IV

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— « Baubas » ?

Ce n'était pas la première fois qu'il contait le récit de son enfance à Hélène, mais aussi souvent qu'il l'avait répété et détaillé, chaque fois de nouveaux morceaux surgissaient de leur gangue et venaient ajouter leur crâne au sommet de l'ossuaire. Preuve que, dans la mémoire de Jean, cette nécropole désolée, les souvenirs de cette nuit affleuraient d'eux-mêmes à l'envi ; il n'avait d'autre choix que de les exhumer les uns après les autres. Les sortir, les découvrir, les déplorer. Recommencer quelques semaines plus tard et dénicher une nouvelle atrocité.

Aujourd'hui, ce « Baubas » était la pièce inédite, inconnue d'Hélène.

— Un monstre du folklore lituanien, expliqua Jean, sorte de croque-mitaine des pays baltes à la sale réputation de bourreau d'enfants, tu vois le genre ? D'après la légende qui l'accompagne, il aime se terrer dans les recoins sombres des maisons. Puis, suivant les versions, il est soit un gros enfoiré qui s'amuse à tirer les cheveux ou pincer les fesses, soit la pire des saloperies qui enlève et dévore les mioches.

Les lèvres d'Hélène se tordirent.

— C'est affreux !

— Le genre d'histoires avec lesquelles j'ai grandi. Moi, j'ai eu droit à la version saloperie, ce qui explique peut-être comment Grap', mon grand-père, a pu le confondre avec le meurtrier. Enfin tu sais, si ça paraît impressionnant pour un profane, et j'en conviens tout à fait en l'occurrence, le mythe perd vite de sa superbe auprès de ceux qui y ont été habitués dès le plus jeune âge. On se tient à carreau les huit ou neuf premières années de sa vie, puis l'ascendant de Baubas diminue. Il s'efface, et finit par devenir une simple fantaisie, voire une supercherie dont usent et abusent les parents en recherche de calme. Grap', lui, ce qu'il voulait surtout, c'était de quoi rire un bon coup. Et ça, je peux te dire qu'il s'est marré : toutes les nuits il prenait un malin plaisir à me dresser le portrait de ce monstre aux yeux rouges et aux doigts crochus qui vivait planqué sous mon lit. Je l'entends encore, avec son français approximatif : « En dessous de le lit, petit Jean. Le Baubas te vois. » Et il repartait à rire. Lorsqu'il a définitivement perdu l'esprit, c'est mon père qui a pris le relai, avec moins de rires, mais toujours l'histoire du lit. Ça a duré comme ça… hum… jusqu'à mes six ans.

Jusqu'à ce que le Baubas les plonge dans le noir.

— Par acquit de conscience, j'ai vérifié. Je n'ai jamais rien trouvé, sous mon lit.

Ses dernières paroles n'avaient souffert aucune variation dans leurs inflexions, laissant entendre qu'une distance convenable s'était installée entre ces évènements et le présent. C'était du moins ce qu'il avait tenté de faire croire à Hélène, dont la compassion tournait trop régulièrement à l'excès lorsque lui étaient relatées les épreuves de cette nuit. On n'a pas besoin d'être deux à la subir, une pensée à laquelle il se raccrochait. Pensée illusoire ; tout était déjà perdu, depuis le début, puisqu'en partageant un même monde, les amants partageaient une même tombe.

Ajoutons à cela, honnêteté oblige, que cette nécessité de préserver Hélène trouvait sa justification hors de cette touchante conviction. Qui pouvait affirmer que l'aimante, la dévouée, la tendre Hélène, si elle avait eu à connaître l'ampleur de la peur enracinée dans le crâne de son mari, aurait encore accepté de l'étreindre ? Survivait dans le moi profond de Jean une crainte égoïste, illustrée par une incompétence émotionnelle débordant sur le physique à se séparer de cette femme. La libérer, afin de mieux l'épargner, s'il en avait eu le courage… mais il ne l'aurait jamais pu. Un regard et il devait retomber amoureux fou d'elle.

