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Qu'est-ce que tu as fait à mon… ? … Qu'est-ce que tu as fait ? … Qu'est-ce que tu as fait ?

… Un hiver de 1960. Dans la demeure de la famille Polic, l'horloge de l'arrière-grand-mère avait sonné ses dix coups, mais la terreur ambiante ne s'essoufflait pas. La maison brûlait sous les lueurs jaunes de ses plafonniers. Et elle rugissait ; la maison rugissait au rythme d'un trente-trois tours la désolation du foyer, que même l'anniversaire du fils de famille ne faisait oublier.

Je me rappelle l'enchevêtrement des notes de musiques. Un terrible vacarme. Terrible bordel. Chaque accord jeté l'un à la suite de l'autre n'avait d'autre but que de masquer les vociférations de mon père, bouclé dans sa chambre avec Mam'.

Je me rappelle le grincement du rocking-chair sur lequel Grap' trépignait, trop âgé et trop malade pour comprendre ce qui se tramait. Trop sénile pour voir le mal qui bouffait son fils. Dans l'esprit brisé du vieux Lituanien, la maison était emplie de musique et de cris de joie. Marius était alors le plus heureux des hommes, car lui criait le plus fort.

Je me rappelle Marius. Pap', revenu de son service plus tard qu'à son habitude. Éreinté et énervé. Pap' était comme ça. Il a posé un regard noir sur le salon et ses décorations, sommaires mais lumineuses. D'un ton âpre, il a demandé à Mam' une explication sur la présence de ces ornements. « Grotesques », a-t-il ajouté. Elle a tordu ses doigts, ensuite murmuré « C'est l'anniversaire du petit » de sa voix tremblotante. Les chiens blessés glapissent comme ça.
Pap' n'a rien répondu, mais s'est approché d'elle. Il portait ce drôle d'air, un sourire convulsif, auquel Mam' n'a pas pu s'associer. Elle avait trop peur. Il l'a alors saisie par le poignet puis tirée. Fort ; le poignet était tout rouge. L'a tirée et l'a emportée jusqu'à leur chambre, dont il a claqué la porte derrière son dos.

Porte ou pas, sa colère a retenti. Je la percevais sans réussir, dans un premier temps, à en comprendre le propos exact. Derrière ces abois grondant entre les cloisons murales, des mots se sont révélés. Pap' disait… il beuglait quelque chose à propos de trahison. « Du calme, la paix ! Je ne le mérite donc pas ? » Des mois passés à enquêter sur les malversations de l'association, à vivre dans l'angoisse que les grands noms du SCPF ne s'en prennent à nous. « Ils se doutent de quelque chose ! Ils vont venir ! »

Il le savait, les cancrelats le lui avaient dit ; entre parasites, ils se comprenaient.

« Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour vous protéger, tout ! » La sécurité, voilà ce que poursuivait Marius Polic comme un rêve virant au cauchemar. « Et toi, tu ne trouves rien de mieux que d'illuminer la maison comme une devanture de cabaret ? Mais à quoi tu pensais ? Qu'est-ce que tu as fait ? »

Ce soir, j'ai six ans, et mes yeux passent du sol aux murs. Cherchent un point sur lequel se concentrer. Oublier la peur qui me tord les boyaux. Pour quelle raison, je l'ignore ; le fait d'entendre Pap' s'égosiller et Mam' pleurer suffit à l'ancrer dans mon ventre. Des cris, des cris, toujours des cris ; et ils font trembler mes membres comme des figures de cristal. À quatre pattes sur le plancher, je cours me blottir dans un coin froid, sous les toiles d'araignées. La maison entière est glacée ; le manteau de neige, pareil à un linceul, l'enveloppe jusqu'à son toit.

Dans la chambre parentale, les exclamations se sont amplifiées. Avec elles, des bruits lourds, parfois caverneux, parfois mats. Sans les identifier avec précision, je les envisageais comme des coups portés contre différentes cibles ; l'écho lunatique d'une main, au plus juste d'un poing lancé sur un mur, sur un meuble ou peut-être… Seigneur, mais cette chambre effroyable était si éloignée du salon. Les strates de plâtre et de bois auraient dû étouffer les bruits. Leur résonnance insupportable concurrençait pourtant la rengaine de Grap', de même que celle du disque. Et ce fracas a percuté mes oreilles. Une onde dévastatrice, obscure, pareille à un cancer.

