V

19 minutes de lecture

Dix minutes suffirent à atteindre le cœur de la commune, le temps de remonter la forêt ceinturant Notre Dame d'Islemortes, puis d'arpenter les venelles où piétons et véhicules avançaient de concert à une cadence ralentie. À ces dix minutes s'en ajoutèrent vingt consacrées à la recherche d'un emplacement où parquer le véhicule sans craindre de récolter une amende corsée. Entreprise périlleuse dans une ruralité plus habituée aux cyclistes qu'aux automobilistes.
Le crépuscule du XXe siècle n'exerçait de facto aucune domestication sur le village, pas sur l'architecture de son centre en pierres de taille, en poutres et en arches, ni sur les étroites rues vierges d'asphalte où fleurissaient encore les rangées d'arbres d'ornement. Il était une bourgade renfermée sur elle-même dont beaucoup loueraient le charme aux accents rustiques, et qu'Hélène, avec son allégresse candide, se plaisait à qualifier de « pittoresque ». Joliment archaïque, admettons ; Notre Dame ne bénéficiat toutefois de l'indulgence de Jean. Public difficile, celui-ci lisait dans ces aires pavées, ces étages saillants et ces myriades de commerces de proximité un refus de vivre avec son temps, qu'il ne savait entendre. Impossible pour lui de traduire de langage de ce domaine transrural régenté par une non-intelligence collective, autant lui demander de parler mandarin.

Lorsqu'enfin lui apparaissait un gage de modernité, celui-ci prenait le plus souvent la forme absconse d'un tas de graffitis tantôt obscènes, tantôt cyniques. Maquillage outrageux dont on avait badigeonné les façades victimes de la négligence municipale. Des successions de mots, de motifs ou caractères jetés au hasard et détour d'une ruelle, peut-être sous couvert d'un inavouable désir de postérité. Par ces fresques, esthètes au cœur de vandales avaient trouvé un moyen de se faire voir à défaut de se faire entendre, quel que fût le message d'origine.

En bien ou un mal, l'important ne demeure-t-il pas d'être dans la lumière ? Qu'importe que celle-ci soit noire.

Le sel de ce commentaire déclenchait invariablement une moue de dégoût chez Jean, plus envieux que dédaigneux face à cette audace dont même les moins méritants savaient faire preuve, quand lui s'en avouait incapable.

L'allure lente, il longea les murs, déchiffra sur l'un d'eux un ancien avertissement « Défense d'afficher – Loi du 29 juillet 1881 », barré d'un énorme « CÉCIL NEMO WAS HERE !!! » À nouveau, une mimique répugnée déforma ses lèvres.

Une place de stationnement se libéra face à la cinémathèque du quartier des loisirs. Il s'y inséra sans plus temporiser, heureux de se soustraire à l'habitacle rendu irrespirable par le rayonnement solaire sur la tôle du toit. L'air frais n'améliora pas son humeur chafouine, laquelle trouva une nouvelle occasion de s'exprimer face à l'affiche principale trônant au-dessus de l'entrée du cinéma. L'image du spectre d'une femme à la mine rêveuse ou boudeuse ou mélancolique, flottant dans une aurore sans nuage. Du bleu pour teinte dominante ; le cadre annonçait la couleur du tableau. Un film que Jean connaissait et conchiait allègrement, pour l'avoir déjà subi à la demande d'Hélène. Personne ne pouvait pourtant lui renier son succès, en attestait l'interminable file d'attente noircissant le macadam, et ce malgré une interdiction à un public mineur. Les moutons de panurge s'étaient dégotés pour la journée un nouveau pâtre. Neuf francs les quatre-vingt-dix minutes de sensuelle escapade : un compromis plutôt honnête, si l'on y réfléchissait. Jean abonda mentalement, par un sourire froid adressé à lui-même.
À quoi bon s'entêter ? Notre Dame n'en valait pas ce mal. Ici croissait la médiocrité, pareille au cep des vignes. Ici, il n'y avait ni orge ni ivraie à trier, mais une engeance éparpillée de-ci, de-là, que personne ne s'occupait de remuer.

