IX

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Sale con ! Sale con ! Quel sale con !

Elle avait déserté la demeure précipitamment. Seule, sans manteau, sans chaussures de ville, sans même un regard pour Abel dormant encore. Sans se soucier de la fiole qui n'avait quitté sa main. Plus de bouteille, plus d'enfant, mais un besoin de se débarrasser de cette oppression assise sur sa poitrine.

De quel droit lui avait-il parlé de la sorte ? Ce nihilisme, tout ce défaitisme, ces questionnements ontologiques et cet état de peur proche de la panique. Un comportement qui lui aurait ressemblé, n'eût été la cruauté de ses mots. Sans oublier ce regard…

Sa fuite ne tenait pas qu'à un accès de colère, elle avait craint pour sa sécurité, craint que ce Jean instable ne se fût contenté de lever la voix. Que la folie ne devienne gangrène. Et si ce n'était pas de la folie ? Elle s'arrêta sur ce doute. Sans folie, que pouvait altérer le cerveau du jeune père, au point de tant le changer ? Cet homme, cadre discret mais toujours à l'écoute, que durant les semaines qui avaient suivi ce déjeuner d'entreprise Hélène avait attendu à son bureau, à sa porte, à sa voiture, tête et cœur pleins de lui ; qu'elle s'était par la suite engagée à toujours aimer et par son corps à vénérer, car le voyait bon et attentionné. Elle l'avait choisi, envers et contre tous, contre l'avis de ses prétendants enragés. Contre sa mère, qui l'avait accusée de coucher en dessous de son rang. « Tu fais une mésalliance ! » sentence extraite à la bile de sa vésicule pour la servir à sa fille comme un plat cuisiné sans amour. « Mésalliance », le mot avait autrefois pourtant beaucoup plu à Hélène. Il lui avait paru aussi beau dans sa forme que terrible dans son fond. Brillant et acide, un bonbon au citron. Ce bonbon aujourd'hui lui frottait un aphte.

Elle connaissait la peine de Jean, son histoire et nombreuses peurs. En somme, connaissait tout de lui. Tout ? Pas tout ; le plus important, le croyait-elle. Mais une chose aussi grave n'aurait déjoué sa vigilance. Après tout, Hélène, quoi que sa plastique eût induit, disposait de l'entière lucidité requise pour savoir où devait pencher son cœur. Jamais l'amour n'aurait piétiné sa raison. Du moins le jurait-elle. Ceci dit, n'était-ce pas cela, la définition de l'amour ?
« Regarde-moi ! Regarde-moi ! » Il n'arrêtait pas de le répéter, mais qu'est-ce que j'aurais dû voir ? Maintes fois avait-elle eu à surpasser ses aprioris et contempler Jean à travers les cicatrices qui le zébraient, alors que cette fois… Il est vrai que celui-ci était capable d'une froideur et d'un pessimisme déconcertants, sans verser dans le stoïcisme, mais ces caractères n'avaient jusqu'à présent pas éclipsé la part de tendresse en lui. Une bonté de cœur primordiale. Il tient à nous protéger de Dieu sait quoi, il n'arrête pas de le dire, mais à l'heure actuelle le plus grand danger… 'Fait chier ! Qu'est-ce qui lui prend à la fin ? Ça n'aurait pas dû se passer comme ça ! Qu'est-ce qu'on va faire ? Qu'est-ce que je vais devenir ?

Accaparantes, ses interrogations relayèrent au second plan la brûlure du cuir synthétique du volant sous ses doigts, autant que la route devant ses yeux. La finalité de cette évasion indéfinie, Hélène ignorait où se rendre. La voilà partie, ventre et voiture vides, vers d'autres lieux. « N'importe où », cette destination ferait l'affaire. Elle valait mieux que cette maison, avec ses flacons et plaques de moisissure, maison qui n'était pas la sienne. Qui n'aurait dû être celle de personne. Elle se laissa piloter par les courbures des chemins de terre puis de l'asphalte, avant de battre le pavé du village.

En dépit de l'étendue nuageuse noire plafonnant Notre Dame d'Islemortes, les riverains poursuivaient leurs activités et jouissaient, comme de coutume, de la fin de semaine entre les commerces et bars. On se saluait, on bavardait, on riait, on s'embrassait sous un temps de carbone. Faute de lumière dans les cieux, on la portait aux lèvres. Projetée malgré elle au centre de cette animation, Hélène abandonna son véhicule au parking de la mairie, sous le linteau frappé des armoiries du village : blason d'azur à la grappe de gueules feuillée d'une pièce et surmontée d'un sanglier défendu d'argent chargé d'une épée. Sous la bruine nouvelle, sa peinture perdait de son autorité protectrice.

