VII

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Sous les incitations de la douceur de l'air et d'un ciel vierge de nuage, Hélène souleva l'idée d'un pique-nique familial dans le parc communal. Les Polic étaient installés depuis plus d'un mois, mais jamais n'avaient pris le temps de profiter des espaces naturels dont regorgeait la bourgade, lesquels faisaient sa fierté et renommée du temps de son existence propre. Malgré la ferme intention de Jean de ne pas s'établir à Notre Dame, Hélène campa sur ses positions. Elle s'ennuyait, dépérissait, cloîtrée derrière les murs sales de la maison. Pareil isolement n'était sain ni pour elle ni pour Abel. Pire, la vieille demeure avait fini par lui déclencher des bouffées de stress ; la prolifération d'armes de chasse la cadenassait dans un microcosme d'hostilité.
Un sentiment d'insécurité que renforçaient les dizaines de fioles au fond desquelles roulaient de petits cachets bleus, qu'elle dénichait quotidiennement. Un cauchemar. Des pilules, des pilules de partout. Jusque dans les recoins les plus insolites : derrière les coussins du canapé, sous le lit conjugal, glissées entre les eaux-de-vie de la mappemonde-bar, au sommet d'une étagère à épices… Que contenaient ces minuscules bouteilles estampillées NALIBRITIUM ? Médicaments inconnus d'Hélène, prescrits au nom de Marius Polic et dont Jean assurait ne connaître ni l'origine ni les effets. Dangereux ou non, Hélène ne tergiversait pas et s'empressait de jeter ces obscurs remèdes aux ordures sitôt qu'un nouveau flacon lui passait entre les doigts. C'était toujours un risque de moins.

Au reste, la pétillante jeune femme ne partageait pas le regard hautain de son époux sur le village ou la région. Ne pouvait donc se résoudre à sanctionner des mêmes saillies vachardes les splendeurs que celles-ci avaient à leur proposer. Gravir la Dune du Pilat, visiter les villages ostréicoles, vélocipéder à travers les forêts de pins, gambader, se pâmer devant les merveilles locales ; le bassin d'Arcachon, le château de Cazeneuve, la côte Atlantique, les stations balnéaires ; du sable, d'infinies étendues granuleuses, blanches à brûler la rétine. L'envie d'espace prenait Hélène aux poumons, qu'essayait d'étouffer la sordide masure. Un mois à ne caresser, en fait de grains, que ceux de la poussière qu'elle s'échinait à chasser de meubles hideux. Un mois de trop. Elle le sentait pousser contre sa cage thoracique, ce besoin d'évasion.

Un mois, et son désir vint à bout des réticences de Jean. Les bords du lac de Monsalut leur tendaient leurs bras d'émeraude, dans lesquels elle décida de tous les précipiter.

Sans surprise, Jean ne manifesta pas un enthousiasme débordant à l'annonce de cette sortie improvisée. Cette réserve se concevait, tout mépris de classe mis à part : il enchaînait les nuits hachurées, imputables à la cohabitation avec un nouveau-né et de coriaces psychoses, ainsi que les jours à alterner entre la consultation des offres d'emplois du journal local et les infructueuses visites à l'Agence pour l'Emploi la plus proche. De quoi alimenter son irritabilité. Ce matin encore, il était revenu du bureau l'air renfrogné, le seul que l'administration ne lui avait point pompé. « Quelque chose pour moi ? » avait-il demandé au conseiller acariâtre posté derrière sa vitre en plexiglass : « Cher monsieur, le monde de l'assurance n'est plus ce qu'il était. Estimez-vous déjà heureux de pouvoir exiger qu'on vous trouve un travail. Si vous croyez votre dossier facile… » Un énième refus pour tout réconfort, émanant d'un énième tâcheron déshumanisé à l'incompétence confondante. Un automate en vitrine.

Le quotidien de Jean se teignait d'une morosité aussi grise que la façade de la maison. Les circonstances étant ce qu'elles étaient, encore qu'il ne parût pas en saisir l'envergure, il y avait fort à parier que cette déception, comme ce sinistre état d'esprit, perdure encore des mois. Lui aussi avait besoin de se changer les idées, voire de carrément se désolidariser de ses pensées.