Cette observation faite, il se désintéressa du centre de divertissement. Enfila la route des Bacchantes, tourna sur le chemin du martyr, passa par la rue Socrate (coupée tout soudain), déboucha alors sur la Courtisane, laquelle formait un coude, avant de bifurquer vers l'Est sur l’impasse du Souvenir où il s'arrêta à un kiosque. L’édition du jour, accompagnée du dernier numéro de La Libération, pour une actualité nationale et internationale plus complète. Un nouveau spécial Guerre froide. Journaux en poche, deux sous de moins dans son portefeuille. Il put ensuite se mettre en recherche d'un commerce de livres.

Après d'insupportables minutes d'errance à admirer le défilé de deux boucheries et pas moins de quatre magasins de spiritueux, ce fut à l'entrée de la Place du Chamoine Patry que l'enseigne « Librairie de Notre Dame » rencontra sa pupille. Seule librairie de la commune.

Il en franchit le seuil sous le chant cristallin d'un carillon daté ; au moins aussi daté que l'officine, de faible largeur, mais jouissant d'une hauteur sous plafond propre à provoquer le vertige. S'offraient au visiteur deux étages de livres entassés pêle-mêle sur des centaines d'étagères de bois brut dont la carapace couvrait jusqu'aux moulures du plafond. Tant de détails qu'un œil n'était en mesure de saisir dans leur globalité : des milliers d'ouvrages, des millions d'éclats de bois constellant le mobilier craquelé, des milliards de pages jaunies par les âges que ces reliques antédiluviennes ne savaient plus retenir. Pas plus que leurs odeurs. Toutes ces odeurs ! Du papier brûlé sous le feu du jour, des reliures de cuir à l'arôme douceâtre, des remugles d'encre mal vieillie, l'âcreté de la poussière juxtaposée aux moisissures placardées sous les mètres d'étagères. Puis venait le bois ; du bois, du bois à s'en étouffer. Tout le spectre olfactif y passait : rivières de résine, forêts scandinaves à perte de vue sous les nuages de sciure. Pénétrer les lieux, cela équivalait à s'enfermer à double tour dans un cercueil de seconde main.

En dépit de l'entrelac d'effluves forts à défaillir, Jean trouva du réconfort dans cet amoncellement de documents anciens. Ils lui garantirent que sa pièce de théâtre allemande l'attendait quelque part. Du coin de l'œil, il dépouilla les derniers espaces inconnus de la boutique, en quête d'une autre présence humaine prête à lui tendre la main et son livre avec. Il en dénicha deux. À l'entrée du commerce, dans un renfoncement comblé par un imposant comptoir en érable laqué éclairé par une baie-vitrée, trépignait une femme de forte corpulence. De ce que Jean en saisit, il s'agissait d'une cliente désespérant de se procurer le dernier roman à l'eau de rose d'un auteur anglo-saxon. Le vis-à-vis de celle-ci, échalas anguleux bâti dans le verre et le tweed, campait donc le rôle du libraire. Ce dernier peinait à dégager le livre demandé de ses archives, autant que sa forme de derrière celle par trop large de la lectrice affamée de passion fictionnelle.

— Je suis désolé, madame Singla, bafouilla le commerçant, mais je vous assure : je n'arrive pas à trouver le dernier Cartland. 'Faut croire qu'on l'a pas encore reçu et…

— Je vous en prie, cherchez encore !

La cliente hissa sa lourde carcasse par-dessus le comptoir, pointant au ciel sculpté un séant éléphantesque moulé de lycra, dans le but d'inspecter par elle-même le registre de l'établissement.

— Je suis sûre qu'il est ici, piailla-t-elle d'une voix plus haut perchée que son arrière-train. Vous ne pouvez pas ne pas l'avoir en rayon ! C'est im-po-ssible !

Modèle de sang-froid, le libraire la pria de patienter, quitta son bureau et, passant devant Jean à qui il n'eut pas l'occasion d'accorder un regard, partit éplucher les rayonnages de l'aile britannique. Cinq minutes plus tard, haut fut brandie la fameuse jaquette bariolée. Elle marquait la victoire du boutiquier.