Puis la porte s'est ouverte. De ma place miteuse, blotti dans l'angle du salon, je n'ai pu qu'entendre le couinement de ses vieux gonds. N'ai pas vu qui de Pap' ou de Mam' était sorti le premier. En mon for intérieur, j'implorais mon Dieu que ce ne soit pas mon père.
Le couinement a fait place aux craquements du plancher. Des pas, une allure légère, puis un bruissement. De petites chaussures sous un vêtement long et ample. C'est Mam' ! C'est bien Mam' ! Rassuré, j'ai levé la tête et plissé les yeux, guettant son arrivée. Est apparue derrière la tapisserie une silhouette pâle et courbée, une vague masse drapée de tissu clair se trainant au ras des planches. Elle titubait, dans son périple égrenait un chapelet de geignements. Le mur comme point d'appui, elle s'est redressée. M'a montré son visage. Tant de chagrin sur la figure tuméfiée de ma mère. À sa robe fleurissaient plusieurs taches d'un rouge furieux. C'était le rouge des amaryllis, ses plantes préférées. Un même rouge maculait le bord de son nez, et faisait ressembler les trous des narines aux cœurs de ces fleurs.

Du haut de mes six années une heure vingt de vie, jamais n'avais-je posé mon regard sur chose aussi triste.

Saisi d'horreur, j'ai abandonné mon refuge. Couru me réfugier entre ses jambes. La tête dans les larges jupons, j'ai enfoui mes pleurs. Les mots ont jailli de ma bouche sans ordre ni logique : « Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu me fais peur ! Mam', j'ai peur ! » Sa main dans mes cheveux, elle a tenté un sourire. « Ton Papa ne se sent pas très bien. » Le discours habituel. Peu importe le nombre de fois qu'elle avait pu me le sortir ; pour la première fois de mon existence, j'ai compris qu'elle ne pouvait plus me protéger. Qu'elle-même ne savait comment se sauver de l'être monstrueux s'apprêtant à franchir le seuil.

Je l'ai compris, et il est déjà trop tard. Grap' poursuit ses élucubrations, le regard perdu dans une meilleure vie ; Mam' se concentre sur le serpentement du filet de sang reliant son nez à sa bouche. L'ecchymose à son œil se déploie et force peu à peu sa vision à s'égarer dans une autre dimension. Au creux de sa main, il y a le trousseau de clefs, celles de toutes les pièces de la maison. Et dans la chambre parentale, Pap' frappe contre la porte.

Il frappe, et ces sons accablants se sont substitués à la mélodie du tourne-disque, dont le diamant ne frottait plus. Deux coups, la porte a tremblé. Trois coups, les charnières se sont mises à grincer. Quatre coups, le chambranle a craqué.

« Il arrive. »

Cinq coups, le pêne a jailli hors de la gâche usée.

Je gardais mon visage sous le vêtement. À mon oreille, Mam' a soufflé ses mots terribles : « Ne fais pas un bruit. Ne l'énerve surtout pas. » Sa main a glissé sur mon crâne pour se presser contre ma nuque, maintenant ma tête enfoncée dans le jupon. L'obscurité a envahi mes yeux, mais je demeurais attentif au moindre bruit. Les coups avaient cessé, pour quelques minutes seuls les piaillements de Grap' animaient encore la maison.

Puis un grincement s'est émis, plus aigu que le bois du fauteuil à bascule ; le petit cri de la porte de la chambre qui, à bout de souffle, a fini par s'ouvrir. Les clac, cloc, clac. La vibration de semelles à talonnettes. Des bottines de cuir, celles que Pap' portait en service. À chaque enjambée, mon corps tressautait.

Je froissais la robe de ma mère. « Il est là, reste sage ». Si douce qu'était sa voix, j'ai décelé la morsure de la peur au fond de la gorge.

