus homme depuis si longtemps. Depuis quand Jean pensait-il l'avoir semée ? Sa dernière apparition… elle remontait à dix ans, peut-être quinze. Aussi loin que c'eut semblé, les années n'avaient pas eu d'emprise sur son apparence, moins encore sur sa détermination. La bête avait traqué Jean, traversé les villes et villages, suivi les pistes, avait tout écouté, tout regardé. Le prédateur défiguré ne suivait décidément aucun modèle humain connu. Au souvenir de Jean, cet être aux mains crochues et au profil dévoré de lèpre personnifiait la Mort, dans son acception la plus mythique. Il déjouait les lois de la médecine, voire de la Nature ; il était la fin de tout et ce soir l'avait débusqué, après quinze années faisait à nouveau face à l'enfant devenu homme. L'homme, l'adulte, celui qui protège et se bat.

À travers la brume de la somnolence, Jean tenta de recouvrer sa rationalité. La menace, si importante fût-elle, ne devait le priver d'échappatoire. L'être malade se payait de cette langueur contrefaite, patientait et contemplait, mais s'il exhibait son horreur à la faveur de la nuit, était seul touché par le spectre de la lanterne. Son œil encore valide ne pouvait transpercer les ténèbres. Il n'était pas de propriété surnaturelle lui permettant de savoir si sa victime était ou non éveillée. Jean se raccrocha à cet avantage et, malgré l'angoisse qui lui comprimait la gorge, s'imagina être à même de renverser la situation. Tout allait reposer sur sa discrétion et sa dextérité.

Emmitouflé dans sa courtepointe, il fit dépasser la moitié supérieure de sa tête, sans plus se découvrir, juste assez exposé pour arrimer son œil sur le lépreux. Tendit l'oreille : sous le métronome de la mécanique du réveil, une respiration appuyée et régulière à sa gauche lui confirma qu'Hélène n'avait été tirée de son sommeil par cette intrusion. De pareille manière, l'absence de gémissement écartait l'hypothèse d'un imminent réveil d'Abel.

Il le savait, l'enfoiré, il savait qu'il y avait un enfant avec moi.

C'est même pour quoi il est revenu : le petit lui facilite la tâche.

La quiétude de sa femme et de son fils annihilait la perspective d'un débordement ou acte inconsidéré, même si leur présence eut déjà comporté, en soi, de sérieux risques. Le lépreux pourrait s'attaquer à eux en priorité ; ils figuraient des cibles de choix que Jean aurait défendues sans s'inquiéter de sa propre sécurité. Ce fait était acquis de tous, même des pires individus.

Agir vite, réfléchir, lutter. Entre les doigts altérés du monstre, ne se percevait pas d'arme. Cette constatation n'était pas pour consoler de l'idée d'un danger, loin s'en fallait. Il aurait très certainement pu en dissimuler une dans les replis de son veston. Dans la veille comme dans le songe, la bête avait ses méthodes. Une arme, voilà ce qui faisait défaut à Jean, et ce défaut pesa lourd sur ses paumes. Ressaisis-toi ! Tu dois te défendre, les défendre eux aussi. Il y a bien quelque chose à lui lancer, un truc lourd qui pourrait lui fendre le crâne. Réfléchis ! Sans y soustraire ses yeux, il passa intérieurement en revue les objets à sa portée. La lampe de chevet, pesante mais enracinée de tous ses câbles dans le mur était à oublier ; il eût été trop laborieux que d'essayer de la débrancher. Son recueil de nouvelles, opuscule à l'épaisseur aussi ridicule que ses intrigues, n'aurait pas même décroché un sursaut. Quant aux cartons entassés au sol, ceux-ci étaient sans contenu ni intérêt. Si on avait attendu un peu avant de les ouvrir !