— Miracle, madame Singla ! Toujours plus haut l'amour de Barbara Cartland, je l'ai trouvé ! Eh ben, on peut dire que vous avez eu raison d'insister ; c'est qu'il était rudement bien caché !

Impossible de déterminer si sa joie tenait au succès de sa recherche ou à ce qu'il impliquait, à savoir le départ de la mère Singla. Toujours fut-il que la transaction eut lieu et que la matrone put emporter au loin son roman, son tempérament et son gargantuesque postérieur.

Pendant toute la durée de la scène, Jean avait feint la surdité et éclusé les gondoles. Aux étages inférieurs, ceux qu'il pouvait encore parcourir sans trop d'effort, il ne rencontra que des enfilades de recueils récents, pour la majorité d'auteurs contemporains français ou américains dont il n'était pas friand. Pas trace des classiques de la littérature. Pas un pacte faustien en vue. Sans doute lui fallait-il prendre de la hauteur et remuer les couvertures les plus poussiéreuses sommeillant à quelques centimètres du plafond. L'échelle àroulettes roulettes accotée aux rayonnages lui aurait assuré sa réussite, sauf à se rompre les côtes sur le parquet par suite d'une chute depuis le sommet de la bibliothèque. Il refreina son empressement ; cette corvée incombait au libraire, après tout.

Remis de sa traversée dans les récits mielleux de l'ère victorienne, celui-ci vint à la rencontre de son nouveau client, qu'il accueillit avec toute la courtoisie dont un quadragénaire de faible constitution et à l'intelligence limitée savait faire la démonstration :

— Vous désirez, M'sieur ? Un livre en particulier ?

— Un exemplaire de Faust je vous prie. Peu importe l'édition, du moment que le texte est traduit et complet.

Le commerçant resta à le fixer d'un air ahuri derrière des bésicles bordées d'écaille. Ses doubles foyers exagéraient d'une cocasse façon la taille de ses globes oculaires, à lui conférer l'allure d'un poisson resté trop longtemps hors de son bocal. D'une voix timide, il demanda à réentendre le nom de l'ouvrage. Jean s'exécuta sans trahir son irritation, insistant sur l'arrondi des lèvres, retirées sur un claquement abrupt de la langue contre les incisives. Sur le front strié de rides du libraire perlèrent de grosses gouttes de sueur, et ce flux s'intensifia lorsqu'il fallut lui répéter le titre une troisième, puis une quatrième fois. Quand il obtint de son client qu'il lui épelât l'étrange terme, il avait achevé de se liquéfier.

Ayant tout d'abord cru à une mauvaise plaisanterie, Jean constata avec stupeur que la tragédie de Goethe était inconnue de cette flaque humaine. Si quelqu'un eut été en mesure de contredire son opinion sur l'inculture des Islemortois, ce ne serait à l'évidence pas cet individu. En dépit de l'absurdité de la situation, il fit preuve de bénignité, non dépourvue de condescendance, et consentit à détacher les cinq lettres de l'œuvre du bout de la langue. Alla même jusqu'à confier le nom de son auteur, prononcé avec un accent français si marqué qu'il eût été possible de le trancher au sabre. L'information s'avéra ne pas être de trop, au vu de la réaction du commerçant, qui retrouva sa pleine forme.

— Ah ! C'est très vieux, ça ! Attendez, je vais consulter les archives.

C'en devient affligeant. Nonobstant la proximité d'une métropole telle que Bordeaux, le village s'ingéniait à végéter, ainsi que le crapaud dans sa vase, dans ce que Jean analysait comme un marasme de xénophobie, de culture mal apprivoisée et de technologie archaïque. À bien y songer, il n’était en vérité rien de confondant en cela, parlant d'une bourgade en huis clos étanche à toute forme de progressisme et arriérée jusqu'à sa syntaxe impie. Les classiques de la littérature étrangère, philosophies des siècles passés, avancées sociales et économiques internationales n'avaient que peu, si ce n'était aucune chance de se frayer un chemin entre deux journaux à scandales et trois rediffusions d'une télé-romance à succès. Sortis du vin et de la chasse, les Islemortois ne nourrissaient pas de grandes espérances. Peut-être pas sidérant, mais pas moins désolant.

