III

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Le sud-ouest du pays, qu'on sait béni par le Soleil, s'était cette année révélé d’une faiblesse d’enfant, confronté au tempérament de l'hiver. Impuissant tant à combattre le givre de décembre, qu'à lutter contre les assauts du vent chargé de flocons et de ces légions de virus venus du froid. C'était un hiver à ne pas mettre le nez dehors. Un hiver de 1960 propice aux soirées au coin du feu ou au fond d'un lit douillet.

L'orée de la forêt de Grézac, à l'endroit où la rivière l'Infidèle dessine un coude serré. Juste là, où les pins, houx et bouleaux se collent aux flancs puis disparaissent dans les ténèbres. Des lumières perçaient la nuit. Artificielles, elles concurrençaient les étoiles. Dans la demeure de la famille Polic, l'horloge de l'arrière-grand-mère avait sonné ses dix coups, mais les festivités ne s'essoufflaient pas. La maison rayonnait sous les lueurs jaunes, roses et vertes de ses lampions, et les ornements que seul un enfant de six ans admirait encore comme il l'aurait fait des plus belles tentures. Et elle chantait, la maison chantait au rythme d'un trente-trois tours flambant neuf la joie que l'anniversaire du fils de famille procurait.

Je me rappelle l'enchevêtrement des notes de musiques. Un joyeux vacarme. Joyeux bordel. La discordance de cette symphonie de bal musette, comme si chaque accord jeté l'un à la suite de l'autre n'avait eu d'autre but que de dominer la mélodie. Je me rappelle, sous cette cacophonie, le grincement du rocking-chair sur lequel Grap' trépignait et, par les petits cris typiques du sinoque qu'il était, s'enjouait de la fête, plus que moi. Bien plus aussi que Mam', affairée sur son canevas à broder d'un fil rouge sang quelque pensée puritaine qui avait le don de faire rouler au plafond les yeux de mon père.

Je me rappelle mon père. Pap', qui semblait là sans l'être, la figure derrière les pages gigantesques de son journal. Perdu dans les actualités du village ou feignant de l'être, en vue de gagner des secondes de paix hors de ces agitations. Il n'avait jamais eu l'intention d'y prendre part, de toute façon. Pap' était comme ça. Toujours à désirer l'isolement, mais ne le méritait-il pas ? Des journées, sinon des années, passées la peur au ventre dans les locaux de la gendarmerie girondine, ça vous rembrunit un homme. Il avait plus peur dedans que dehors. C'était un travail de longue haleine, difficile pour n'importe qui. Encore plus pour lui, l'étranger qui ne s'était jamais réellement intégré, malgré sa récente admission au Service Civique par le Peuple Français. L'association politique avait beau avoir vu en lui un concitoyen digne de défendre les valeurs du régime gaulliste, ça ne suffisait pas aux autres (rien ne leur suffisait jamais). Les autres : ses compagnons, qui ne partageaient pas l'engouement des dirigeants. Ils avaient leur raison, et celle-ci était bien connue des Polic. Leur raison et leurs secrets. En dépit de la renommée du SCPF, une inquiétante partie de ses membres avaient bon nombre de méfaits à préserver des oreilles de ce militaire lituanien trop curieux. Et trop droit.

Travailler dur, faire ses preuves, gagner le respect de ses pairs, débusquer les fraudeurs, puis retrouver son foyer et goûter au calme de la fin de journée, le nez dans le canard local : voilà ce à quoi aspirait Marius Polic. Une attitude que, même enfant, j'observais avec déférence et un brin de fierté. Quand d'autres la percevaient comme une menace qu'il leur fallait neutraliser au plus tôt, par tout moyen.

Ce soir, j'ai donc six ans, bravo à moi. J'ai six ans, et mes mains passent du sol aux murs. Elles poursuivent un insecte que je dois à tout prix capturer. Pour quoi faire, je n'en sais rien. La proie est sur mon chemin. Elle s'est invitée à ma fête ; elle n'a rien à y faire. La voilà qui grouille et rampe sans pudeur, remuant ses membres et dandinant l'ovale de son abdomen. Ses antennes et mandibules fouettent l'air devant mes yeux comme pour faire place nette, comme pour se dégager la voie d'honneur. Petite bête couleur de terre, petite prétentieuse, je vais t'attraper. À quatre pattes sur le plancher, je viens te traquer.