Les ouvrir, ou plutôt les éventrer. À coup de ciseaux. Des ciseaux de professionnel, aux lames longues de douze doigts, affutés et tranchants, capables de sectionner un pouce. Des ciseaux qui, du fait de la lassitude de Jean, avaient été répudiés au sommet d'une pile de cartons, à côté du lit. Si proches, Hélène l'avait mis en garde, la veille au soir, comme elle se glissait sous les draps : « C'est pas très malin, de les poser là. Tu vas te trancher le pied demain matin en te levant et c'est sûrement pas moi qui te conduirai aux urgences. » Les ciseaux auraient, sans le moindre doute, transpercé sa voûte plantaire comme ils l'auraient fait d'une feuille de papier. Jean s'arrêta sur cette réflexion. Voyons... en moyenne chaque année onze millions d'accidents de la vie courante, pour vingt milles décès. Cinquante-deux pour cent d'entre eux ont lieu au domicile des accidentés et onze pour cent impliquent du matériel de bricolage et/ou de jardinage. Dix-huit pour cent des accidentés sont des enfants en bas âge… Concentre-toi !

Les lames ne rencontreraient pas davantage de résistance une fois plongées dans le trou de ce nez inexistant. Elles lacèreraient le visage qui se décomposerait en une flopée de lambeaux granuleux. Alors, l'on festoierait au milieu de morbides serpentins, lamelles au vent, l'on danserait et l'on chanterait la mort de la bête de l'Ouest.

Encore fallait-il trouver le moyen de s'en saisir. Se mouvoir sous les strates de tissu n'était guère chose aisée, le poids des linges conjugué à celui de la peur ankylosaient et enclavaient les gestes. Jean se sentait l'otage d'une chrysalide métallique. Du reste, si les circonstances le disposaient à la panique et la hâte, il aurait à faire montre de retenue, voire de subtilité, jusqu'à simuler les spasmes d'un endormi. Hasardeuse stratégie s'imposant à lui : bouger avec précaution, ne pas faire bruisser les draps trop longtemps ni trop fort, ne surtout, surtout pas attirer sur sa main l'attention de cet œil vitreux. Hasardeuse, mais inévitable.

Il plaqua sa paume contre le matelas, la déplaça en un mouvement décomposé, jusqu'au bord du sommier dont il effleura l'écorce sans tressaillir. Statique, le lépreux semblait n'avoir rien remarqué de cette pantomime ; son regard ne déviait pas de la bosse oblongue du corps de Jean sous le revers des couvertures. Aucun geste, aucun son, même proche du chuintement, n'était à relever. N'eût été le reflet incisif de l'œil mort, son attitude avait tout de celle d'un somnambule.

Les doigts de Jean suivirent le cheminement des sillons verticaux, butèrent contre la surface sèche du premier carton. Du bout de l'ongle, il frôla le plastique des anneaux. Il glissa ses pouce et index à la jonction avec l'acier des lames. Couché sur le dos, bras écarté, il savait que jamais il n'atteindrait le lépreux en un lancer. Il devait se redresser, surgir des draps, comme un diable monté sur ressort. Brandir les ciseaux et les plonger pointe en avant. La lueur verte le guiderait. Il ne disposerait que d'une fraction de seconde pour mettre à terre l'adversaire. Quelques secondes et tout serait enfin terminé, après quinze ans.

Il assura sa prise, resserra ses doigts autour du manche, lames vers le sol. Anticipant le grincement des ressorts usés, il replia ses jambes, ancra doucement ses talons dans le matelas. Puis, de sa main gauche, agrippa le bord des draps qu'il fit couler sous son menton. La respiration bloquée, les muscles bandés. Il s'élança. Dégageant la courtepointe d'un large geste, il projeta sa tête et son épaule droite, roula sur son coccyx et bascula en avant. Torse et omoplates suivirent le mouvement. Jean prit appui sur ses pieds, les talons stables. En un instant, il était debout sur le lit. Son bras dressé en signe de victoire précoce pénétra le faisceau lumineux qui partit embrasser l'arme en une pluie de reflets. Il rejaillit à travers la pièce, véritable émeraude capturant un rayon céleste.

Galvanisé par sa terreur et sa rage, sous le vert kaléidoscope Jean abattit son poing. Instamment les lames tranchèrent l'air dans un sifflement. Il l'avait pressenti : aucun obstacle ne fut à déplorer. Droit dans la chair pourrie, droit dans les entrailles du cauchemar…

— Putain, mais qu'est-ce que tu fous ?

Sa respiration coupée, Jean fit volte-face.