Le claquement s'est fait plus puissant. Tout proche. J'ai retenu mon souffle, et remarqué que Mam' en faisait de même. Les pas ont alors semblé ralentir, se sont effacés partiellement, comme s'il nous avait contournés. Il s'éloignait. Je savais que ça n'augurait pas notre victoire, nous n'étions pas hors de danger. Le danger, il rôde, il plane encore au-dessus de nos têtes. Il s'apprête à tomber, à nous frapper. Il arrive. Il frappe.

Soudain les exclamations : la voix chevrotante de Grap' qui s'est hissée, avec cet éternel entrain délirant. Ses hurlements cognaient le plafond : « Baubas ! Baubas ! Baubas ! » Avec eux, s'est intensifié le chaos du fauteuil à bascule.

Un premier coup de feu.

Et là plus rien. On n'entendait plus ni rocking-chair ni divagations.

Au milieu de cet abominable silence, mes sanglots sont devenus irrépressibles. Mam' m'a attrapé aux épaules : « Arrête de pleurer ! Pars ! Va vite te cacher, dépêche-toi ! » Brutalement dégagée de mon étreinte, elle s'est ruée sur Pap'.

Elle a raison, je devais me cacher, me rendre invisible. Disparaître. Mais mes jambes… mes jambes ne me répondent plus. Elles sont lourdes, deux barres de plomb que je ne peux pas soulever. En un instant, c'est tout mon corps qui refuse d'obtempérer, mes mains, ma bouche ; mes yeux, contraints à rester ouverts. Sous mes yeux : du sang. Partout. Du sang sur les murs, sur les lattes, les carreaux de la fenêtre, le tourne-disque. Des projections sur chaque fleur du papier-peint, sur chaque écharde à la surface du bois ; taches funèbres dont le cou et le torse de Grap' sont maintenant couverts. Son visage, lui, n'est plus qu'un trou gigantesque et fumant au centre d'une tête renversée.

Pap', souillé par les éclaboussures, se tenait à côté de son père, mais ne lui prêtait plus attention. Aux prises avec Mam', il ne quittait pas le fusil du regard. Je ne lui avais jamais connu une telle expression : dévorée par la fureur, la démence. Le canon entre les doigts, Mam' le suppliait. « Ne le touche pas ! » Les veines palpitantes de ses mains dessinaient des serpents bleus en travers de ses métacarpes. Contre le métal, ses phalanges pressées blanchissaient. Déterminée, insistante ; malgré cela le fusil a quitté ses mains. Au fond de sa bouche, la mire s'est enfoncée.

Mam' crie encore. Non… cette fois ce n'est pas vraiment un cri ; un cri n'aurait pas trouvé sa bouche. En fait, elle geint. Une lamentation s'élève puis secoue sa poitrine, remonte sa gorge où elle se déroule, s'installe. Elle a le désespoir d'une plainte animale, la même déchirante profondeur. La même fatalité, je le ressens.

« Pap' ! Pap' ! Arrête ! » Sous le tintement des dents contre l'acier et les gargouillements, Pap' ne m'a pas entendu. « Ne fais pas ça ! » Ses pupilles n'ont pas dévié une seconde de leur objectif.

La plainte roule au sol, on ne la perçoit presque plus.

Retentit la deuxième détonation.

Projeté en arrière. Le corps s'est écrasé contre le mur, étalé les bras en croix, avant de s'en détacher morceau par morceau et de s'écrouler comme une poupée de chiffon. Le crâne avait éclaté dans un bruit humide, teintant de rouge les dernières fibres immaculées du vêtement. Face contre terre, Mam' me présentait le dos de sa robe où se tortillaient les derniers rubans couleur miel arrachés à sa chevelure. Mèche après mèche, ceux-ci se paraient des tons rosés de l'hémoglobine. Tout ce sang, salivé par la bouillie à la base de sa nuque. J'observais, pétrifié, ma mère sans tête gésir dans sa mare écarlate, et la voyant ainsi j'ai senti que ma fin approchait, que la joie, l'espoir et la vie avaient définitivement abandonné notre foyer. Tout comme notre Dieu.