Elle partit se mêler aux badauds et à la légèreté ambiante. Bien qu'errer entre les venelles réarrangea ses pensées, elle ne la défit pas de son inquiétude : Il refuse de voir un spécialiste ; c'est son droit, et je peux pas le forcer, mais s'il devient dangereux pour les autres, l'internement pourra se faire sans son consentement. Non, la police risquerait de s'en mêler et c'est vraiment la dernière chose dont on a besoin après ce qui s'est passé à Mulhouse. Dans son dos s'élevèrent, roulées par grands flots, les acclamations enjouées des locaux auxquelles elle n'accorda pas une oreille. Le vent se renforçait, il s'engouffra dans les rues ramasser feuilles mortes et pages de journaux alourdies par le crachin qu'il envoya se coller à ses tibias nus. À leur contact glacial, elle ne put s'empêcher de grelotter. Ses divagations internes poursuivaient leur cavalcade.

L'altercation avec Henri Schwerdoffer avait été un avertissement, qu'il paraissait maintenant irresponsable d'avoir écarté. Qui plus est, s'accrocher à Jean malgré cette instabilité ne faisait pas sens, connaissant les ambitions d'Hélène. Lui sans emploi, il n'y avait plus grand-chose à en retirer, sinon de l'affection, laquelle n'entretient pas longtemps une femme de son statut ; lui devant les juges, elle aurait à le soutenir plus qu'à l'ordinaire, si cela était encore humainement possible ; lui en prison, c'était leur vie à tous trois qui serait détruite. Si ce n'était pour Abel (tel n'était pas le cas), lui restaient deux raisons alternatives à sa présence : la honte d'avoir à dépendre de sa harpie de mère, ou l'espoir de voir Jean se relever de cette débâcle. Cette seconde éventualité aujourd'hui s'effilochait misérablement, il n'y eût eu que l'attachement pour encore la convaincre. Mais avec Jean, tout, jusqu'à l'amour, devenait si compliqué. Il débloque complètement, et c'est de pire en pire depuis qu'on est ici. C'est cet endroit, il s'y est passé trop de choses, des choses qui me dépassent et contre lesquelles je ne peux pas lutter. Je ne peux pas… Trop de difficultés pour ses frêles épaules. Lui fallait-il en conclure que Jean faisait partie de ces personnes abîmées qui ne peuvent pas être sauvées car ne veulent pas l'être, celles dont la vie porte la seule couleur du trauma, celles qui, quoi qu'elles disent ou fassent, n'existent qu'en s'enlisant. Hélène ne comptait pas parmi ces malheureux. Hélène souhaitait encore se sauver.

Eh merde ! Merde ! Merde ! Merde ! Merde ! Elle se heurtait à un mur. De ne pouvoir épauler Jean, elle le perdrait tôt ou tard. À ce propos avait-il dit vrai et pointé du doigt une faille effective en elle : elle ne comprenait pas ce qui le tourmentait. Pour autant brulait de le faire, de même qu'elle désirait démêler l'envers de la tapisserie jalonnant les murs de l'Impasse du Pin blanc. Un haut nombre de secrets et d'approximations pourrissait sous ces lés. Elle en pressentait la menace, aussi insistante et palpable que la fiole dans sa poche. Dangereuse, et elle y avait laissé Abel. Avec Jean. Il ne lui fera rien, telle fut sa pensée immédiate. Si son sermon s’était voulu agressif, elle n’avait jamais cru et ne croyait toujours pas qu’il puisse présenter une menace pour leur fils. L’accident de la nuit dernière, sans renier sa gravité, tenait avant tout d’un accident somnambulique ; l’attitude ambivalente de Jean (sa station balancée, ses paupière à demi-closes, son étourdissement non feint) en gageait. Il s’expliquait par conséquent comme l’effet d’une influence, non intérieure, mais extérieure. Fallait-il encore et toujours à Hélène revenir à cette fichue maison.

