VI

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L'angoisse enfantine de la sanction. Celle du fils prodigue rentré du marché les poches pleines de haricots sans potentiel magique, près d'affronter les conséquences de sa bêtise. L'angoisse de se faire gronder par un parent que l'on a déçu, avant tout une mère attentionnée et que l'on sait encline à écouter, à comprendre, à pardonner même les torts les plus inavouables, mais aussi à secouer la tête. Une angoisse que la distance avait rendue impossible à rattacher à la mère de Jean, et qu'il associait dorénavant à Hélène.

Elle allait le sermonner, dans le plus heureux des cas. Dans le plus malheureux, ce seraient des remontrances, des invectives, des cris et de grands gestes, à tout le moins un interrogatoire musclé. Et dans le pire... mais il préférait ne pas y penser.

De la colère, ce n'aurait été que justice. Le voici qui revenait, la mine déconfite, dans sa main gauche deux journaux dont il ne retirerait rien, dans la droite un élément de décoration repoussant. Seule justification à tout ceci : le devoir impérieux de dénicher un individu dont la présence ne se confirmait pas plus que l'existence-même. Un devoir qu'il avait jugé à la hauteur des deux milles francs allégeant un portefeuille déjà trop famélique pour subvenir aux besoins élémentaires d'une femme et d'un enfant en bas âge. Jean prédisait les objections : « Il n'y a personne qui nous veut du mal ! Tu as dilapidé notre argent pour traquer une chimère ! Tu ne vois pas que tu es en train de nous entrainer dans ta folie ? C'est ta faute si on n'a plus rien, plus de maison ni de quoi vivre décemment, et tu persistes à creuser un peu plus notre tombe ! »

… Ma faute ?

L'espace d'un instant, il songea à dépeindre à Hélène un tableau moins sombre au moyen d'une histoire qui, sous sa couche de sornettes lustrées, eût dissimulé un pentimento de vérité. Mentir, et pourquoi pas omettre ; tout garder pour soi et taire la disparition des deux milles francs. Alternative séduisante qu'il envisagea, la fureur au cœur. Jeter le canevas au fond de l'Infidèle, le déchirer, l'enterrer, le brûler, puis affecter l'ignorance, voire oublier pour un temps ou pour de bon ses craintes. Ne plus voir le mal, ne plus entendre le mal, ne plus l'évoquer et par là même l'invoquer.

Qu'est-ce que je suis en train de faire ? Je ne peux pas lui cacher la vérité comme ça, elle finira par s'en rendre compte.

Un trou de deux milles francs ne passera pas inaperçu, c'est un fait. Sauf à le combler a posteriori, chose qui n'est pas près d'arriver, soyons lucides.

Tu es bon pour passer aux aveux.

Mais elle ne comprendra pas !

Et quand bien même ? Cela ne te dispense pas de la protéger, de protéger ton fils. La méthode est blâmable, mais la cause juste. Ne dit-on pas que la fin justifie les moyens ?

La pulpe des doigts brûlée par la pièce de récente acquisition, Jean franchit le seuil de la maison. Femme et enfant attendaient au salon. Abel gazouillait sous un mobile d'étoiles en tissu suspendu à son berceau, tandis qu'Hélène dépoussiérait pour la énième fois le verre fumé de la table basse, tenant d'une main un plumeau, de l'autre une fiole brunâtre. Au regard de la propreté du mobilier, notable malgré les ravages de l'abandon, elle avait dû épuiser son temps à restituer un ersatz de dignité à l'habitat. Les monts de colifichets et tableaux (auxquels s'ajouta la fiole) confirmèrent cette hypothèse. L'on ne voyait même plus le plancher.

— Grand ménage de printemps ?

Hélène se redressa, renvoya derrière son oreille l'une de ses boucles impertinentes, puis essuya du dos de sa main la pellicule de transpiration à son front.