Jean n'allait pas bien. Du point de vue d'Hélène, Jean n'allait jamais bien. Ne vivait qu'au travers d'un perpétuel abattement, entrecoupé de rares périodes de cynisme ou de sarcasme frivole, qu'il osait tout de même rapprocher de ce sentiment que le commun nomme « joie ». Elle n'était assez dupe pour ne pas y voir de problème : chaque jour son mari sombrait un peu plus, avec lui femme et enfant sombraient aussi. Il était loin, le temps où Jean envisageait l'après comme s'il parlait de châteaux en Espagne. Un temps de songes déraisonnables auxquels l'on ose croire avec la joyeuse insouciance d'adolescents amoureux. Très loin, remplacé aujourd'hui par une lucidité de moribond. « C'est tout noir, là-dedans. » confiait-il à ses heures les plus maussades, quand cette affreuse dyade, celle de la mélancolie et de l'accablement, dominait jusqu'à ses efforts syntaxiques. Il marmottait cet aveu, du bout de son index tapotait sa tempe. Un coup, deux coups. « Tout noir. »

Aussi Hélène caressait-elle l'espoir de soutirer une once de gaieté à la luxure verdoyante. Les cajoleries du soleil de printemps, la majesté des pins parasol, des étals de faux poivriers et de micocouliers, de même que la quiétude des eaux, ces grands lacs qui rêvent, peut-être rasséréneraient pour une journée le trentenaire échaudé. « En tout cas, ça me fera du bien, à moi ! » Décision était prise.

Ils prirent tous trois la direction du parc, là-bas contournèrent les bosquets et dénichèrent un coin de terrain peu escarpé et ombrageux où s'installer. Ils y étalèrent mets, boissons, étoles et cardigans, en retrait sous un immense tamaris dont les branches fleuries constellaient l'azur de pigments céladon et vieux rose. Face à eux, le lac de Monsalut présentait le miroir d'une eau paisible. À sa surface se dédoublait le ciel, étendue uniforme ne se troublant qu'à la chute d'une feuille ou la traversée d'un canard heureux de quitter le carcan du froid. Long et rude, l'hiver 86 avait compté parmi les plus glacials de ces vingt dernières années, à ce que l'on dit. Le printemps, qu'on croyait ne voir jamais arriver, avait été plus que bienvenu.

Portés par l'épuisement, les Polic succombèrent à cet instant d'isolement qui emplit leurs poitrines de chaleur, comme la nourriture s'apprêtait à le faire de leurs estomacs. Asperges du Blayais, terrine de lapin, pain Paillasse, macarons de St Émilion et noisettes du Médoc, le tout arrosé d'un rouge de Bordeaux, un beau millésime 1985. Hélène avait même préparé un biberon de lait maternel fraichement tiré, de sorte à s’épargner une tétée publique. Elle avait tenu à bien faire les choses, qu’elle avait vues en grand (et au Diable son régime !), pour qu'au plaisir des yeux se conjugue celui des papilles. L'entreprise s'était révélée payante. Le repas achevé, l'humeur de Jean s'était éclaircie. Il avait soupesé les aliments dans son ventre, lesquels lui avaient fait l'effet d'être un convive à un banquet de Célestins, après quoi s'était éloigné vers la berge moquettée de gazon.

Accroupi au bord la rive, là où la terre glaise succède aux brins d'herbes pour s'achever sur une saillie instable, il tirait nonchalamment sur sa cigarette, le regard égaré dans l'hétérogénéité des végétaux. Hâve et fermé, son visage ne trahissait plus cet écœurement qu'il avait pour habitude d'arborer tel un heaume écrasant. Il y avait quelque chose de beau, quelque chose de bon dans cette abondance naturelle, une forme de paix que la farandole de couleurs et d'odeurs disséminait aux bustes sur chaque expiration. Il s'en remplit les poumons et sentit l'infinie sérénité, proche d'un optimisme bêtifiant, l'exalter. Derrière lui, au sommet de la petite colline, Hélène et Abel s'émerveillaient devant le vol d'insectes attirés par les arômes pétillants des fleurs et du vin. Les entendre vint parfaire le tableau pastoral auquel il s'intégrait volontiers. Pour une minute, il serait un personnage issu des divagations bucoliques d'un Edouard Manet.