La maison entière est glacée ; sur ses fenêtres le givre ensevelit les carreaux, y dessine des toiles d'araignée. Il ne laisse plus percevoir en leur centre qu'un rond transparent, gros judas sur le monde extérieur et le manteau blanc qui l'enveloppe, pareil à un linceul.

La bestiole patinait entre mes doigts. J'ai manqué d'attention, elle s'est échappée. Elle a remonté le cadre de la fenêtre pour se placer dans un cercle sans gelée. Postée à ma hauteur, sous mon nez, elle se présentait comme une tache sombre sur le paysage enneigé, une tache rendue, par un effet de perspective, aussi grande que l'arbre nu et osseux du jardin que l'éclairage extérieur aux lampions permettait encore d'entrevoir. Fin de la chasse. J'ai placé ma main en coupe contre la paroi lisse et froide, puis resserré le poing. Fut emprisonnée la petite créature. Prise de panique, elle s'est mise à agiter ses six pattes au creux de ma paume. Ça chatouillait.

Amusé par cette sensation, j'ai voulu partager mon enthousiasme et succès avec les membres de ma famille. Si Grap' n'a pas dévié de sa rengaine face à ma main tendue, Mam' l'a observée avec une douce sévérité maternelle. Elle m'a enjoint à rendre à la bestiole la place qui lui incombait. Bien que penaud, je me suis exécuté. À la fenêtre j'ai déposé mon minuscule nouvel ami, lequel a détalé le long du rebord sans demander son reste.

En quelques secondes, ne restait plus devant moi que l'uniformité blanche du jardin, tranchant avec la silhouette vrillée et terne de l'arbre qui la dominait. Tandis que je contemplais la gestuelle dramatique de ses branches, une forme s'est dessinée à travers le brouillard. Elle semblait s'être détachée du végétal, comme sortie de son tronc, réplique d'écorce sans ramure ni racine que le vent aurait arrachée. Effilée, cette masse ne pliait pas sous l'offensive de la brise ; elle se dressait près de l'arbre, face à la maison. Seigneur, le tronc de cet arbre, aussi loin que je m'en souvienne, devait mesurer dans les deux mètres cinquante ! La forme inconnue rivalisait pourtant, meurtrissure écorchée sur le ventre du paysage blême. Une forme menaçante, noire et dévastatrice, pareille à un cancer.

Devais-je en déduire que mes sens d'enfant comprenaient ce potentiel fantastique de stimuler et grossir l'horreur des choses étrangères. Il n'empêche, cette horreur-là m'a bel et bien foudroyé.

J'ai plissé les yeux, intrigué, quoique méfiant. Du haut de mes six années une heure vingt d'existence, je n'avais jamais posé mon regard sur une chose aussi longiligne et ténébreuse. L'observant, j'y ai remarqué, localisés en plusieurs endroits, une série d'éclats blanchâtres que les rafales de neige s'acharnaient à masquer. Par un effort de concentration prompt à me déclencher une violente migraine, j'ai réussi à en identifier la nature. Les traces… un visage et deux mains.

Et là je comprends.

C'est un homme.

Un homme gigantesque, squelettique. Pâle comme la Mort, et vêtu de ce qui m'évoquait un trois pièces couleur charbon. Un homme ancré dans le sol attendait au-dehors, le veston encollé de neige… Non ! Non, il s'est mis à bouger. Il avançait à faible allure. Ses bras rachitiques pendaient autour de son corps, longs au point que ses doigts (je n'en comptais que trois et quatre par main) raclaient la neige à son passage. Moins de vingt pas le séparaient de notre maison, de la fenêtre. Sa silhouette s'est étirée à la façon d'un élastique, jusqu'à dépasser celle de l'arbre. Elle a empli le carreau, ses extrémités se sont brouillées derrière les zones givrées. À mesure qu'il approchait, je distinguais les détails de son visage. J'ai vu la peur, le monstre à la figure fondue.