De retour derrière son comptoir, le libraire parcourut un livret noir de colonnes griffonnées et de pattes de mouche. Sur un nez busqué, il remonta d'un cran ses lunettes avant de déclarer, Ô surprise, que le livre était introuvable. « En tout cas, pas dans le rayon des francophones ! », ajouta-t-il, plus sérieux qu'un pape. Il eut néanmoins l'amabilité de proposer à Jean de passer commande auprès d'un confrère bordelais et de lui conserver la pièce allemande jusqu'à son prochain passage.

— Mais vous êtes peut-être pas d'ici, avança-t-il. Je me trompe ?

— Non, en effet. Écoutez, ça ne fait rien, laissez tomber.

— Sinon vous pouvez toujours l'emprunter à un habitant. Peut-être même qu'on acceptera de vous le vendre !

En voilà une idée ! N'est-ce pas là le travail du libraire de la ville ?

— Quelqu'un en aurait un exemplaire d'après vous ?

— Ben ça, j'en sais trop rien… Je travaille ici que depuis quelques mois, vous savez, et je connais que les goûts des habitués, et votre Faute là, c'est pas trop le genre de la maison, si vous voyez ce que je veux dire. Enfin, l'ancien propriétaire aurait pt 'être pu en vendre un ou deux avant que je reprenne la boutique.

Il pianota le bois du meuble, promena ses yeux au plafond.

— Pour ce genre d'info, réfléchit-il, 'faut plutôt demander à l'Américain. Lui, il sait tout sur tout ici.

— Vous dites ?

— L'Américain ! Atticus McBride, c'est son nom. Ah ouais, vous mentiez pas quand vous disiez que vous êtes pas du coin ! Atticus, c'est un peu la mémoire de Notre Dame, celui qui connaît tout des habitants et même des nouveaux arrivants. Je parie qu'il pourra vous dire si quelqu'un a votre bouquin, ou au moins il se débrouillera pour le découvrir. C'est qu'il est très fort, Atticus, tant qu'on est sympa avec lui. Ou généreux.

L'information ondoya dans le crâne de Jean. Tout à coup, Faust ne fut plus sa préoccupation première. Il demanda poliment à connaître un moyen d'entrer en contact avec cette fameuse mémoire communale.

— D'ordinaire on le trouve à la pharmacie du centre. C'est celle de sa femme, mais il lui donne souvent un coup de main. Eh mais attendez, on est quel jour ? Mercredi ? Dans c'cas vous le verrez sur la place de l'Église, en haut de l'Avenue du Maréchal Juin. C'est jour de marché et il y tient toujours un petit stand. Ouais, allez au marché, vous pourrez pas le louper !

C'était peu dire ; seul un aveugle l'eût manqué. Sur le large parvis, au pied des tours et idoles du front occidental de la cathédrale St ****, avaient été dressés maints étals garnis de vêtements en denim, de colifichets, fleurs et mets fumants. Et au milieu de ce déballage folklorique, détonait une tablée regorgeant d'édredons de peaux animales et d'éléments décoratifs en chanvre ou plumes blanches et ocres. L'étiquetage annonçait des prix courant de cinq jusqu'à parfois trois milles francs. Justifiés, du moins semblait-il, par les grosses lettres rouges d'un panneau peint à la main : « Maison McBride ! Produits 100% Made in USA ! » L'étal était tenu par un homme d'âge avancé, que Jean situa entre cinquante-cinq et soixante-dix ans faute de plus d'indications ; un homme râblé et négligé, nonchalamment installé à côté de ses brimborions sur l'assise dégonflée d'une chaise pliante, menton posé contre sa poitrine mais l'œil alerte, entraîné à épier l'arrivée des intéressés.

À l'approche de Jean, il releva un visage recuit par le soleil, sorte de masque en cuir à la carnation jaunâtre. Du même ton que celui des portefeuilles proposés à la vente. L'Américain décocha un large sourire, déballant une dentition erratique, puis, avec un subtil accent, mélange de r délayés et de voyelles appuyées, interpela ce potentiel nouvel acheteur :

— Quelque chose qui te plait, mon garçon ?