Oui, la journée était des plus agréables. Lui-même en venait à consentir un brin de charme à cette antichambre de l'Enfer qu'était Notre Dame d'Islemortes[1]. Autour de lui, les merles répondaient aux incitations des canards, dans une mélodie animale s'élevant en spirale. Jean suivit de l'oreille les flottements de cette harmonie sonore, jusqu'au ramage gris flanqué de bandes vertes d'une sarcelle. Celle-ci remontait le lac sur la largeur, dont elle creusait à son passage la superficie d'une ligne onduleuse. Les vaguelettes s'étalèrent en de paresseuses diagonales, gagnèrent le pourtour où elles firent frissonner les joncs et lotus épars, aux pétales blancs aussi lisses et sucrés que des ouvrages de pâte d'amande.

Gagné par la mélancolie, Jean retroussa les manches de sa chemise, s'approcha du bord où il s'agenouilla, les talons décollés du sol meuble. Tête de côté au-dessus des eaux ridées par les friselis, il observa son reflet brouillé peiner à se reformer puis mourir à fleur d'eau. Narcisse, Narcisse, montre-moi ta beauté. Renvoie-moi ton innocence. Son reflet était gris et imprécis, pareil à celui qu'il avait contemplé quelques jours plus tôt, dans le miroir de la salle de bain. L'entité aux orbites ardentes ne l'avait donc quitté. Elle était restée en sommeil à l'abri sous sa peau, à le seconder telle son ombre. Le mirage fragmenté de son corps lui provoqua un vertige ; il eut à basculer en arrière pour ne pas achever son avancée empêtré dans la vase au fond des viscères glacés de Monsalut. Reculant d'un pas, il médita, dérouté, sur les formes de son image pervertie. Elle eût pu lui apparaître comme la chose la plus étrange et vile au monde, si chose plus étrange et vile encore n'avait pénétré son champ de vision.

À plusieurs mètres de cette apparition, sur le miroir encore vacillant, se dessina le reflet renversé d'un autre homme. Un homme maigre et pâle, vêtu de noir. Et l'homme sur l'eau lançait la menace de sa matérialité en cercles de plus en plus larges, comme autant d'échos d'un mal absolu.

Si sa peur lui commanda de clore les paupières et d'opter pour un repli ignorant, la perspective de voir ses craintes validées, d'ainsi confirmer quel danger encourait sa famille, se fit plus forte. Relevant la tête, Jean tenta de démasquer la source de cette image. Au centre du lac, un carré de terre n'arborait que des touffes d'herbe surmontées de deux pins, mais pas âme qui vivait. Par ses qualités sensorielles, de l'air exhalait une impression d'atmosphère médiumnique, dotant la réminiscence de caractères quasi fantomatiques. La Nature en avait perdu la voix ; cancanements, nasillements et pépiements n'escortaient plus la respiration de la flore en fête. L'homme noir surgi du Néant semblait l'avoir détroussée de sa joie de vivre, comme si sa maladie avait infecté toute créature dans son rayon. Le Mal dans les veines du monde.

Le cœur battant, Jean avança jusqu'à l'extrême limite de la berge puis couvrit du regard l'horizon, d'un bout du lac à l'autre, attentif au plus subtil mouvement. Pas de tache noire, pas d'anatomie biscornue. Uniquement le ruban aux allures de ciel de printemps ceinturé par les haies de buissons. Trompeuse accalmie : le lépreux ne pouvait s'être volatilisé, il était tapi quelque part. Sous les branchages, derrière un arbre ?

Tapi dans l'ombre, quand sonne minuit, le Baubas te regarde, le Baubas t'entend.