Quel détachement soufflait-il sur son discours, quelles attentions portait-il à Hélène, il savait que l'histoire ne vieillissait ni ne mourait en lui. Si le mensonge du Baubas lituanien appartenait à un passé révolu, il s'imposait aujourd'hui la réalité d'un autre Baubas, plus maléfique, nettement plus barbare. Ce qu'Hélène constatait tout autant.

En ce jour, elle se montra plus indiscrète qu'à l'accoutumée. Sans doute que leur présence entre ces murs mouillés d'anciennes gouttes de sang, pétales supplémentaires aux fleurs de la tapisserie, accroîssait cette inquiétude dont elle se fatiguait à se délester. Au surplus, elle détenait la curiosité naturelle d'une dame, sans la bienséance échoyant d'ordinaire à une grande.

— Ton grand-père était lituanien ?

— Et pas qu'un peu ! Je ne te l'avais jamais dit ? Bizarre, j'étais persuadé du contraire, d'autant plus que ses origines constituaient un sujet de fierté pour lui. Moins pour son fils…

Il tâtonna, incertain de la suite à donner. Tant de crevasses en sa mémoire ; elles s'étendaient Dieu sait où. Des crevasses et autant d'éléments évaporés dans une sorte de fuite psychique. Quels autres souvenirs lui restaient-ils de ses parents ? Difficile à dire. Non-content d'avoir volé à Jean son enfance, sa joie, son innocence, le lépreux avait emporté l'essentiel de son identité, pour que ne restât plus d'elle qu'une triade de visages estompés. Avec les années, Jean gardait du lieutenant Marius Polic l'image instable d'un père constamment épuisé, constamment irrité, obnubilé par la justice et la protection des siens, dans le spectre duquel se mouvait la pudibonderie de son épouse. Trop de détails ne lui parvenaient plus, détails imperceptibles à basse lumière et qu'il n'osait éclairer de crainte d'y découvrir des choses tapies. Des choses impies.

Si importantes que se présentent ces difficultés, elles n'en sont pas insurmontables. Mais garde à l'esprit que leur existence trouve à coup sûr une justification latente, et que s'il leur faut maintenir dans sa cachette une chose secrète ce n'est pas pour déloger celle-ci fortuitement. Un risque subsiste, quel qu'il soit.

Sage remarque, en effet.

— Alors, intervint-il, tu ignores que « Polic » n'était pas le nom de naissance de mon père ?

L'incrédulité au fond des yeux d'Hélène répondit à sa place. Il se mit à rire.

— « Polinzckyš », ma chère ! C'est sous ce patronyme que Pap' et mes grands-parents ont fui le régime Stalinien, après l'annexion de la Lituanie par l'URSS et l'opération Barbarossa. À leur arrivée sur un hexagone libre et prometteur, en 44, le nom a été francisé, et avec la disparition de Polinzckyš c'est tout le vocabulaire lituanien qui a peu à peu mis les voiles. Après ma naissance, on ne parlait plus qu'en français à la maison. Question d'intégration et de respect, il paraît.

— Oui enfin, il faut reconnaître que ces termes lituaniens, ça n'est pas très mélodieux, fit observer Hélène non sans cette teinte de suffisance diplomate qui toujours replaçait la particule à la tête de son propre nom de naissance. « Polin… zckyš », hmmm… c'est plutôt dur à prononcer.

— Et encore, tu n'as pas essayé de l'orthographier.

— Je m'en passerai, merci. Ce changement était une bonne décision, et je présume qu'il a facilité l'entrée de ton père à la gendarmerie, n'est-ce pas ?

— De même qu'au Service Civique par le Peuple Français. Même si là, d'aucuns objecteront que ça n'a pas été pour le meilleur. Heureusement que l'association a été dissoute après l'affaire, bien que ses membres soient encore en liberté.

Cette observation ressuscita sa nervosité, qui n'échappa pas à Hélène.