Pap' s'est immobilisé entre les restes de sa femme et moi, a tapoté contre sa jambe la ligne dégoulinante du fusil. Cette arme, il s'en exhalait des relents de poudre et de salive, mélangés à l'arôme cuivré du sang. Devant mes yeux, le canon a tressailli, s'est d'abord élevé puis abaissé sans jamais se positionner. Mon père chancelait. J'ignore ce qui l'a retenu, toujours est-il qu'une expression, que j'identifiais comme de la douleur, s'est opposée à la haine de son regard.

Dans un râle, il a pressé sa paume contre son œil, enfoncé ses ongles dans les plis de son front. Le râle s'est aggravé, il s'est transformé en un grognement dont la profondeur m'a fait frissonner. Pap' a retiré la main de son visage. De minuscules plaies rougeâtres parsemaient son arcade, mais la rage qui l'avait jusqu'ici possédé paraissait s'être dissipée. Ne restaient que les marques d'un tourment trop noir et trop terrible à endosser pour un homme.

Sur une bascule de la culasse, deux cartouches fumeuses ont été éjectées de leur chambre, immédiatement remplacées par une unique douille. Le canon a tranché l'air, décrit un arc au-dessus ma tête, sans hiatus, sans trembler. Tenu à bout de bras, son guidon s'est logé sous le menton de son dirigeant.

Les dernières paroles de Pap' : une succession de termes lituaniens. Voix rocailleuses, mots brouillés, terreur d'enfant ; je n'ai pas compris. Il a pu autant parler de moi que des criminels. Ou des cancrelats.

A éclaté le troisième coup de fusil.

*

Jean contempla Abel. Il n'eut pas de mouvement ; sa peau était d'un bleu violacé et sa minuscule bouche béait sans qu'aucun gémissement n'en sortît. Dans la fente de ses paupières, se découvrait le blanc de ses yeux révulsés, comme au jour de sa naissance. Non, il ne peut pas… il criait encore tout à l'heure. Je l'ai gardé au chaud, je l'ai couvert, j'en suis certain, je…

Ça ne peut pas être vrai. Non, çA n'est pas là, LA vérité !
Elle se trOmpe sur toute la ligne, sur ton père, sur le petit, sur tOi,
et tu peux le lui prouvEr ! L'enfant ne CraINT rien avec toi !

— Il est encore chaud, murmura Jean, apposant ses métacarpes contre le front de l'enfant. Il va bien ! Il va bien, je te le jure !

La panique suintait de sa voix, en parfait reflet de celle lui envenimant l'esprit : Je n'aurais jamais pu le blesser ! Je ne suis pas un monstre, pas un monstre ! Comment peut-elle insinuer une chose pareille ? Abel est vivant, évidemment qu'il l'est ! Garce ! Espèce de garce qui ne cherche qu'à me détruire !

EllE n'aura pas le petit ; il est nOtre fils !

Entre les seins d'Hélène se planta la mire de l'arme à feu. À l'autre pôle, Jean maintenait fermement Abel contre son torse.

— Tu as compris ce que je t'ai dit ? Il n'a rien et il est en sécurité avec moi. Quand vas-tu te décider à m'écouter : je ne vous veux pas de mal, mais si tu viens encore à t'interposer entre mon bébé et moi, je n'hésiterai pas !

Elle retint ses paroles, resta à scruter l'enfant immobile et son visage bleu pressé avec vigueur contre le tweed de la veste. Serré, écrasé, comprimé. Insoutenable vision, elle finit par avoir raison de sa prudence.

— Il manque d'air, il a froid. Arrête ! Il faut le soigner, le ramener à la maison ! La tempête se déchaine, nous sommes tous en danger ici. Tu entends ce grondement ? Écoute !

Un bourdonnement au loin, voisin du rugissement d'un fauve. Ce fauve fondait sur eux sans que leurs yeux ne puissent transpercer la sombre étole qui le camouflait. D'où bondirait la bête, elle pouvait les frapper à tout instant, de n'importe quelle façon. Cette possibilité inquiéta Jean ; il oscilla :

— J'entends… Je vais partir m'abriter avec Abel. Toi, retourne au village. Tu n'as qu'à rejoindre cet invalide incapable de se mêler de ce qui le regarde.