Il sait quand tu es sage, quand tu es méchant.
Un instant dans le placard, ensuite sous ton lit.
Bondit derrière toi sur-le-champ !

Jean opéra un prompt demi-tour vers la butte. À terre, l'ombre du tamaris ne couvrait plus qu'un tapis d'herbes aplanies. D'Hélène, d'Abel ou même de leur collation ne restait pas trace. La vision du gazon frémissant éveilla un frisson sur sa colonne vertébrale. En équilibre sur ses jambes grelottantes, il gravit le raidillon, contrôla la zone par de vives rotations de la tête. Alentour : des sentiers ensoleillés, des arbres imperturbables et toujours le silence. Personne pour leur venir en aide ; les passants pullulaient dans les champs d'angéliques sans lui accorder un regard compatissant. Ils louvoyaient, sinistres et sournois, jamais ne se souciaient de la détresse de ce citadin gesticulant. Tout dans leur regard, dans leur démarche, dans leur gestes et dans leur chair exprimait une haine indescriptible à son encontre.

Il entreprit malgré tout d'interpeler une dame âgée sur un banc. Elle était assise et d'un calme proche de l'inertie. Sans un livre, sans amie ou animal pour meubler l'ennui. Stoïque et ratatinée, comme refermée sur elle-même ; son dos voûté abaissait la tranche de sa capeline jusqu'à son menton, la plume du couvre-chef caressant ses genoux cagneux.

— Madame, s'il vous plaît...

À l'approche de Jean, elle déplia sa colonne vertébrale. Chacune de ses vertèbres crépita comme du vieux bois sur un lit de braises.

— Excusez-moi, Madame, mais auriez-vous vu...

Lorsqu'elle releva sa tête chapeautée, Jean se sentit défaillir. Les yeux de cette femme, quelle horreur, engloutissaient les trois-quarts d'une figure à la géométrie inversée. Aucun nez sous ces globes hideux ; le reste de son visage se fendait d'une oreille à l'autre d'un sourire ouvert sur une frange d'aiguillons translucides.

En proie à une terreur blême, il battit en retraite. Ne sut où poursuivre sa fuite. En tout point du parc, s'imposait à lui ce délire lovecraftien. Les passants partageaient la même monstrueuse figure qui lui donna l'impression de nager en eaux troubles. Acculé au milieu d'un banc de poissons-lanternes. Son environnement prenait l'allure d'un cauchemar débordant d'une tourbière innommable et dont les frontières se repliaient sur son être affamé d'ordinaire. S'il ne retrouvait pas Abel et Hélène pour partir sans se retourner, lui et les siens en seraient fait otages.

La voix étranglée, il tenta de hurler le nom de sa femme ; dans son désespoir, celui de son fils. Imperturbable, la flore avala ses mots qu'elle refusa de restituer. Ils ne sont pas ici, ils sont partis. Non, Baubas les a enlevés. Profitant de sa diversion, de ce petit tour de magie voué à désorienter, il les avait capturés. Terminait ce qu'il n'avait achevé il y a vingt-six ans de cela.
Hélène et Abel ne seraient bientôt plus de ce monde, ils mourraient sous ces mains squelettiques, sous le canon de l'arme, d'une balle dans la tête, avant d'être livrés à ce vicieux bestiaire. Hélène, parodie d’Ophélie, dont l’enveloppe ne se mouverait plus que suivant les bons vouloirs d’une douce houle ; sa robe de mousseline, lourde de l’eau et du sang qu’elle avait bus, l’enfonçant dans la fange du lac taché de bleu, de vert[2]. Et Abel, fragile chérubin, le ventre béant sur un bouquet d’entrailles sacrifiées aux crocs lamproies. Morts et déformés, à jamais partis, à jamais…