— De vieux débris déjà morts ou pas loin de l'être ! La belle affaire ! Ils ne risquent plus de te courir après, si c'est ce qui te chagrine (elle conclut sa phrase par un haussement d'épaules résigné). Dans le pire des cas nous entamerons des démarches en mairie pour faire rétablir ton patronyme lituanien, et je peux t'assurer qu'avec un nom pareil le SCPF abandonnera vite tout espoir de nous retrouver. Pour être franche, si c'était moi, je laisserais tomber. Tu l'as compris : je n'arriverais même pas à l'écrire.

— Ah ça ! il y a beaucoup trop de consonnes dans ce mot !

S'ensuivirent des éclats de rire mutuels, meilleur des remèdes diront les plus optimistes. À raison, il était sain de plaisanter un peu, considérant la gravité de l'histoire que renfermait ce nom, tout comme le destin tragique de ceux ayant eu la malchance de le porter ; doux d'entendre la joie s'envoler et redonner de plus vives couleurs aux lieux, à l'endroit-même où la police avait découvert trois corps dont les cervelles avaient quitté les têtes pour les planchers. Des macchabés éclatés, leurs visages aux airs de fleurs pourpres en éclosion, et leur enfant recroquevillé au fond d'une horloge, en larmes, incapable d'articuler le moindre mot.

Durant plus de trois mois, les enquêteurs avaient multiplié les visites à l'hôpital. Plus de trois mois au cours desquels ce jeune témoin n'avait rien pu servir de plus qu'un regard vide en réponse à leurs interrogations. À l'issue de ce trimestre, par la grâce des pressions policières, il avait enfin daigné bouger les lèvres, auxquelles tous les agents s'étaient suspendus. Avait été articulé un mot : « Baubas ». Un atout crucial à écarter.

Qu’à cela ne tienne ; avec ou sans mot, la police avait bel et bien fini par boucler l'enquête, de même que la maison. S'essoufflant à regret, la légende du croque-mitaine tomba dans l'oubli. Sans grand tact, Jean avait été expédié en Alsace chez sa plus proche parente, avec laquelle il passa des années tranquilles. La tante Anne, sœur ainée de feue madame Polic et éternelle vieille fille, sévère mais digne. Elle avait pris l'enfant sous son aile comme s'il s'était agi du sien, n'avait eu de cesse de pourvoir à son bien-être ainsi qu'à son éducation, qu'elle avait voulue d'une autorité tendre quoique stricte, fondée sur la communication et le respect mutuel, tel que celui d'un apprenti adulte envers un adulte accompli. Chez Anne, on ne se mentait pas, ne se cachait rien. Et s'il eut persisté un tabou en vigueur, dans cet humble appartement de la banlieue de Mulhouse, c'était celui de la tragédie, bête maudite rampant dans les coins sombres. Un interdit talonné de près par la religion. Était-il plus sage de taire ces choses-là (comme elle les désignait), surtout de se purger de Dieu, ses fadaises et promesses qu'à l'horizon où poudroyait le Soleil, verdoyait l'herbe, jamais elle ne voyait poindre. Pour la sage Anne, le qualificatif « vain » ne se dissociait pas du Divin. Quelle présupposée entité d'omniscience et de bonté aurait permis pareilles horreurs ? Adieu monstres et saints, il n’y a plus que l’homme.

Et s'il était un Dieu quelque part en fin de compte, c'eût été à Lui d'implorer le pardon du pauvre petit.

Nonobstant sa détermination à ne pas abandonner sa foi, seul lien le rattachant encore à sa mère, où qu'elle fût, Jean s'était conformé à ces règles et avait gardé pour lui ses opinions. Le spectre de son Dieu en lui, rétréci à un état infiniment aussi petit que sa fidélité dans la déité était infiniment grande. Qui plus est, vivre avec sa tante s'était révélée chose agréable.