— Hun-hun… opina-t-elle. Abel était plutôt calme cet après-midi, j'ai voulu en profiter. Puis, prise dans mon élan, je n'ai pas vu les heures défiler. Ne t'inquiète pas, ça ne va pas trainer ici longtemps, je vais entreposer ce fatras dans la petite chambre, en attendant. Tu vois de laquelle je parle, hein ? celle avec le lit médical qui fait froid dans le dos.

— Celle de mon grand-père, oui je vois.

La tâche était colossale. Plus que du ménage, l'ouvrage prenait des airs d'épuration improvisée, destinée à désencombrer le lieu de tout élément de décoration jugé soit dégradé, soit superflu, soit passé de mode. Cela englobait aussi bien les peintures écaillées que les portraits de famille inidentifiables, que les fusils de chasse dormant au fond de chaque placard de tout bon foyer islemortois. Chez Hélène, cette dernière catégorie d'objets déclenchaient une réaction épidermique. Logique, vu son attachement à la préservation des animaux et son expérience des dérives des parties de chasse. Du temps de son travail à la compagnie d'assurance, elle s'était lassée de classifier les dossiers relatifs à des indemnisations de tir accidentel ayant criblé de plomb les visages de randonneurs, aujourd'hui défigurés à vie. Quand il ne s'agissait pas de vraies balles et de décès purs et simples. Si Jean lui avait affirmé que les antiquités de sa famille avaient souffert un défaut d'entretien, lequel les avait enrayées et obstruées, le risque de se faire éclater une cartouche entre les yeux était encore par trop élevé pour la prudente mère de famille. Non, loin d'elle ces armes d'un autre temps.

En un geste machinal, elle consulta la montre à son poignet.

— Tu rentres tard. La pêche a été bonne ? Ah, tu as mon Faust ?

Jean était dans ses petits souliers, qu'il contempla d'instinct. Avançant avec vigilance, il prit le parti de démarrer, non sans une pointe d'humour caustique, par le récit de ses mésaventures littéraires. La cocasserie de ces dernières cueillit un délicieux gloussement à la gorge d'Hélène. L'échec en fug plus facilement admis. Cet amusement passé, elle questionna la nature de l'objet tissé. S'apprêtait à prendre fin la légèreté de leur conversation.

— Une nouvelle décoration pour cette bicoque, déclara-t-il d'une voix monocorde. Faite main dans la plus pure tradition arizonienne, à c'est ce que j'ai cru comprendre.

Sur quoi, il lui confia l'objet, les pupilles toujours à ses chaussures.

Hélène étudia les motifs du canevas d'abord d'un air circonspect. À mesure que se révélèrent les détails de la vallée aride, ses sourcils se froncèrent, son nez se retroussa et les commissures de ses lèvres plongèrent sur son menton, entrainant avec elles ses autres traits.

— Hmmm… très laid, siffla-t-elle enfin.

Sentence incommutable et sans appel, en accord avec le caractère de celle dont elle émanait. Jean n'en fut pas surpris. Lui-même était incapable de dégager un micron de charme de l'agrégat de fils ambrés et vermillons. « Très laid » figurait un doux euphémisme.

— Indéniable, mais il pourrait trouver une place sur la tapisserie kitsch à souhait d'une des chambres ou au fond des toilettes. (Il désigna l'un des monceaux ornementaux sur le sol) Qu'en dis-tu ? Puisque tu ne t'es pas contentée de briquer les meubles, mais as aussi eu la bonne idée de faire place nette, on aurait qu'à remplacer un de ces tableaux mités.

— Je ne me décarcasse pas à redonner une nouvelle jeunesse à ce taudis pour l'ensevelir sous des tas de merdouilles « kitsch à souhait », comme tu dis. D'autant plus que, le Far-West, ça ne s'accorde pas tellement avec le style des lieux ni même de cette région, ou de n'importe quelle région de France. C'est trop rustique, trop vieillot. Et puis c'est moche. Personne ne consentira à acheter une maison en dissonance avec son époque et sa localisation, c'est la loi du marché immobilier, mon p'tit monsieur !