J'ai abandonné la fenêtre et couru me réfugier dans les jambes de ma mère. La tête dans ses jupons, ai enfoui mes pleurs. Puis, sans ordre ni logique, les mots ont jailli de ma bouche, commandés par l'impulsion de la terreur : « J'ai peur ! Mam', il vient et j'ai peur ! Il arrive ! Il arrive ! » Mam' et Pap' sauraient me protéger, ils m'auraient mis à l'abri, barricadé la maison. D'un coup de fusil auraient abattu l'être abominable qui s'apprêtait à passer le seuil. Dieu merci, nous étions bien armés.

Mais personne ne réagit. Ils ne semblent pas me voir ni m'entendre. Grap' crie encore ; à sa lèvre rebondit un filet de bave. Mam' poursuit les serpentements de son aiguille sans prendre la peine de regonfler ses bas froissés. Mes paroles glissent sur elle avec l'insensibilité d'une fine pluie. Ses yeux ne cillent jamais, ils sont troubles, les pupilles délayées dans l'humeur, comme si ses jeux de paupières formaient un portail sur la contrée interdite des rêves ; le fil rouge ne les retient plus, ils traversent la matière pour s'égarer dans d'autres dimensions. Mam' est ici et plus là en même temps.

Quant à Pap'… Pap' ?

Pap' s'est fait bouffer par les feuilles de son journal. Disparu, mangé tout cru.

Et l'homme, implacable, imperturbable, frappe à la porte.

Des sons secs, des heurts, ceux d'un poing qu'on abat contre une planche de bois récalcitrante. Malgré son apparente faiblesse et la difformité de ses mains, le monstre l'accablait sans relâche. Si insistants, ces bruits caverneux se sont substitués à la mélodie du tourne-disque arrivé en bout de course.

Deux coups, la porte a tremblé. Trois coups, les charnières se sont mises à grincer. Quatre coups, le chambranle a craqué.

« Il arrive ! »

Cinq coups, le pêne a jailli hors de la gâche usée.

J'ai quitté les jupons, sans savoir où aller. S'enfuir était peine perdue, il n'y avait aucune échappatoire que j'aurais atteinte avant que l'homme ne me mette la main dessus. Trop petit et trop lent. Je devais me cacher, me rendre invisible, quelque part dans la maison. Je me suis précipité au couloir, n'ai pas prolongé ma course. Je n'y voyais que l'horloge de parquet en plein milieu. L'objet disposait d'un coffrage suffisamment long et profond pour me permettre de m'y insérer et d'y tenir debout sans trop de difficulté. De disparaître. Avec une prudence tremblotante, je me suis glissé à l'intérieur, ai fait attention à ne pas percuter le pendule volumineux qui s'y balançait, et refermé dans un luxe de délicatesse la planche du boitier derrière moi.

Le reste des évènements s'est déroulé dans une pénombre veinée de pourpre, celle des paupières rabattues. Il y a eu d'abord un silence. Ensuite, un grincement, celui de la porte qui, à bout de forces, a fini par s'ouvrir sur le salon. Des bruits sur le plancher. De petits clac, cloc, clac. Des semelles à talonnettes, semblables à celles que Pap' avait l'habitude de porter.
Soudain, des hurlements : la voix chevrotante de Grap' qui s'est élevée, toujours avec le même entrain délirant ; on l'aurait confondu avec un bélier très âgé. Ses bêlements résonnaient dans la maison, comme réfléchis par les plafonds : « Baubas ! Baubas ! Baubas ! » Avec eux s'est intensifié le chaos du vieux fauteuil à bascule.

Cette cacophonie insonorisait les pas de l'homme, si bien que, pour un instant, j'ai eu bon espoir que celui-ci se soit détourné de son objectif et ait finalement déserté les lieux. Il est parti, il est parti, il est parti, il est… Mais un coup de feu a retenti.

Puis un deuxième.

Une courte accalmie. De nouveaux cris : « Baubas ! Baubas ! Baubas ! »

A éclaté un troisième coup.

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