Seule ombre au tableau : la cohabitation forcée avec le roquet de la vieille femme. Une créature infecte répondant, quand l'envie lui prenait, au doux nom de « Zit » ; bestiole courte sur pattes au pelage mité, hargneuse et plus méchante qu'une teigne. Aujourd'hui encore, Jean maintenait que ce cabot incarnait la raison pour laquelle il ne se définissait pas comme un homme à chiens. Une rancune justifiée : outre les glapissements stridents que déversait en continue l'irascible canidé, il fallait endurer les insidieux coups de dents dont il gratifiait les mollets dès que sa sainte maîtresse tournait le dos. Il aurait pu en être ainsi pendant de très longues années (l'animal, ainsi que tout bon cafard, semblait impossible à terrasser) si, par un beau matin, sous la fraicheur du nord-est de la France, un voisin n'avait découvert le chien pendu par son collier au plus vieux platane de l'avenue principale. Magnifique tableau que celui de la bête en lévitation, pirouettant pattes tendues et museau pointé au ciel, tel un coryphée de l'Opéra Garnier.

Jean s'était délecté de chaque seconde de contemplation sournoise comme certains le font devant une nature morte. Puis un bon samaritain avait défait le harnais du supplicié. C'était encore faire trop d'honneur à ce chien. Enfin, à toute chose malheur est bon, et grâce à cet arbre Jean avait-il déniché un moyen satisfaisant de tuer le temps. Souvent était-il revenu flâner sous l'ombrage de ses ramifications, ressusciter ce souvenir et remercier dans son poing l'inconnu qui avait eu la bonté de réaliser ce dont il n'avait trouvé le courage de se charger lui-même. Dieu le bénisse, ce cher anonyme.

La thèse de l'accident avait, fort justement, été écartée en regard de la hauteur de la branche, point d'ancrage que le petit animal n'eût été en mesure d'atteindre par ses propres moyens ; mais de responsable l'on ne dénicha pas l'ombre. Inconsolable, la tante Anne ne parvint à se remettre de la disparition de son compagnon. Elle en perdit ses cheveux, ses dents et sa joie de vivre, s'éteignit deux ans plus tard dans son lit. Jean s'apprêtait à fêter ses dix-huit ans.

Douze années s'écoulèrent donc, à l'ombre du massif des Vosges, sans qu'il ne fût fait mention une fois de la nuit du 28 décembre 1960 ni de ce qu'il allait advenir de la maison girondine, que la tante Anne avait eu pour devoir de gérer avec le reste de la succession de sa pupille. D'un revers de main, elle avait écarté le sort de l'édifice ; l'État et la collectivité territoriale, pour quelque obscure raison, en avaient fait de même. La maison demeura mise au rebus, isolée au milieu des pins et herbes sauvages à s'étioler dans l'attente qu'une belle âme daignât la sortir de sa torpeur. Miracle qui jamais n'arriva. Il circulait des creux des bouches à ceux des oreilles islemortoises que le lieu était maudit, hanté ou habité par une créature ou horde de créatures animée de sombres desseins. Les plus vicieux avançaient que les visiteurs tombaient pareils à des mouches. Même les cambrioleurs ou vandales chevronnés ne saisirent pas une fois leur chance de démentir ces allégations. On eût été en droit de s'attendre à ce que la demeure eut la décence de s'écrouler d'elle-même. À défaut de quoi, l'abandon figura une seconde option tout à fait convenable. La laisser mourir revenait à tuer à petit feu les monstres qui y résidaient. Autant la ranger au chapitre des choses oubliées, cela valait mieux pour tout le monde.

Oubliée, elle le resta, jusqu'à l'avril 1986 et la venue d'une famille en quête d'argent, heureuse de disposer d'un logement temporaire, dont la gratuité occultait pour partie le délabrement. Magnanime, la maison leur offrait un toit sous l'égide de ses tuiles fissurées. Toit de guingois sous lequel Jean s'abritait, sans gratitude. S'en priver aurait constitué une grave erreur : il ne possédait plus rien, pas d'indemnités, plus de salaire, plus de perspectives, plus de médicaments ; plus de ce palindrome chimique pour fondre sur sa langue et dissoudre son anxiété. Dieu sait combien il en avait besoin. Lui restait toujours la maison, faute de mieux.