Hélène entreprit une périlleuse tentative : d'une main, elle repoussa le canon, et essaya de faire entendre la voix de la raison par-dessus celles de ces malveillantes influences :

— C'est encore là-bas qu'il sera le plus en sécurité. Ils sauront lui venir en aide. Vas-y, toi ! Si tu ne veux pas me le donner, d'accord, mais amène-le au moins à Atticus et sa femme, à la pharmacie !

Il écarta le fusil de ses doigts, releva le guidon pour la tenir en respect.

— Dégage ta main et reste où tu es ! Personne ne s'approchera de lui ! Vous tous, vous…

Le grondement s'enfla, il fit trembler le sol sous leurs pieds, craquer les branches au-dessus de leur tête, vibrer leur corps, jusqu'à leurs dents. La rage de ces ondes arborait une force telle que les jambes d'Hélène se dérobèrent sous elle. Elle s'effondra, les rotules avalées par la glaise. Sa tête donnait l'impression d'être coincée dans un étau, compressant son cerveau contre l'os de sa boîte crânienne. Dans l'obscurité oppressante, l'invisible se faisait ressentir avec une puissance inouïe ; cette puissance qu'Hélène imagina prédire l'arrivée de forces cosmiques au-delà de toute compréhension humaine.

Luttant contre les houles de douleur et de peur, elle pressa ses poings contre ses oreilles, leva les yeux sur Jean, resté d'aplomb, arme et enfant toujours à ses bras. Il observait le ciel. Et de ce ciel l'atrocité émergea soudain.

Longeant les nébuleuses de gouttelettes en suspension, une silhouette gigantesque au ventre bombé arracha sa forme de l'ombre. Spectaculaire accumulation noire de cônes et de cylindres, aussi large qu'un demi-hectare de vignes, elle présentait sur sa mue métallique les bosses et crevasses d'une dizaine de tétraèdres composites, parfois ébréchés, parfois tronqués, que la perturbation ne dévoilait qu'à la moitié horrifiée de l'imaginaire. Monstrueuse baleine d'acier millénaire surgie de la mer céleste. Régnant sur les sommets de l'inconnu, rien n'autorisait l'esprit à dissiper la hideur ni l'étrangeté de ses déformations, pas même le remous des nuages illuminés par les fulgurations. À travers l'orage, un vaisseau inidentifiable charriait sa carcasse à une lenteur terrifiante, et dans l'ombrage que sur lui répandait la tempête, cet aéronef ne figurait aucune image connue. Surplombait homme et femme le gigantisme terrassant d'une machine volante surnaturelle, symbole d'une perversion géométrique démiurgique retournée aux cieux au terme d'une hibernation séculaire, prête à faire claironner son courroux, à s'effondrer sur la terre et par ses hurlements à broyer la raison de qui s'en approchait.

Derrière le bourdonnement, retentit un grincement dont les stridulations s'étalèrent sur d'abominables secondes. Puis un saisissant craquement, de la force d'un coup de tonnerre. Enfin, on entendit s'enrager la pluie. Celle-ci parut se dédoubler pour répandre le trop-plein de ses flots dans l'atmosphère. Des gouttes épaisses ; chaque larme lancée par les nuées battait la chair avec plus de fureur qu'une giclée de plomb. Touchée à la joue, Hélène y porta la main. L'averse avait secrété à la surface de sa peau un résidu collant dont la densité comme la porosité l'éloignaient d'une eau claire. Sous la lanterne d'un éclair, la jeune femme vérifia ses doigts : du sang infiltrait les sillons de ses empreintes digitales et cherchait à se frayer un chemin jusqu'aux arches de ses ongles. Ce sang, il ne provenait pas d'une blessure, n'était pas celui qui nourrissait ses veines. Sang glacé, il n'était pas sien. La plaie venait d'ailleurs, elle balafrait les cieux. Sous le corps d'Hélène, la terre s'était peinte de rouge. Un déluge sanglant crevait les nuages, balayait la forêt d'une cascade au parfum ferreux.