Du tout. Comment peut-on avoir l'audace de vendre à de telles sommes des objets d'aussi mauvais goût ?

Souviens-toi que la loi du marché ou même celle du bon goût n'a pas cours ici.

Tout mépris mis à part, revinrent à l'esprit de Jean les mots du libraire. Pas d'alternative : entrer dans les bonnes grâces de ce monsieur McBride lui serait indispensable aux fins de soutirer les renseignements escomptés. Si cette nécessité supposait de faire montre d'un minimum d'intérêt pour les babioles disposées sous ses yeux, tant pis, il arriverait à prendre sur lui. Cela étant, la manœuvre ne présenterait rien d'enfantin, considérant sa nature peu volubile, sans compter qu'elle impliquait de nouer des liens, même factices, avec un partisan de cette fosse culturelle. Plus l'effort est important plus belle est la victoire, paraît-il.

— Tout est artisanal ? s'enquit-il.

— Yup, garçon. Fait de la main de mon épouse, dans le pur style de l'Arizona.

— Ça par exemple ! Votre femme et vous êtes originaires d'Arizona ?

Sa propre exaltation l´écoeurait.

— Non, garçon, Marguerite, ma femme, elle est née ici, cent pour cent Islemortoise. Moi, j'ai quitté mon Amérique natale avec mon régiment il y a quarante ans. Arrivé par Utah Beach. J'ai combattu à Caen pour finalement atterrir dans cette petite bourgade après la guerre. Je ne suis jamais reparti, comme tu vois.

« Utah Beach », un pic de fierté pompeuse avait surélevé ces mots, les seuls auxquels Jean eut prêté l'oreille.

Un débarqué ! Montre un peu de respect à ce valeureux héros qui, non content d'avoir dégommé du Boche à tour de bras sur les plages de Normandie, nous a fait l'honneur de rester auprès du peuple qu'il a fallu sortir de l'ornière. Pas de jugement ; s'il se l'est joué « à nous les petites Françaises » entre temps, ce n'est qu'une juste compensation pour tout ce sang versé. Blut und Ehre, Jawoll! Allons, incline-toi devant cet artisan couronné de gloire et de plumes.

— Vous êtes donc resté ici, à vendre des portefeuilles ?

Le sarcasme de l'allusion, si discret qu'il se voulût, ne manqua pas de piquer Atticus. Il se redressa de tout son long. Jean nota que, derrière cette physionomie un rien pataude, stagnaient les restes d'une musculature significative à peine ramollie par les années. Une morphologie digne d'un soldat à la retraite.

— Eh ! s'exclama Atticus. Que veux-tu ? il faut que je gagne mon pain ! Et l'armée, c'était fini pour moi.

Sur ces mots, il souleva le revers droit de son pantalon. Sous le tissu luit la tige chromatique d'une prothèse.

— On ne nourrit pas une famille avec une pension d'invalidité, garçon. Même si la France sait se montrer généreuse avec ses anciens alliés, ma retraite est encore loin. Alors je récupère un peu d'argent avec mes portefeuilles, quand je n'aide pas Marguerite à la pharmacie. Tout est bon à prendre, juste pour dire.

Jean sentit un vague remords gagner sa poitrine.

Oui, fais preuve d'un peu plus de déférence envers celui qui, pour notre liberté, a dû abandonner sa jambe.

Il bredouilla de plates excuses, avança à sa décharge qu'il ignorait l'histoire de cet ancien de l'armée américaine. Échappatoire à moitié sincère qu'Atticus accueillit avec chaleur :

— Il ne faut pas me prendre en pitié, tu sais. Tout va bien, je fais partie des chanceux. En plus, tu n'aurais pas pu le deviner, c'est pas comme si on se connaissait depuis des années. Puisqu'on en parle, je me disais que ça ne faisait pas très longtemps que je te voyais dans le quartier…

Il gratta frénétiquement sa barbe, qui s'effrita sur ses genoux en une bruine de peaux mortes.

— Touriste ?

— Juste de passage dans la région.