Hélène s'était réveillée. Un Abel hurlant l'avait suivie ; elle s'empressa de le prendre aux bras. Elle avait allumé la lampe de chevet dont le halo, malgré sa faible intensité, chassa les teintes vertes des murs. Sur la poitrine maternelle, l'enfant persistait dans son mécontentement et son vacarme, aux modulations parentes d'une alarme de voiture, qui ne furent pas pour endormir la colère d'Hélène. Le manque de sommeil lui portait sur les nerfs et les yeux, comme deux pouces enfoncés dans les orbites.

— C'est pas vrai. Voilà, c'est la crise, et maintenant il est pas prêt de se calmer ! Qu'est-ce qui t'a pris, enfin ? Ça va pas de bondir comme ça en pleine nuit !

Tenu à l'écart de la réalité par une distance insomniaque, Jean ne parvint qu'à délivrer un discours confus avant tout destiné à lui-même. C'était à n'y rien comprendre. Les ciseaux reposaient toujours au creux de sa main, et leur pointe poignardait le vide. Les lames ne dénotaient pas de souillure. Aucune goutte de sang ou fragment de peau. Sous le feu de la lampe, la chambre ne dévoilait rien d'autre que ses trois occupants, qu'elle abritait depuis plus d'un mois : Jean, Hélène et Abel. Nulle âme de plus.
Un bourdonnement rudoya les tympans de Jean et ses pensées s'emballèrent derechef. Incapable de prêter plus d'oreille aux sermons d'Hélène ou vagissements d´Abel, il sauta du lit et procéda à l'inspection minutieuse de la pièce. Rien sous le sommier. Rien dans la penderie. Rien derrière le berceau. Il passa la tête dans le couloir : pas un bruit, pas une ombre.

— Vide… et la maison…

— Qui veux-tu trouver ici à trois heures du matin ? Bien sûr qu'elle est vide, cette foutue chambre, nom de Dieu !

Hargneuse, la remarque n'était pas moins empreinte de bon sens, lequel instilla un doute chez Jean. Trois heures du matin, heure propice à la songerie, aux idées fixes et malédictions. Trois heures du matin dans l'ancienne demeure familiale tombée en décrépitude, Jean refaisait corps avec ses vieux démons.

… « Il arrive ! » …

Ce n'était pas le lépreux, ni la lanterne, ni la nuit. C'était la maison, c'étaient ses souvenirs ; ils infectaient ses rêves. C'était lui. L'évidence-même.

— Je… rêvais les yeux ouverts, confessa-t-il. Rendors-toi, je vais essayer d'en faire autant.

Adoucie, Hélène lui adressa un sourire sans joie, retourna à ses caresses sur le front d'Abel, dont les pleurs s'étaient taris, de sanglots en hoquets en geignements.

— Je veux d'abord être sûre qu'il s'endorme, ça ne devrait plus tarder. Coup de bol. Éteins ma lampe s'il te plaît, ça l'aidera. Je le recouche dans deux minutes.

L'obscurité revint, tronçonnée par les bandes vertes qui eurent le bonheur de retrouver leur place d'honneur. Hors de leur sillage, Jean relégua les ciseaux au sommet des boîtes et abandonna son corps aux alvéoles douillettes de son lit. Enfouit les illusions de cette soirée sous un monticule de draps. Il les affronterait dès l'aube, à la lumière d'un œil comme d'un esprit nouveaux. Tout cela attendrait que ne revienne le jour.

À son tour, Hélène se laissa rattraper par les symptômes d'une nuit d'harpagon, et dodelina de la tête au-dessus de celle d'Abel. Joue contre son sein, celui-ci avait clos les yeux, remuait maintenant ses poings par à-coups, tordait sa bouche et fronçait ses sourcils. Par ce rituel primitif, il autorisait le sommeil à paître en son corps dépendant. Encore un peu, quelques secondes de tendresse, et tout irait pour le mieux. Le bercement s'étira sur un court instant, au son d'une ballade improvisée sans paroles soufflée dans la parabole duveteuve des minuscules pavillons. Les derniers gémissements s'évanouirent ; avec eux cessa la musique. De la plus naturelle des façons, la bâtisse retrouva le calme nocturne lui incombant, ce silence auquel elle avait été enchaînée pendant près de vingt-six années.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire F Sinclair ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0