Vendre la maison, la suite des évènements sur laquelle Hélène et Jean s'étaient accordés. Sitôt une rentrée d'argent régulière revenue, ils déserteraient les environs aussi vite qu'ils s'y étaient installés, rayeraient une fois pour toute ce chapitre de leur vie. Se débarrasser de la bâtisse campait la première étape, cruciale et profitable. Partant, la volonté d'Hélène de rendre l'édifice plus attrayant n'était pas exempte de sens. Même si Jean se serait, lui, contenté de raser la demeure sans état d'âme et de céder le terrain à bâtir ou à cultiver au plus offrant. La valeur de la maison n'ajoutait de toute manière que peu de chiffres au montant final. Hélène ne l'entendait pas de cette oreille. Démolir engendrerait des coûts superflus, des démarches administratives à n'en plus finir, et induirait plus de déplacements que nécessaire. A contrario, un coup de balais ne les engageait à rien. Et encore, c’eut été faute de trouver le temps d'appliquer, à l'intérieur comme à l'extérieur, une touche de peinture fraiche, laquelle aurait pourtant été la bienvenue. Par lassitude, à moins qu'il ne s'agît d'une réelle conviction (lui-même n'en savait rien), Jean avait manifesté son assentiment. Du moment qu'Hélène prenait en charge ces corvées, le résultat lui importait guère.

Le canevas fut jeté sur le divan, en l'attente d'une décision ferme quant à son sort. Hélène envisagea de le revendre.

— Combien l'as-tu payé, d'ailleurs ?

Question inévitable. Jean avait toutefois espéré la retarder un peu. L'appréhension déclencha une série de picotements sur sa peau, vagues électriques précédant la formulation laborieuse d'une vérité qui, si elle doit être donnée, ne soulagera aucune des parties. En un souffle tout juste audible, il annonça le prix. Hélène limita en premier lieu sa réaction à un haussement de sourcils, accompagné d'un regard plus interloqué que troublé. Elle se reprit, détendit les muscles de son visage ; demanda enfin ce qui avait motivé une dépense si exorbitante, « …vu que l'esthétique de ce machin s'exclue d'elle-même. » Sa voix n'avait dénoté aucune colère, subi aucune oscillation, hormis cette furtive note que Jean lui connaissait bien, celle de la compassion. « Qui ça, Jean ? Allez, réponds-moi. » Il répondit. Le nom du responsable tomba au sol, y répandit ses syllabes étrangères qu'Hélène redoutait d'entendre encore, telle l'invocation issue d'un rituel occulte.

Et sur ces aveux, les yeux d'Hélène s'embuèrent. Dans la lumière du crépuscule, ces billes d'un gris pâle étincelaient. Y miroitaient l'affection et la compréhension que seule une épouse était à même de délivrer. Toute la tendresse de son âme ruisselait dans les dômes de larmes à ses longs cils, à l'image de gouttes de rosées habillant des fils de soie. Par un mouvement lent, elle comprima sa poitrine de ses mains serrées, cocon fragile autour de son cœur, avant de les ouvrir à lui. Entourant le corps de Jean, elle enfonça sa tête dans son buste. Ses bras tremblaient.

— Mais il est mort. Ce monstre était très malade à l'époque, il n'a pas pu survivre. Tu le sais, s'il te plaît Jean, dis-moi que tu le sais.

Il lui rendit son étreinte, sous ses phalanges éprouva la fine ossature de son dos. Sentit les ailes rabotées des omoplates s'élever et s'affaisser. Ses doigts se coulèrent dans les vagues dorées de la chevelure collée à sa paume d'Adam. Il en huma le parfum : chèvrefeuille, baies de genévrier, des effluences sucrées et sauvages. La saveur de ces senteurs, la souplesse des cheveux, de même que l´ardeur des sanglots contre son torse lui enserrèrent la gorge. Il prit le visage d'Hélène, les pouces logés dans les creux que les fossettes dessinaient de part et d'autre des joues, comme forées à cet effet. Son front contre le sien, il lui murmura :

— Je ne suis plus sûr de rien. Je ne sais rien, sauf que je dois vous protéger. Il faut que je vous protège. J'ai tellement peur, tellement peur pour vous, et je suis si… Je me sens… impuissant.