— Crois-moi, tu aurais pu tomber sur pire. Moi qui viens d'une grande ville, je peux te dire que c'est un beau petit village avec des habitants charmants, ce qui devient de plus en plus rare aujourd'hui. Dommage que tu ne l'as pas connu il y a vingt ans.

Encouragé par l'écoute religieuse de Jean, dont il devinait en filigrane la fausseté, Atticus, d'humeur loquace, entama un inventaire long comme le bras des changements notables qu'il avait observés dans Notre Dame au cours des dernières années, saluant la récente implantation de l'usine viticole d'un dénommé Sirinelli et les nouveaux emplois que celle-ci avait engendrés, fustigeant dans la seconde suivante les transhumances des habitants du chef-lieu vers la bourgade, ainsi que l'augmentation du coût de l'immobilier qu'accompagnerait un phénomène de gentrification, d’après lui inévitable ; prédit alors à l'horizon 2000 une plus-value des logements dont la valeur au mètre carré égalerait celle actuellement observée à Bordeaux. Voire, qui peut le dire, celle de la capitale, si exorbitante qu'elle en devenait indécente. Il se félicita d’être assez vieux pour ne pas avoir à endurer cela, le temps venu.

Jean agréa les délires du Nostradamus d'outre-Atlantique d'un hochement de tête convenu. Un réflexe strictement physique. Son attention se voyait accaparée par une dent d'un jaune poreux, que l'on eût cru faite de bois, plantée au centre de la mâchoire bringuebalante du vieil Américain. Elle jaillissait puis se rétractait, prise dans une irrésistible gigue. Fascinant. Si le dialogue ne dénotait pas de réciprocité, il demeurait établi, et sans se hasarder à parler de rapport de confiance, un certain respect mutuel s'était instauré entre les deux hommes. Dynamique plus que suffisante. Jean rechignât cependant à confesser que le village ne lui était pas inconnu. Une telle information n'aurait rien apporté à l'échange, sinon du chagrin ou de la suspicion.

À ce stade, il lui revenait d'abattre ses cartes avec finesse.

— J'ai cru comprendre, répondit-il, que vous êtes au fait des allers et venues ainsi que des événements du village. Il se trouve que j'aimerais justement obtenir un renseignement, si vous acceptez de m'aider.

Par cette requête, Atticus prenait l'ascendant. Il considéra Jean d'un œil amusé. Un freluquet propre sur lui et à la cambrure sans bavure, facilement en proie à la culpabilité mais animé d'une curiosité malsaine ; du pain béni pour le sexagénaire désireux de faire de bonnes affaires. Il s'enfonça avec délice dans son siège, qui parut s'allonger et se complexifier jusqu'à prendre la forme d'un trône antique. Sur sa poitrine, retombèrent ses mains aussi fripées que des raisins de Corinthe. Il opina d'un air entendu :

— Ah ça… mais ça a un prix. Ma retraite, tu sais…

Désignant l'étal d'un balancement de la tête, il ne réussit à contenir un sourire en coin. Non qu'il eût pris Jean pour un simple d'esprit malléable, mais, bien au contraire, car rares étaient les occasions de tirer avantage d'un jeune parvenu en apparence instruit et raisonnable. Si rares et si lucratives. Son âge ne lui accordait plus le luxe de la naïveté ; Atticus savait que sa marchandise jamais n'aurait trouvé grâce aux yeux d'un individu de la trempe de Jean, en temps normal. L'opportunité de conclure une vente au prix fort, que son objet consistât en un édredon de peau ou un renseignement d'importance mineure, incarnait une aubaine.

Aubaine que Jean ne perçut pas de la sorte, mais à laquelle il consentit, bon gré mal gré. Il jeta d'abord son dévolu sur l'une des bourses joufflues en cuir de buffle, aux coutures irrégulières et estampillée « Vraie peau importée d'Arizona ». Sur les encouragements de l'Américain : « Tu penses que ton information vaut ce prix-là, garçon ? », il la reposa. Lui fut préféré, si tant est que ce terme fût approprié, un canevas de 40 centimètres sur 25 brodé d'une vallée aride garnie au premier plan de cacti et crânes bovins blanchis par le soleil. Une œuvre qu'il regarda comme une représentation stéréotypée des paysages du sud des États-Unis. Deux milles francs. La transaction satisfit Atticus qui l’invita à formuler sa requête.