La conversation s'arrêta là, son sujet épuisé. Elle reprendrait sans nul doute une fois prochaine. Le processus digestif entamé, Abel somnolait au fond de son panier garni. Quand la profondeur de son sommeil post-alimentaire leur fut assurée, les jeunes parents profitèrent de cette accalmie pour se retirer à la cuisine, se sustenter à leur tour. Encore qu'Hélène ne témoignât pas d'un appétit spectaculaire. Elle borna son déjeuner à un bouquet de menues feuilles de salade arrosées d'un jus de citron en bouteille, qu'elle s'appliqua à mastiquer aussi consciencieusement qu'une viande récalcitrante. Jean s'en inquieta.

— Eh bien, tu n'as pas faim ? Tu ne nous couves pas quelque chose j'espère ?

Il n'en était rien.

— Il faut que je fasse attention, murmura-t-elle, les joues empourprées. Tu comprends, je veux mettre toutes les chances de mon côté pour décrocher un nouveau boulot.

Encore cette histoire. Plus qu'une histoire, à vrai dire : une lubie typique. Si une Hélène exaspérée avait claqué la porte de la compagnie d'assurance (laquelle l'y avait de toute manière peu ou prou encouragée) à l'approche de la naissance d'Abel, elle n'était pas du genre à se passer d'un travail ni d'un revenu propre. Pour elle, cela revenait à se conformer à la vision traditionnelle de la mère au foyer, celle d'une femme dévouée, bonne épouse et excellente cuisinière dénuée d'ambition professionnelle ou de vie sociale. Hélène répugnait à regarder l'institution que figure la famille comme un cercueil guilloché au fond duquel on enfermait la morte civique. Trop de femmes avaient eu à s'y résoudre avant elle. Elle en avait tant vues, et des femmes intelligentes, dilapider ainsi leur capital féminité et leur liberté. Tant de potentiels gaspillés, au point de jurer que l'esprit des années 70 n'avait jamais pris forme que dans un rêve opiacé. Ne pas résister induisait sa soumission, et jamais n'aurait-elle accordé ce plaisir à la société (au patriarcat ?). Pas plus qu'elle n'eût offert à la mesquinerie du temps l'occasion de la rendre esclave d'un impératif hormonal, de ceux qui incitent la femelle à lorgner sur poussettes et berceaux lorsque se rapproche le cap fatidique de la trentaine, comme hypnotisée par la mécanique d'un fatal pendule métaphorique.

Sa résistance, elle l'avait organisée en la forme d'un plan de vie rédigé en lettres d'or : s'implanter dans la vie active, s'enticher d'un homme à la culture et l'ambition suffisantes pour assurer la stabilité du foyer, mais assez humble pour donner gage de sa fidélité ; se marier, avoir un enfant (dans cet ordre) dont elle aurait pris soin un temps objectivement convenable, puis se bâtir une carrière au moins aussi prestigieuse et lucrative que celle de son époux, qu'elle n'eût à rougir de rien et fût en capacité de garantir son indépendance, juste au cas où, sans attendre le soutien d'un patrimoine familial dont elle ne désirait pas connaître la couleur ; enfin, mettre au monde un second enfant, du sexe opposé à celui du premier, par souci de symétrie.

Son avenir lui apparaissait tout tracé, et malgré les obstacles elle persévérait dans la poursuite de cet idéal que ni les difficultés, ni sa mère fortunée, ni son mari, ni même son fils n'auraient escamoté...

Attendez. À ce stade de la reflexion, une petite culpabilité lui mordillait le lobe. Partant de ce principe, la conception d'Abel se serait analysée comme le caprice d'un jour… Oui mais, cela dit, quelle grossesse volontaire ne l'est pas ? Si le point de vue se débattait, Hélène s'en défendait farouchement : « Bien sûr que j'aime Abel ! Seulement, j'aspire à beaucoup plus qu'une vie de me… » De merde ? Pire : de mère au foyer. À ses yeux, bien misérable était la femme limitant, en son âme et conscience, son existence à la présence d'un enfant légitime. Cette femme-là avait oublié ce qu'exister et vivre impliquaient.