Un vagissement fulgurant érafla ses oreilles. Non loin, sur un sentier de terre sablonneuse, une silhouette sombre et longiligne regagnait l'aile ouest du parc. Elle portait à bout de bras la source des cris. Jean les identifia d'instinct. Des pleurs de nourrisson. Il est là ! Pour fébrile qu'il se sentît, il se lança à sa suite aussi vit que ses jambes le lui permettaient. La brise printanière qui jusqu'alors l'avait enveloppé d'un voile de satin lui giflait à présent le visage d'une volée de ronces. À moitié aveuglé par cet air acéré et ses larmes de douleur, il continua sa course effrénée, remontant le chemin dans un nuage de poussière. Les cris se firent plus proches ; pouvait-il entrevoir, par-dessus l'épaule noire, les bords d'un linge d'emmaillotage. Dans un ultime effort, il dépassa l'homme, arracha de ses bras le petit être qu'il plaqua sur son torse. Sourd aux grognements surgissant de toute part, Jean s'enfonça dans un bosquet de faux poivriers. Courut à travers bois.

… « Va te cacher ! » …

Courut, le Diable sur ses talons. Se fondit dans les zones les plus denses de la végétation. À grandes enjambées, il évita les nœuds de racines aussi épaisses que des tuyaux de cuivre. Eut cependant à encaisser les impacts des troncs grenus contre ses épaules et des branches sur son front. Jamais il ne desserra les mains.

À une distance qu'il estima raisonnable du sentier, Jean ralentit sa progression pour se glisser derrière un arbre de bonne largeur, contre lequel il s'adossa, sa forme enrobée par les branchages. L'anarchie de son rythme cardiaque ne faiblissait pas. La panique qui plus tôt l'avait possédé, de même que sa cavalcade, avaient mis ses organes au supplice. Son souffle était celui d'un vieil accordéon, le plus mince filet d'air poignardait ses poumons et une pression insoutenable sur sa poitrine augmentait cette sensation d'asphyxie. Il sentit l'oxygène manquer à ses membres, son cœur demander grâce. À bout, il dut choir à terre, avant que ses jambes ne l'abandonnent définitivement. Ses pupilles s'entachèrent de parasites colorés, flashs rouges et ocres que ses paupières closes ne parvinrent à chasser. Dans ses bras, l'enfant se tortillait et maintenait sa plainte.

…. « Ne fais pas un bruit. » …

Ses yeux fermés, Jean se récita son éternelle litanie : Huit cents enlèvements de mineurs recensés chaque année…

… « Il arrive ! » …

… Soixante-dix pour cent sont le fait d'un parent. Vingt pour cent… non, vingt-deux pour cent d'entre eux conduisent à la mort de l'enfant… À sa mort… Calme-toi, Abel. Je t'en supplie, arrête de crier !

Vois-tu le courage dont tu as fait preuve face au danger ? La sens-tu, cette force qui brûle en toi ? Cet enfant qui hurle contre ton poitrail est à présent en sécurité, car…

Car il y était parvenu, car il avait dépassé ses peurs, car il s'était opposé à son malheur et avait fait front. Le danger, il l'avait devancé. Si le monde se jouait de son sort ainsi qu'un chat le fait d'une souris, cela ne le privait pas du droit de se relever ni de combattre. Aujourd'hui plus que jamais, il se sentait prêt à traquer les monstres de l'ombre et démons du passé dont la soif de sang ne s'était étanchée. Baubas avait capitulé pour cette fois, mais cet au revoir, loin de signifier un adieu, présageait un retour aussi imminent que tonitruant. Tous deux s'étaient quittés bons ennemis dans la certitude de prochaines retrouvailles. Baubas reviendrait et Jean l'attendrait de pied ferme. Droit et fier, il brandirait le poing, dans un cri de damné se jetterait dans la bataille, dût-il y perdre son souffle, sa chair ou ses os.

L'esprit apaisé par des pensées guerrières, il rouvrit les yeux. Les posa sur le bambin, qu'il berçait avec assez de tendresse pour faire perdre de leur vigueur aux gémissements. La stupeur s'empara de lui.

Entre ses mains, Abel avait l'air brûlé. Pareille à une étole ombrée pommelée de reflets cuivre, la peau de son fils était souillée de nuances sombres et chaudes. Teinte obscure déployée aux racines de ses boucles, aussi noires que la plume de corneille ; jusqu'à ses prunelles, jadis peintes d'un somptueux bleu océan, devenues plus ténébreuses que les abysses.