Sa voix se faisait faible. Il roula des yeux écarquillés au plafond, déglutit et fit glisser sa respiration, lourde et chaude, jusqu'à sa bouche. Les larmes dégringolèrent d'elles-mêmes, elles comblèrent la fosse de ses cernes et brisèrent ses dernières paroles :

— Je suis désolé.

Protéger les siens, il n'avait pu le faire, presque vingt-six ans en çà, pour ceux auxquels il tenait. Mais, à ce sujet, persistait une nuance : à l'époque, il n'avait été qu'un enfant, et l'enfant emporte toutes les excuses et les pardons. Alors que l'homme adulte constitue un prévenu dont la responsabilité n'a pas à se démontrer.
Coupable, sans besoin de plus d'éléments. N'importe quel jury l'aurait condamné si l'on avait procédé à la lecture des torts opposés à Jean dans cette tragédie. Celle dont Hélène avait été la victime, trois ans plus tôt.

Trois ans, un si triste jour. Lorsqu'il avait regagné son appartement du centre de Mulhouse, à peine s'était-il étonné de trouver la pièce à vivre inoccupée et enténébrée. Aussi sombres que se présentaient les lieux, jamais n'auraient-ils surclassé celui dans lequel son esprit se retranchait plusieurs fois le jour. Si absorbé par lui-même, ses pensées à son propre malheur, il n'avait saisi l'essence de ce désespoir qui jamais ne quittait Hélène et ressurgissait dès qu’une conversation déviait sur leur future vie de famille, leurs futurs enfants, leur futur bonheur à trois, quatre, cinq. Le total importait peu. N'avait donc pris la mesure de la cruauté de ces mots, ni de leur injustice. L'injustice d'une mère qui n'a pas de bébé.

Ce fameux après-midi, au retour de son expertise, après être parvenu à se débarrasser de son client, « gros poisson » un peu trop zélé chez qui il avait été retenu toute la sainte journée, il avait regagné son domicile. Le salon était vide. De bruit, de lumière. Il avait supposé être le premier arrivé, alors même que cette hypothèse n'eût pas fait sens. Réticente à l'excès de diligence, Hélène quittait l'agence chaque jour à la même heure, ne flânait pas devant les vitrines, ne se fendait d'aucun détour ni d'aucune halte, l'allure modérée mais assez empressée pour souligner son envie de retrouver le foyer. Ce faisant, rentrait toujours au même moment, dix-huit heures dix précises, et ce que l'appartement fût désert ou que Jean l'eut précédée. Dix-neuf heures avaient sonné, sans le pas claquant d'Hélène pour en marquer le rythme. Sans s'inquiéter outre-mesure, Jean avait téléphoné au bureau, s'assurer qu’elle y était encore, retardée par quelques tâches administratives impromptues. On lui avait confirmé le départ de celle-ci, un peu plus tôt qu'à l'accoutumée, « et dans une certaine précipitation d'ailleurs. » L'anormalité de la situation en était venue à le troubler, quand enfin avait-il accroché une voix en provenance de la salle de bain. À la vérité, il s'agissait moins d'une parole que d'un gémissement, proche d'un soupir cinglant entre les dents. Dans le silence pétrifiant de l'appartement, la flèche de ce son avait transpercé ses tympans.

Au fond de la pièce d'eau, assise à même le carrelage, dos lâche et jambes dépliées, Hélène luttait pour reprendre sa respiration. Elle faisait face au mur, aux carreaux bleus, son regard chargé de larmes tombant sur ses mains. Au creux de celles-ci stagnait une petite mare rouge et brune. Une insignifiante flaque de sang caillé, laquelle s'égouttait négligemment entre les jambes nues.