Une chance pour elle qu'Abel se révélât un nourrisson facile. Dans le cas contraire, son beau discours aurait connu quelques ajustements importuns. Et quitte à dire les choses sans détour : chance aussi qu'il fût né garçon. Une fille aurait éveillé chez Hélène une flopée de craintes impossibles à consoler : que la petite lui fît de l'ombre, qu'elle ne fût pas assez maligne pour survivre, ou pas assez jolie pour dénicher un homme capable d'assurer sa survie à sa place. Triste pensée, mais il est des astreintes sociétales devant lesquelles même les valeurs féministes les plus nobles doivent s'incliner. 1986 ne leur pardonnait rien. D’ici l’avènement des années 90 il en irait peut-être autrement. Mais cela, Hélène ne devait, par bonheur, jamais s´en préoccuper.

De manière générale, Jean tendait à approuver ses convictions, plus encore depuis que l'urgence d'un salaire supplémentaire se ressentait, mais ce chevaleresque soutien marital avait à se retirer face aux doutes éprouvés quant à la capacité de la jeune femme à trouver un travail dans l'immédiat. Ses chances de réussite chaque jour s'amincissaient, peut-être plus que celles de Jean. Résumons : une femme + une longue période d'inactivité + un bébé - un mode de garde ; le calcul n'enthousiasme personne. Sur ce point, les Polic ne jouissaient d'aucun pouvoir ; le passé, le destin, la vie s'en étaient chargés pour eux, et le temps devait suivre son cours, imperturbable. S'il lui avait fallu se fendre d'un franc commentaire, Jean aurait admis qu'il aurait été plus commode d'accepter la main tendue par sa belle-mère. Une main griffue mais chargée d'un éventail de billets aussi coloré et aguicheur que la queue d'un paon.

Pour la paix de son ménage, cette réflexion jamais ne franchirait la frontière de ses lèvres.

— Tu es très belle, inutile de t'affamer.

— « Très belle », ça ne suffit pas. Rien ne suffit en dessous de « somptueuse ». N'importe quelle greluche peut être très belle, moi il faut que je me démarque, que je fasse la différence, et tout est bon à prendre : personnalité, connaissances et cætera. Mais le physique c'est primordial. C'est la première chose qu'on voit et qu'on retient.

— Je suis d’accord avec toi, je faisais juste remarquer que la grossesse n’a rien gâché chez toi. On t’accordera cet avantage sans problème. Et puis, tu as très vite perdu du poids depuis l’accouchement.

— Tout faire avec le petit aux bras, ça aide, hm ?

Il ne s’agissait pas là d’un reproche voilé à l’encontre de Jean. Il aidait de son mieux, voire plus qu’attendu, compte tenu des attentes mesurées imposées aux pères de la décennie, mais devait toujours batailler pour décrocher Abel des bras d’Hélène. Ou de ses mamelons. Une couche de plus à changer, un biberon à donner, une sieste à superviser ne l’auraient dérangé, dès lors que son effort eût déchargé sa compagne. Elle n’exigeait rien de tel. La meilleure compensation se compterait donc en argent. Retour au problème initial.

— Il m’en reste quand même encore un peu à perdre, surtout au niveau des fesses.

Afin de souligner cet argument, elle planta un doigt dans le renflement de sa hanche, le regarda s’enfoncer d’un air insatisfait. Jean devina qu’il ne valait mieux pas s’obstiner.

Il est certain que drainer ses formes dans des feuilles sans saveur lui assurera un poste de choix au sein d'une prestigieuse entreprise. Qui sait ? Peut-être même de celles cotées en bourse ? Un peu de sérieux : elle aurait meilleur compte à se concentrer sur le baptême de l'enfant. Ce travail-là, au moins, est à la hauteur de ses compétences. Alors que les limbes bouillonnent à l'idée de saisir ce petit corps.