— Abel… Qu'est-ce qu'il t'a fait ?

La sensation d'une main sur son épaule lui coupa la respiration. D'un bond, il se retourna sur le propriétaire de cette main. Hélène. Elle se tenait si près, au-dessus de son dos arqué, portait sur lui des yeux suppliants. Ses lèvres tressaillaient ; elle s'adressait à lui, par un langage que Jean ne réussit à décortiquer. Ce n'était plus qu'une ribambelle de termes flottant dans l'espace, déversé un par un sans logique ni cohérence. Équivoque faconde assaillant l'interlocuteur : « Fais ?… Ton fils !… rête !… Te plait… » Hélène avait agrippé la manche de Jean, tandis que des paires de mains inconnues lui ôtaient des bras son enfant de charbon.

— Non ! Rendez-le moi ! Abel !

Il ne parvint à refaire corps avec le présent, ses sens perturbés. L'amalgame des sons, l'explosion de couleurs, le bouillonnement des odeurs enchevêtrées, la pression lente, continue et douloureuse de cette main contre son bras ; ces éléments se superposaient sans jamais se confondre. Il se sentit pris dans un feu croisé.
Hélène s'accroupit face à lui et le saisit par les épaules. Sa voix était toujours hachée et lointaine, mais par-delà ce flot décousu de paroles son image se précisa. La puissance d'une traînée rouge sur sa poitrine attira l'œil de Jean. Une balafre ? Non, plus vaporeux, plus souple, telle une douce étoffe. Une écharpe… Une écharpe de portage. Sous les pans de la pièce de tissu, apparurent les contours d'un petit crâne d'or et d'ivoire.

— Je ne comprends pas. Il est…

— Il va bien, je te le promets, lui souffla Hélène. Je ne l'ai pas quitté une seule seconde.

Les mots avaient retrouvé leur netteté. Avec eux, ce fut tout l'environnement qui redécouvrit son tempo naturel. Jean prit conscience de la foule, des passants qui autour de lui s'étaient attroupés et le dévisageaient avec autant de crainte que d'incompréhension. Des dizaines d'yeux, fixés sur lui ; des yeux de taille normale, suspendus à des faces humaines anonymes sur lesquelles brûlait le masque de l'hostilité. Plus de monstres, seulement une foule vengeresse aux fourches métaphoriques dont Jean s'était fait l'ennemi. En tête de ce froid cortège, une grande Noire écarquillait des yeux jaunes et agitait le bosquet crépu au sommet de son crâne. Elle beuglait à s'en rompre les cordes vocales : « Mon bébé ! Mon bébé ! » Entre ses doigts gigotait le petit être emmailloté dans son lainage que Jean avait serré contre lui quelques minutes auparavant.

Il se releva, chancela puis, les mains hautes en signe de désœuvrement, fit trois pas en direction de la femme en furie. Tant bien que mal, il s'efforça d'expliquer son geste, encore qu'il ne fût pas certain des fondements de sa méprise, laquelle était, il le concédait, impardonnable. À l'issue d'une discussion animée, et par le soutien ainsi que les maintes prières d'Hélène, l'inconnue consentit à ne pas porter plainte. La foule se dissipa en moins de temps qu'il ne lui en avait fallu pour apparaître, vraisemblablement déçue.

[1] 03:03

Frappés d’aphonie, les hommes considérèrent

Le cœur du logis et fief des bêtes de la terre.

D’une horreur telle que leurs yeux s’y dérobèrent.

Elle foudroie les agents, la venimeuse misère,

Et réclame l’élan de l’âme prête à fuir,

Loin d’une cahute où il ne fait bon s’établir.

[2] Ophélie, personnage de la pièce de William Shakespeare, Hamlet (1598 - 1601). La tournure de phrase employée n’est pas due au hasard ! Acte IV, sc. 7 (La reine) : « Ses vêtements enfin, lourds de ce qu’ils avaient bu, entrainèrent la pauvrette de son doux chant à une mort fangeuse. »

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