Lugubre mascotte de ses angoisses, le flacon se rappelait à elle sur chaque enjambée, via des ricochets cadencés contre sa cuisse. Dix minutes de marche, et ce rebond eut raison de sa patience. Hélène se mit en quête d'une poubelle publique. Sondant la rue, son œil s’arrima au néon vert pomme d'une pharmacie, dont le grésillement étalait son ombre en travers de la chaussée. Un atermoiement ; elle médita sur l'enseigne, sur un soupir considéra qu'elle n'avait plus rien à perdre, en fin de compte. Elle passa les portes coulissantes d'un pas mesuré, incertaine de la pertinence de sa présence dans l'officine. Une exclamation contraria ses doutes : « Ne restez pas dans le courant d'air, vous allez attraper la mort ! Venez donc par ici ! » Unique visiteuse à cette heure, la pharmacienne ne pouvait s'adresser qu'à elle. Hélène la rejoignit au comptoir.

Chevelure crêpée tissée d'argent, traits équilibrés et peu marqués, cette femme d'âge mûr recelait une ancienne beauté qui ne s'était perdue, concentrée en un visage au charme assez convaincant pour lui pardonner une taille un tantinet grasse. Le léger embonpoint typique, imputable à une cinquantaine bien tassée. Du reste, se dégageait d'elle, par ses œillades chaleureuses et ses sourires affables, une avenante aura. Elle assura à Hélène qu'une forme de complicité sororale implicite lui était acquise. Ensuite de succinctes mais courtoises salutations, celle-ci soumit le flacon à l'inspection minutieuse de l'apothicaire. Rebondissant sur le zinc comme des osselets, les pilules roulèrent hors du tube sous ses pupilles brillantes :

— Ce produit n'est plus sur le marché depuis des lustres, déclara-t-elle, il suffit de regarder le récipient pour s'en apercevoir. L'étiquette fait mention d'une prescription remontant aux années cinquante, ce qui n'est pas pour me surprendre : j'ai eu, moi-même, à utiliser ce genre de fioles au cours de mes études de médecine. Cela dit, j'avoue n'avoir jamais entendu parler d'un médicament de ce nom. NALIBRITIUM… hmm… Non, ça ne m'évoque rien. Sans doute un remède spécifique et puissant, pas le type de traitement que l'on prescrivait pour de simples maux de tête ou aigreurs d'estomac. Encore que…

Elle chaussa les lunettes retenues à son cou par une chaînette argentée, plissa les yeux aux fins de décoder les inscriptions dont était ceint le récipient.

— Si je parvenais à identifier les molécules qui composent ces cachets… (Elle grogna) L'encre est oblitérée. Voyez-vous, le préfixe « NAL » pourrait renvoyer à un stupéfiant, mais sans plus d'indications chimiques, je bloque.

Sa bouche se faussa sur une moue de déception, partagée par Hélène.

— Si vous avez un instant, reprit-elle avec amabilité, mon époux pourrait peut-être vous renseigner. Sait-on jamais, si ce traitement était plus répandu à l'étranger.

Sur quoi elle pivota en direction de la réserve, en bout d'échoppe, où elle fit porter sa voix : « Atticus ! Viens voir, s'il te plaît ! » Dans un tintement métallique, un petit homme buriné surgit d'une faction d'étagères médicamenteuses. Lorsqu'il vint, clopin-clopant, à leur rencontre, et eut salué Hélène d'un sourire tenant plus de la grimace, il demanda à connaître la raison de sa compagnie. Lui fut désignée la petite fiole, qu'il étudia longuement à son tour.

— Dieu, c'est une vieille drogue, ça ! On ne fait plus des bouteilles comme ça de nos jours.

— Vous savez ce qu'elle est supposée traiter ?

— Pas exactement, jolie jeune fille, je ne suis pas médecin, mais ce que je peux te dire, c'est que des petites pilules de cette couleur j'en ai vu des tas, dans le temps. La seconde Guerre. On en distribuait aux soldats qui avaient la tête folle, ça calmait leurs hurlements pour un bon moment. Très fort, comme produit. Je te déconseille de goûter à ces bonbons, fille, ça ne peut pas te faire de bien.

Une note paternaliste ; cette voix contenait la l'onctuosité d'un sirop, au contraire du miel poisseux de flagorneur intéressé qu'auraient prisé certains commerçants devant si belle cliente. Ce fut cette voix qui poussa Hélène à la confession :

— J'avais l'intention de m'en débarrasser de toute façon. La maison que j'occupe en regorge, et je crains que mon bébé ne finisse par attraper un flacon à mon insu. Le père de mon mari avait dû se bâtir un stock monstrueux dans les années cinquante et en a laissé trainer un peu partout… c'est une vraie plaie.

— Je comprends, fille, 'faut faire attention avec les enfants et les drogues. Tu devrais demander à ton beau-père de venir tout ramasser et de jeter celles qui lui restent avant qu'il s'empoisonne aussi.