Il ôta cette pique de son esprit.

— Tu veux que je te prête le journal des petites annonces ? proposa-t-il. Je descends au centre-ville cet après-midi et je comptais m'en prendre un. Je peux faire d'une pierre deux coups.

— Encore une descente ? Tu y vas presque tous les jours.

Exact, et Jean déplorait cette routine qui, malgré lui, s'était instaurée alors même qu'il ne pensait qu'à fuir les lieux au plus tôt, maison comme bourgade. D'où son besoin de consulter de manière compulsive les offres d'emplois, celles des régions parisienne et méditerranéenne, dans l’idéal, Bordeaux et ses alentours en dernier ressort.

— Enfin, soupira Hélène, puisque tu es là-bas, regarde pour un exemplaire de Faust. J'ai vidé les cartons de livres hier soir et je n'ai pas remis la main dessus. Tes vieux Kafka sont là, pareil pour nos Asimov, Wells et Zola, mais pas de Goethe (qu'elle prononçait « Goat », ce qui provoquait d'irrépressibles grincements de dents à Jean). Il s'est probablement perdu dans le déménagement. C'est qu'on a dû partir si vite de…

Elle retint la fin de sa phrase, consciente de ce que celle-ci sous-tendait, ce dont l’on ne parlait pas dans cette maison. Ni ailleurs. Pas aujourd’hui, pas plus qu’hier, cela était préférable. Elle acheva sa réplique sur une simple œillade. Jean ne fut pas déstabilisé. « Donc Faust, c'est noté. », vint clore la conversation. Le déjeuner se conclut dans le crissement des couverts sur la faïence et des verres contre le formica de la table.

Treize heures sonnèrent son départ. Comme il s'apprêtait à quitter la résidence, posté sur le perron à explorer le fond de ses poches en recherche des clefs de la 205, Jean remarqua qu'un élément détonnait dans le paysage. Un élément mineur, juste ici, sur la façade. Elle ne manquait pourtant pas de détails, avec ses étals de pierres grises, sa gangrène de vigne vierge et ses poireaux de chiendent. En somme, le pan de l'immeuble accusait un fouilli égal à celui de son intérieur. De même que la toiture qui le surmontait, complète, à deux ou trois tuiles près, mais dont le revêtement avait viré au gris, et que l'on surprenait à s'effriter ici et là lorsque le vent d'Est vidait ses poumons sur l'agglomération. Brouillon, sans doute aucun, toutefois quelque chose ne s'y intégrait plus.

Baissant les yeux, Jean comprit alors : sous le cadre de la fenêtre donnant sur la chambre parentale, la lanterne verte s'éparpillait en une mare de verre sur les planches gondolées de la terrasse. Ces débris aux senteurs citronnées différèrent le départ. La lanterne, censée contrer les assauts des escadrons de moustiques conviés par la douce humidité de la fin avril, avait pourtant brillé la veille au soir. Sa lumière émeraude avait envahi la chambre, enveloppé le lépreux ou son mirage, de même que les ciseaux. La brise nocturne ne pouvait l'avoir détruite de la sorte. D'ailleurs, n'était-elle pas encore intacte ce matin-même ? Je suis bien venu sur le perron… non ? Venu diluer sa nervosité dans l'amertume d'un café serré et brûler ses lèvres humides au filtre d'une cigarette. Ou était-ce là le récit de la veille ? Dans le lacis de ses pensées, Jean ne réussit à démêler les détails de sa matinée, pas jusqu'à son passage dans la salle de bain. Il lui était déjà pénible de déterminer l'heure exacte à laquelle il s'était immergé dans son bain. Quant aux évènements ayant précédé sa baignade : engloutis avec l'eau savonneuse, dans le trou noir de la bonde.

Quoiqu'il en soit, tout semble indiquer que le sort est contre toi. Le sort ou un individu mal intentionné qu'il n'est plus utile de nommer.

Je… tirerai ça au clair en temps voulus.

Clefs en mains, il quitta le perron.

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