Jean s'était approché avec précaution, de crainte de la faire sursauter. Il avait observé ses paumes, la flaque. Ce qui y flottait. Il n'avait pas jeté un cri. C'était microscopique, de forme et teinte étranges, trop clair pour un caillot, trop sombre pour un résidu épidermique. Jamais Jean ne serait parvenu à l'identifier, s'il n'y avait eu les mots. Le langage de l'affliction. « Ça a coulé tout seul. Et ça fait mal… Ça fait plus mal à chaque fois. » Il ignorait où sa compassion le mènerait, à sa peur avait dû remettre le droit de s'exprimer en son nom : « Pourquoi ne m'en as-tu jamais parlé ? » Énigme qui lui avait accéléré le pouls. Pour son équilibre déjà trop fragile, Hélène se devait de lui répondre. « Je ne voulais pas voir ce regard. Celui que tu as là, maintenant. Je ne voulais pas que tu ne voies plus que ça en moi, comme des anguilles sous ma peau. »

Pas d'anguilles, mais il en avait tout de même perdu sa voix. N'y avait-il sans doute rien à en dire.

Tout ce qu'il avait réussi à faire avait été de conduire Hélène à l'hôpital de l'Assomption, puis de l'accompagner dans son rétablissement. Cela passait par la disparition des traces de cette fin de journée abominable, dont il s'était chargé, seul. Il n'avait dû subsister aucune trace : le sang avait été lavé, les carreaux désinfectés et le petit amas de chair et de tissus encore tiède abandonné sous un cyprès, au fond du jardin de la résidence, où festoyaient les chats de gouttière. Plus rien, plus une trace, cette… chose n'avait jamais été là.

L'incident ne fut plus évoqué depuis lors, pas plus que ceux l'ayant précédé et qu'Hélène avait eu à confesser sur son lit d'hôpital. Deux années et six mois plus tard, elle retrouvait le même lit, à l’occasion de la naissance d’Abel. Elle coïncidait avec la perte de l’emploi de Jean.

L'histoire remontait à une poignée de mois mais, au contraire de celle d'Hélène, tendait à se désagréger au fond de la mémoire de Jean. Il se souvenait avoir éprouvé… c'est cela : une anxiété à l'approche du terme, et celle-ci s'était amplifiée, amplifiée jusqu'à compresser son sternum des jours durant, du lever au coucher. Se souvenait ainsi de ces nuits sans sommeil, à veiller sur la colline que le ventre arrondi décrivait sous les draps comme une voile livrée au vent. Par-delà quelques détours mentaux, il se remémorait encore certains détails de la matinée : Hélène qui se plaignait de douleurs lombaires et utérines ; lui enfilant son pardessus et se saisissant de sa serviette ; sa tasse de café dans sa main secouée de tremblements, et son contenu craché sur un bureau jonché de dossiers. Des paroles, la voix grave d'Henri Schwerdoffer. Des cris. Le téléphone qui s'était mis à sonner. Une porte ouverte avec fracas. Et les dossiers fichus, envoyés sur la moquette. Du verre brisé ? Il ne l'aurait juré. Peut-être un simple crissement de pneus en bas de la rue, ou le portail en métal de l'immeuble adjacent, claqué par une bourrasque. Cela aurait tout expliqué ; les fenêtres de l'agence avaient dû être maintenues entrebâillées, ce qui avait permis aux bruits extérieurs d'infiltrer les locaux. Jean ignorait cependant pourquoi une telle mesure s'était avérée nécessaire. Ces évènements ne remontaient-ils pas à janvier et au glacial hiver alsacien ? Son nez lui piquait, au-dehors. Ses doigts aussi. Une sensation désagréable, mêlée à toutes les autres. Avec une limpidité frappante, lui revenait celle de son cœur en train de s'emballer, du sang battant à ses temps et de la douleur à son crâne. Il avait essayé de se ressaisir, énuméré mentalement ses données, tant d'informations passées en revue ; une kyrielle de statistiques, de moyennes, de taux, de chiffres auxquels il s'était raccroché. Puis cette voix glaçante qui l'avait apostrophé : Tes données sont erronées.