— Pour tout vous dire, il est mort depuis longtemps, et les médicaments n'y sont pour rien.

La réponse ayant attisé la curiosité maladive d'Atticus, il interrogea l'étiquette d'un air dubitatif :

— « Pol… » ? Marguerite, qu'est-ce que tu lis là ? J'arrive pas à déchiffrer.

— « Polic », intervint Hélène. Marius Polic.

Se rétracta soudain l'atmosphère amicale. Atticus laissa découvrir un nouveau visage, d'une pâleur cireuse. Dans les détails de ce visage, Hélène distingua une violation de l'hideux secret. Toute l'existence infortunée du personnage, déguisée sous des artifices déchus : le teint de cuir dilué, les rides accentuées, la bouche qui se brouillait d'un rictus intraduisible dès l'abord. Que signifiait-il, ce sourire trahissant à la surface la surprise, et au-dessous, renflouée tel le cadavre d'un noyé, la répulsion ? Elle désirait autant le savoir qu'elle appréhendait de l'entendre.

La réponse se borna en premier lieu à une suite de paroles emmêlées, comme si Atticus avait perdu la maîtrise de sa langue. Ainsi que celle de sa voix. Celle-ci ne recelait plus l'affection d'un père prévenant, c'était celle d'un homme familier du malheur ; un homme effondré qui, en dépit de sa longue expérience, avait de nouveau à contempler les horreurs de ce monde. Lui qui s'imaginait… avait-il donc été naïf à ce point ? Seulement optimiste. Imaginait les avoir rendues à un sombre passé des décennies auparavant. Pauvre vieux fou, le temps ne guérit rien.

L'épouvante tirée du gosier de l'Américain et résonnée à travers ses cordes vocales s'implanta dans le ventre d'Hélène. Elle la sentit pénétrer ses viscères lorsqu'il articula ces cinq mots : « Tu as bien dit Polic ? »

Au-dehors, les nuages d'orage achevaient l'ascension des collines abruptes, sur les sommets desquelles ils vinrent s'éventrer. Dans le vallon tranquille, tonnèrent leurs rugissements.

*

Combien de temps avait-il pu s'écouler ? Combien de minutes ? Non, combien d'heures ? Des heures assassines, évaporées ; heures passées les genoux pliés, les mains contre les genoux, la tête entre les mains et un abime dans la tête. Le grondement du tonnerre le délivra de ce vide abscons. Au dehors, le paysage était d'encre, les cumulus formaient une épaisse cape noire dans les replis de laquelle brillaient par à-coup des éclats de grenat d'une foudre déchaînée. L'Apocalypse sur le seuil, elle sonnait ses trompettes et brandissait ses épées.
Par cette clameur, Jean rétablit la connexion avec le monde renversé. L'aube avait cédé devant un crépuscule sans relief ni couleur. Plus de lumière naturelle, l'intérieur de la maison dépourvu de vie, plus creux et sec que les pièces de bois du fauteuil à bascule. Le grincement de celui-ci, petite musique d'antan aux odeurs de résine, désira accompagner la mélopée infernale, sans besoin d'un corps pour s'y balancer.

Jean arpenta la demeure. Contourna le canapé. Fit traîner son index sur le plateau d'un buffet. Il passa à la cuisine, s'immobilisa devant la table en formica. Ici opta pour un demi-tour. Pas fou… Gagna finalement le couloir, son ombre nourrissant les ténèbres au plancher. Il avançait. Non, pas fou. Sans un bruit ni émotion ni raison, pareil à un somnambule guidé par les sirènes de Morphée. Son esprit n'était plus que fumée, au cœur de laquelle ondulaient les pensées erratiques. Hélène… Jean vaguait, égaré dans une zone blanche entre lui et lui-même. Elle reviendra… pas d'hôpital… Reste sage… Vaguait, puis dérivait… les flacons de parfum, tu devais lui faire goûter… ta sécurité et la leur avant tout… pas malade… Pars !… toujours ici, à t'observer, comme derrière le lit… Va te cacher !… ce nigaud pensait m'impressionner ; qu'il boive le parfum… la sale bête, sale petit roquet… non, non pas fou… dérivait vers d'autres lieux. Dans l'eau du lac… pendu aux arbres, du verre dans la gueule… avale le parfum… Pas fou ! Baubas… Il arrive ! ARRÊTE ! Baubas, tu l'entends, tu le vois… PAS FOU ! PAS FOU !