— Auriez-vous vu récemment un homme traîner dans les environs ? Un grand type, pâle et maigre, à l'air très malade.

Atticus frotta à nouveau son poing contre sa mâchoire.

— Tu rigoles ? J'ai vu des tas de choses et de personnes ici. Il me faut plus de détails.

En fait de détails, il en était effectivement un dernier, détail d'importance que Jean eût souhaité ne pas énoncer. La simple évocation de cet élément suffisait à tapisser sa gorge de bris de verre. En parler faisait le même effet que le toucher directement.

— Il lui manque des morceaux… des morceaux de peau, sur… hum… le visage. Un peu comme si on le lui avait… raboté, avec une ponceuse électrique.

La nausée, une fois de plus ; nausée de l'esprit, nausée de penser ou même de vivre encore dans le respect de ces clauses secrètes. Il la retint tant bien que mal.

— Dieu ! si j'avais vu un monstre pareil, évidemment que je m'en souviendrais ! Mais ça, sûr que j'ai pas vu !

Autant de spontanéité ne pouvait être que gage de bonne foi, ce qui ne conduisit cependant pas Jean sur les voies de l'abdication :

— Vous en êtes certain ? Réfléchissez, je vous en prie.

— Tu es bouché ou quoi ? Puisque je te dis…

— Il ne doit pas être ici depuis longtemps, vous n'avez peut-être pas encore eu l'occasion de le croiser.

La détresse de sa voix ne laissa pas Atticus indifférent. Sous ses airs bourrus, l'ancien soldat cachait un cœur bon.

— Eh bien, ce serait étonnant, mais pas impossible, oui. Écoute, je peux chercher des informations et voir ce qui se raconte. J'ai un peu… comment vous dites déjà ? Les oreilles qui trainent, c'est ça ? Si je trouve quelque chose, je te le ferai savoir. Où tu vis pour l'instant ?

— Impasse du Pin blanc. La dernière maison de pierre au bord de la rivière, à la lisière de la forêt.

À cette réponse, les yeux de l'Américain doublèrent de volume. Sa tête adopta la posture inclinée de l'incrédulité.

— Celle des meurtres ? Je la croyais abandonnée. Cette maison fait peur à tout le monde ici, on raconte qu'elle est hantée. Même les adolescents n'osent pas s'en approcher. J'espère que tu la payes pas cher, garçon. Gratuit, ce serait déjà du vol. Elle a le mal en elle, la maison.

Sages paroles d'un homme qui s'y connaît. Te voilà dans de beaux draps : pas plus avancé sur l'affaire, traqué par une créature des enfers, prisonnier d'une maison infestée par les revenants que tu vas toutefois pouvoir agrémenter d'une jolie broderie de cow-boy d'une valeur de deux milles francs.

Charmant, charmant.

Hélène va en faire une maladie. Eh merde !

Il ne lui était plus possible de dominer sa langue et remarques vitriolées :

— Formidable ! Deux milles francs de lâchés pour rien ! Pardon, pas rien : un superbe artéfact qui ravira ma femme à coup sûr. Qui sait, ça repoussera peut-être les mauvais esprits ? Merci de votre aide, vous avez fait ma journée !

S'il avait eu dans l'intention de blesser Atticus, il lui aurait fallu se fendre de plus de hargne. Les tourments de l'ego n'exerçaient aujourd'hui qu'une maigre influence sur ce estropié qui avait vécu parmi des chagrins stupéfiants et dont le corps en avait bien trop enduré, les yeux bien trop vu, et des choses qui n'étaient pas destinées à être vues. Un rappel à la réalité frontal, voilà ce dont ce blanc-bec obnubilé par ses propres maux avait grand besoin.

Il plongea un regard incisif dans celui de Jean.

— On a tous des problèmes, garçon. Yup… ma parole que tu ne trouveras personne dans Notre Dame qui n'a pas de problème.

Tout au long de sa tirade, il avait fait tinter le métal de sa jambe artificielle.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire F Sinclair ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0