La bouche portée par cette voix ne se voit pas. Il n’y a pas de visage, il farfouille dans une foule grise composée d’anonymes muets. Il cherche, panique, s’emporte, Qui ? Qui est-ce ? « QUI A DIT ÇA ? » Et alors… Alors…

Ici, les souvenirs lui échappaient totalement. Passé son étourdissement à l'agence, les ténèbres avaient tout emporté, et avec elles un moyen de dénicher les fragments mémoriels escamotés. Une querelle avec le directeur, si elle expliquait une mise à pied, ne justifiait pas une débâcle professionnelle. En admettant que les tons n’eussent pas été les seuls à être levés, l’hypothèse d’un licenciement pour faute lourde deviendrait plus plausible. Mais brandir le poing ne ressemblait pas à Jean. Il n’y comprenait rien. Hélène n’en parlait pas, et lui refusait de trop en apprendre pour le moment. Tout lui reviendrait peut-être subitement, tôt ou tard, au hasard d’une conversation ou d’une action. Le plus tard possible, de préférence.

Se souvenir ne changerait de toute manière rien aux faits : il avait perdu un travail, avant d’obtenir un fils, qu’il n'avait pas vu naître. Abel, le premier enfant, « le souffle », miraculé né tout seul et dont le père n’avait pas été présent pour le sauver. Un autre Père s’en était chargé pour lui. Si fragile petit être s'était vu accorder autant les attentions que les faveurs du Divin, au point que Jean avait eu à observer son fils comme un enfant de Dieu avant d'être le sien.

S'il enviait ce privilège de droit divin, il n'y renonçait pas pour autant, pas dans ses bons moments, de ceux, assez rares, où il occultait son insignifiance. Ce n'était pas une mise à l'épreuve ni un défi d'ordre divin ; il n'était pas Job et Dieu ne le testait ni le détestait. Le Tout-Puissant, rendu à d'autres affaires, avait pour un temps détourné le regard puis, par simple maladresse, l'avait oublié. Ces choses arrivent. Ce que d’aucuns auraient analysé comme du mépris, Jean le recevait comme une promesse, laquelle l’aidait à maintenir sa foi intacte. S’il tenait bon, et toujours tendait vers une meilleure version de lui-même, un jour son ascèse se verrait gratifiée ; alors il gagnerait son nom, un nom nouveau et connu de celui seul qui le reçoit, dans le livre de l'agneau immolé. Le jour où il saurait se montrer digne de Lui et de Sa sainte considération. Ses bons moments se paraient toujours d’une grandiloquence mystique.

Ce jour d’avril ne comptait malheureusement pas parmi ceux-ci.

Un vœu pieux. Je n'ai ni la valeur ni la force requise, rien qui en vaille la peine. Je ne peux pas lutter. Comment le pourrais-je alors que tout veut me fuir ? Lorsque j'en viens à demander à Dieu : « Pourquoi avoir permis cela ? », il n'y a que l'écho du Néant pour me répondre. Faible : c'est tout ce que je suis. Si la menace est réelle, je ne serai pas de taille à l'affronter.

Ignorer le problème ne le résoudra en aucune façon, et tu n'apprendras rien de ton effroi. Toi qui tiens tant à les protéger et à racheter tes fautes (elles sont impardonnables, c'est un fait), tu ne saurais prétendre à la rédemption en te reposant sur ta présupposée faiblesse. As-tu songé aux âmes et aux corps que tu as déçus ? Trop nombreux, et ce nombre s'accroît à chaque seconde gaspillée. La passivité est mortifère, elle est le fardeau de l'homme moderne, de celui qui, parce qu'il se pense faible, subit son infériorité. Crois-tu qu'il te faille à ce point une croix supplémentaire à porter ? Oh, il dort en toi plus de pouvoir que tu ne l'aurais soupçonné.

Mais si…

Relève-toi ! Protège-les ! Brandis les ciseaux ! Le danger est grand, alors vois le danger. Puis deviens le danger.

Il leva les yeux au ciel.

Vraiment ? Y parviendrai-je un jour ?

À ce moment, Jean ne craignait plus de n’obtenir aucune réponse de son Dieu. Redoutait-il seulement que cette réponse fût « Non ».

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