Au couloir, contre les fenêtres battaient les branches crochues des arbustes poussées par le souffle de la tempête. Ses sifflements rauques semblaient imiter l'appel impérieux d'un schofar israélien. Par l'une des entailles des carreaux, ce vent chargé d'eau infiltra le corridor ; il se coupla à l'humidité des murs dont il gela la chair bétonnée. Attiré par la source glacée, Jean approcha de la fenêtre et riva ses yeux au chaos. Les ombres instables des gouttes de pluie sur le verre peignèrent ses joues de sombres larmes. De l'autre côté, la végétation se teintait des couleurs de la désolation. La couverture nuageuse qui venait, s'écrasant sur Grézac et Notre Dame, donnait l'impression d'aspirer le suc de tout être vivant à sa portée. S'en nourrissait, vorace, alors croissait de plus belle.

Aux fenêtres s'accélérèrent les coups des griffes arthritiques, orchestre de cris capables de déchirer l'espace tel un mouchoir de papier. Un filet de sang roula des oreilles de Jean à sa nuque, mais il refusa de se détacher de la vision aussi horrifique qu'enchanteresse que l'ouverture sur l'extérieur lui présentait : ce sourire jaune que le monde exhibait. Il regardait et jubilait. Si tel était le destin de Notre Dame, alors Notre Dame périrait. Cela ne l'émotionnait pas le moins du monde. Les villageois, ces arriérés, les bâtiments, les champs ; tous, de leurs chaumes de briques à leurs vignobles rouges du sang de la terre connaitraient la perte, les flammes et la fureur. L'Islemortes jamais n'eût aussi bien porté son nom sacrilège : cet îlot, dont les sages ne voulaient plus s'éteindrait pour de bon.

Le spectacle apparut à Jean comme un point d'orgue parfaitement satisfaisant à son propre épilogue. La fin approchait, car voici que se profilait, au cœur du cyclone, la silhouette de celui qu'il s'impatientait de voir arriver. Se profilait et offrait une nouvelle fois à la maison sa face rognée de demi-mort. Droit sous les bourrasques et les ondées, Baubas attendait pour une ultime confrontation sur son terrain : sous l'œil de Dieu. Jean savait que tout allait se conclure ici, que l'un des deux tomberait. Mais si le lépreux s'armait des forces du Tartare, sa proie n'allait pas combattre les mains vides.

Il se précipita dans la chambre de son grand-père, transformée en débarras. Orienté par l'éclairage d'une ampoule au plafond, il s'agenouilla près du lit médical et tâtonna au fond d'un monceau d'objets condamnés aux encombrants. Sous ses doigts, se firent sentir les tiges glacées et granuleuses des canons. Jean extirpa le vieux fusil du tas d'ordures. Il le dressa sous de la source de lumière, comme pour mieux admirer son profil aiguisé. Actionna la clef de bascule. Au creux du double baril : deux cartouches de calibre douze, de la circonférence d'un doigt, chargées de poudre et de balles. Crosse en ronce de noyer, solide et stable contre l'épaule, mire non faussée, queue de détente souple sous la phalange, bretelle en cuir de buffle odorante et résistante ; le fusil était prêt à l'emploi. Du reste, il avait été débouché, nettoyé et graissé deux jours auparavant. Par qui, par quoi ou pourquoi, Jean n'aurait été à même de l'assurer. Il le savait, voilà tout.

De retour au couloir, il prit le chemin du salon, mais trouva sa course arrêtée. Depuis la chambre des maîtres retentirent des cris. Abel s'était réveillé, probablement incommodé par les vocalises du vent dans les canalisations ou les claques de l'averse contre les vitres. Si tout ça n'était qu'un traquenard ? Une fois dehors, dans la tempête, nous ne pourrons faire marche arrière, alors Baubas aura le champ libre, il en profitera pour s'introduire et s'attaquer à Abel. Ce serait ça, son objectif ? s'en prendre à lui, déjouer le plan de Dieu… Un risque plausible.
Le fusil en bandoulière sur son épaule, il alla retrouver son fils qu'il langea dans un duvet et cala à la saignée de son coude, la tête sous son aisselle. Jean pria pour qu'il ne le déstabilise pas lorsque viendrait le moment de mettre en joue la cible. Il n'aurait droit qu'à un tir, précis et fatal. Jamais le lépreux n'accorderait sa chance à la seconde cartouche.

Tous deux s'enfoncèrent dans le tunnel forestier battus par les bourrasques. Derrière eux la maisonnée maudite reculait tel un souvenir refoulé.

La pluie les fouettait au visage, renforçant les vagissements d'Abel que le lange ne préservait totalement ni de l'eau ni du froid. La traversée fut rude ; le rideau aqueux brouillait les alentours déjà obscurcis par l'orage. Jean eut à batailler dur dans son avancée pour ne pas déraper sur les tapis de lichen et sombrer dans le lit de la rivière en crue. Le fusil pesait sur son dos, de même qu'Abel à son bras, l'obligeant à garder tête et épaules baissées. Il lui fallut poursuivre sans repère, à moitié aveuglé par les mèches de cheveux s'égouttant dans sa cornée. Sur la terre mouillée, les traces du lépreux ne se distinguaient pas. Nulle part et partout à la fois, éparpillé dans la pluie, il étreignait la forêt de ses bras décharnés ; sous la lueur de son œil mort, suivait les déplacement des malheureux à sa merci.

Fourbu, Jean fit halte près du cours d'eau, zone dégagée élargissant son champ de vision à près de 200° tout en protégeant ses arrières. Une topographie qu'il saurait exploiter, dans l'éventualité d'une progression ennemie. Par trois fois il vérifia les environs : personne à l'horizon. Il en profita pour réajuster le linge autour d'Abel, dont il couvrit le visage. Les pleurs ne tardèrent pas à se tasser, jusqu'à être enterrés sous les applaudissements du tonnerre. C'était toujours cela de gagné. Recouvrant un peu de maîtrise de soi, Jean tendit ses jambes qu'il enfonça dans la glaise. L'arme coulissa le long de son épaule. D'une main, il en agrippa la crosse qu'il positionna sur sa clavicule. Et doigt sur le chien, il attendit que le bourreau ne vienne le cueillir.

Deux minutes passèrent, qui en devinrent cinq, et l'homme toujours guettait, debout, au bord des eaux bouillonnantes, l'œil sur la bande de visée. Canon tendu et prêt à tirer. Dix minutes ; un craquement au loin, puis une succession de bruits contre le sol. Enfin, Baubas approchait, longeant l'Infidèle. Ses pas suivaient une allure rapide. C'est cela, accours donc ! Jean ne se laisserait pas surprendre.

Il se tourna face à l'attaquant, dont les intempéries voilaient la forme. Encore trop loin. À pareille distance et dans ces conditions, il était impossible que l'un ou l'autre touchât sa cible du premier coup.

— Viens, allez ! Ramène-toi, maintenant !

Le monstre devait approcher. L'acte qui signerait la première et dernière imprudence du combat lui échoyait de plein droit ; Jean n'avait aucune intention de modifier sa position. Ses contours se précisèrent petit à petit sous les cascades gelées. Autour de lui, elles formaient un dôme étincelant.

En peu de temps se réduisit la distance entre les adversaires, si bien que Jean s'étonna de la vitesse de progression de la créature maladive, ainsi que de sa taille, plus petite qu'il ne se l'était figuré. Mais peu importait. Sur un froncement de sourcils, il stabilisa son doigt sur la queue de détente, paré à actionner la gâchette et faire feu dans une décisive poignée de secondes.

L'ennemi n'était plus qu'à trois mètres. Contre le torse de Jean, Abel avait cessé de gigoter. Bien, toute sa concentration pouvait se porter sur son viseur.

Trois mètres de distance ; il expira entre ses dents.

Deux mètres ; la pression de son doigt se fit plus forte.

Un mètre ; le coup doit partir.

Un éclair fourchu transperça les ténèbres, et pour un bref instant illumina les bois et leurs visiteurs. Dans cette lumière blanche, apparut Hélène.

Elle se tenait devant père et fils, les bras au-dessus de la tête, mains dressées vers le ciel.

— Qu'est-ce que tu fiches ici ? lui aboya Jean, décontenancé. C'est trop dangereux, va-t'en immédiatement !

Le coup avait été retenu, de peu. Sans l'intervention salutaire de cet éclair, il aurait tiré sans sommation en plein dans la poitrine de sa femme. Ainsi gâché de précieuses cartouches.

Hélène conserva les bras en l'air.

— Rentre à la maison Jean ! l'implora-t-elle, tentant de se faire comprendre malgré la tempête. Il faut te mettre à l'abri !

Bien que désormais en mesure de discerner l'entière physionomie de son épouse, Jean n'aurait pu dire si son visage ruisselant était enveloppé de l'averse qui l'inondaient ou de larmes encore vives. Il ne réussit pas à s'en émouvoir, le danger n'était pas écarté. Son arme resta en joue.

— Je t'ai dit de déguerpir, tu entends ? Baubas traîne dans ce bois, il était devant la maison ! Je suis venu l'abattre, alors fiche-le-camp !

Contrainte à hurler pour ne pas perdre sa voix, Hélène prononça les mots auxquels Jean ne se serait jamais attendu :

— Il n'y a personne ! Écoute-moi, il n'y a pas d'assassin, il n'y a jamais eu de lépreux !

… Quoi ?

Un temps mort.

Comment ça « pas d'assassin » ?

Si sa posture ne varia pas, pas plus que celle du fusil, il exigea une explication.

— Ce n'est pas lui qui a tué tes parents ! Ce monstre que tu as cru voir ce soir-là, il n'a même jamais existé !

Elle délire ! Ne l'écOute pas, elle cherche à te déstabiliser afin de te faire lâcher ton arme !

— Qu'est-ce que tu racontes ? Ce que tu dis ne rime à rien ! Je l'ai vu, comme je le vois depuis des jours ! Comme je te vois maintenant !

Il eut une hésitation ; ses pensées devenaient confuses et sa vision incertaine.

— Si ce n'était pas lui, poursuivit-il, qui est responsable alors ? Hein ? Dis-moi ! qui les a tués ?

Hélène s'avança de deux pas. Elle reprit la parole, décochant par à-coup d'inquiètes œillades au canon :

— Atticus m'a tout raconté. Je lui ai montré les fioles, tu sais ? (En un geste prudent, elle sortit la bouteille de sa poche) C'est un puissant neuroleptique dont on se servait pour soigner les combattants traumatisés par la guerre. Ton père avait dû se fournir auprès des hôpitaux de la région.

Le flacon chancela entre ses doigts quand elle eut à achever sa déclaration :

— Atticus et tous les autres habitants du village savaient qu'il n'allait pas bien. Il était constamment angoissé, il était persuadé que des gens lui voulaient du mal et que sa vie était menacée.

La méfiance de Jean connut un rebond :

— Évidemment, les membres du SCPF s'en prenaient à lui, ils étaient sans arrêt sur son dos ! Tous avaient des choses à cacher, des choses terribles dont tu n'as pas idée ! Pap' l'avait découvert et il savait qu'on voulait le faire tomber, c'est pourquoi on a envoyé ce tueur en finir avec lui et sa famille !

— Le SCPF n'avait rien à voir avec ça ! Je t'en supplie, tu dois m'écouter : ton père était très malade, il a passé des années à avaler des pilules hautement addictives et hallucinogènes. Il ne savait plus ce qu'il faisait ni ce qui se passait autour de lui. Il ne se contrôlait plus ! Oh, Jean, ta pauvre maman… (Elle se mordit la lèvre, s'emplit ensuite les poumons d'une froide bouffée d'oxygène) Tout Notre Dame avait compris et s'inquiétait pour lui comme pour le reste de sa famille. Et chaque Islemortois encore en vie aujourd'hui regrette de ne pas avoir réagi plus tôt pour vous sauver, toi et ta mère.

Un silence s'installa, comblé par la tempête. Sur leurs épaules cinglait une pluie écrasante. Si violente, Jean s'en serait écroulé, s'il l'eut au moins sentie. Son esprit ne parvenait plus à déceler ni la furie des éléments ni le sens des paroles qui lui volaient aux oreilles. De son univers sensible il n'était plus trace. Tout se distordait puis s'effritait, comme si, alentours, se craquelait la réalité. Anéantie par l'intervention de cette femme. Cet être infâme. Elle en disait trop, et trop mal pour porter en bouche la vérité.

Jean la dévisagea, écorcha mentalement sa figure, brisa ses os, pour extraire à sa chair un indice sur ses véritables intentions et connaissances. Cela ne pouvait pas… Ça ne doit pas être vrai !

La carabine dévia de sa trajectoire, sa mire tombant au sol.

— Tu mens ! rugit-il enfin.

Un pathétique Stratagème, ce n'est qu'un strAtagème.

— Ça n'a aucun sens ! Aucun !

— Pourquoi crois-tu que l'enquête a été bouclée si vite et qu'on n'a jamais arrêté les membres de l'association ? Pourquoi ta tante refusait d'en parler ? Parce que c'est ainsi que ça s'est passé et parce qu'ils ont découvert l'horrible vérité. Cette vérité, tu la connais aussi ! Quand les policiers t'ont retrouvé dans cette horloge, tes chaussons étaient rouges de sang. Tu comprends ? Ils étaient rouges, car tu as assisté à toute la scène avant d'aller te cacher. Tu l'as vu, tu y étais ! Ça t'a tellement bouleversé que tu as tout mélangé, supprimé des parties de ta mémoire, puis tu as trouvé refuge derrière le mythe du monstre de ton enfance et les délires paranoïaques de ton père. Tu t'es enfermé dans le mensonge pour te protéger, ce mensonge est devenu ton asile !

Un tourbillon de paroles lui secouait le crâne ; se mélangèrent ses certitudes, ses voix et tant d'autres issues d'un passé que la terreur en lui travaillait et remuait d'un doigt crochu.

« Il arrive ! » … « Va te cacher » … « Il arrive ! »

Mais qui ?

— Je sais que c'est monstrueux, mais il faut que tu te souviennes, pour ton bien ! Souviens-toi, Jean !

Me souvenir de quoi, Bon Dieu ?

Ne la laisse pas t'abuser ! Nous savons ce qu'il en est ! Baubas était là !

— Arrête ! Ne dis pas des choses pareilles ! C'est faux ! Faux !

— Toi aussi tu es malade, depuis longtemps. Depuis ce jour-là, tu n'as plus été capable de te raccrocher à la réalité. C'est pour ça que tu vois des choses, que tu entends des choses et que tu souffres d'absences régulières. Mais il n'est pas trop tard, on peut encore tout arranger ! On peut te soigner !

— Non, tout est faux… Ça ne peut être qu'un mensonge…

Des mensonges ! Salir la mémoire des morts sous couvert d'une prétendue pathologie atavique… Elle ne veut que TE faire interner, se débarrasser de toi et fuir au loin avec son rejetOn. Cette garce est de mèche avec cet escroc estropié, probablement avec tout ce patelin de dégénérés ! Ils conspIrent contre nous, ourdissent notre perte et jubilent à la perspective de nous voir chuter ! Reste fort, sois le sort qui vient les frapper ! FrAppe !

F R A PP E !!

Montre-lui la pEur !

LAISSE-MOI LUI PARLER !

Jean releva le canon, son guidon sur Hélène. Il pressa à nouveau son doigt contre la détente.

— Ne bouge plus.

Sa voix, posée et traversant à peine le vent et les gouttes ; quelle était-elle ? C'était là un homme différent qui s'adressait à Hélène :

— Tes calomnies n'ont aucun pouvoir sur moi, aussi je te prierai de cesser tes divagations et de quitter les lieux avant que l'une de mes balles ne perfore ce minois que tu as si joli. Dans ma grande magnanimité, mon Hélène, je t'accorde une chance de sauver ta peau, mais ce répit sera de courte durée.

— Je suis là pour t'aider. Tu as besoin de reconnaître les faits pour affronter le passé. Pour t'en sortir, pour que nous puissions vivre ensemble, tous les trois, comme une famille normale. Tu as besoin de moi et d'Abel, tu as besoin d'aller mieux…

Elle arrêta sa phrase. Accaparée par la menace de l'arme, elle n'avait jusqu'alors remarqué ce que Jean tenait à son bras.

— Jean, qu'est-ce que tu as ? Qu'est-ce que c'est… ?

Sur la boule de chiffon tombèrent ses iris perlés. Ses lèvres se froissèrent d'une douloureuse grimace.

— Tu l'as pris avec toi ? Il n'était pas à la maison, il est ici…

— Ne t'en alarme pas, il est au chaud et dort comme un bienheureux. Entends le calme qui s'offre à lui, pauvre innocent.

Oubliant le fusil, Hélène tendit les paumes et reprit son avancée.

— Ce n'est pas normal, il ne devrait pas dormir.

— Recule ou je tire !

Un pas après l'autre, elle rogna la distance la détachant de son enfant, hypnotisée par la couverture inerte d'où ne s'élevait pas le moindre son.

— Donne-le-moi, Jean, s'il te plaît… donne... Donne-moi mon fils.

Ce fut Jean qui s'écarta. D'un mouvement preste, il abaissa son arme et tira sur le pan de duvet recouvrant le visage d'Abel.

— Regarde ! hurla-t-il. Tu vois, il n'a rien ! Il est seulement endormi !

Elle freina. Le souffle coupé, darda son regard sur la petite tête ballotée contre le bras. À sa bouche porta ses mains.

Il n'y eut ni cri ni sanglot, mais un râle discordant, de ceux emplis de si atroces vibrations, celles des pires souffrances humaines.

Une inspiration fluette, filet d'air trié entre les gouttes. Et Hélène manqua s'étrangler, arrachant cette lamentation à son thorax :

— Qu'est-ce que tu as fait à mon bébé ?

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