Hélène présenta son visage dégoulinant à Jean, qui ne s'en occupa pas ; il avait plus important à gérer, le nez dans les nuages. Il contemplait la pluie s'abattre et déchirer ce qu'il restait de la nature, cependant que son corps voyait ses couleurs disparaître sous la vague rubiconde. Trempé de sang, mais il ne s'en alarmait pas, ne veillait même plus sur l'arme qui, pareille à un combattant acculé, échappait à ses doigts. Ses yeux écarquillés sondaient la forme noire au-dessus de lui, admiraient l'étendue de ce spectacle irréaliste, ode à l'extinction d'une ère pour la gloire des braves. Un sourire aux lèvres, il rencontrait la vérité crue que renfermait le royaume céleste : C'est en nous montrant miséricordieux envers nous-mêmes que vient la paix de l'âme. Si nous nous pardonnons nos offenses, notre Seigneur en fera de même et nous reconnaîtra comme l'un des Siens. Je l'ai sauvé, j'ai sauvé l'enfant…

Cette anomalie colossale, si puissante, si terrible, ce ne pouvait être qu'un signe de Lui. Enfin, Dieu tournait vers Jean son œil omniscient, enfin l'avait-Il vu, entendu. Que de splendeur, que de majesté dans Sa violence.

— Tu vois ? mugit-il. La rouge Apocalypse, elle est là ! Cette chose dans le ciel, c'est Lui qui nous envoie Son étoile ! Absinthe ! Elle vient corrompre les eaux et ordonne aux purs de livrer bataille ! Absinthe précède l'ère des ténèbres, l'abîme, les fléaux et la victoire sur le Mal ! Et que ceux qui jamais ne L'ont renié par Lui soient sauvés ! Qu'en Son jardin de jaspe ils ne craignent plus de mourir de leur seconde mort !

Heureux, lui pour qui s'éveillaient les paroles de la prophétie ; il les avait reçues et comprises. Et Jean, au pieds de son Seigneur qui les lui contait, tomba pour l'adorer :

— Nous sommes tous jugés ! Nous allons tous devoir payer !

Laissant choir le fusil, des deux mains il saisit Abel qu'il hissa par-dessus sa tête. Ses cris se tournaient maintenant vers les monstres et dieux des nuages :

— Nous ne sommes pas dignes de ta clémence ! Mais lui, il est l'innocent ! Tu m'entends ? Punis-nous ! Châtie-nous, mon Dieu, mais ravis-le !

Le bambin disparut sous les flots. Son petit corps drapé du linge imbibé était raide au creux des mains de son père.

Hélène tremblait de tous ses membres. Les vibrations incessantes la tétanisaient ; elles tambourinaient contre son cerveau, envahissaient ses terminaisons nerveuses. Sur son dos s'acharnait la pluie, l'obligeant à rester prostrée, ses genoux fichés dans la bourbe ; un peu plus de rage, et elle l'enjoindrait à s'y enterrer tout entière. Mourir dans la fange et le sang. Cela eût été plus simple, voire reposant, après toutes ces épreuves. Morte en héroïne, battue par force plus grande qu'elle, et partie en pleine gloire ; une issue convenable dont personne ne lui eût tenu rigueur.

Elle l'aurait envisagée la paix au coeur, s'il n'y avait eu qu'elle.

Un pénible effort, et elle déverrouilla son dos, ses rotules, déplia alors ses jambes, l'une après l'autre. Ses muscles endoloris la déséquilibrèrent, mais à la suite d'un pas de côté, elle réussit à parfaitement se redresser. Hélène commença à marcher, persistant dans sa souffrance, droit sur Abel. Sous les heurts de l'ondée, il tanguait sur les paumes de Jean, qui s'entêtait à les garder hautes. Prise par le temps, Hélène avait à attraper son fils et l'emporter au plus vite, quitte à bondir sur son époux, à coups de dents et de griffes l'attaquer comme un chat sauvage.

Comme elle se préparait à sauter, la chute d'un projectile de la taille d'un poing l'interrompit. La chose tombée du ciel s'était écrasée près de son flanc dans un bruit sec. Avec ses nuances d'un rose pâle, elle présentait des caractéristiques organiques : une matière spongieuse et une odeur soufrée, puanteur parente de celle des mareyeurs sous un soleil caniculaire. Ce morceau putride, de même que les coulées sanguinolents ayant annoncé sa précipitation, étaient sortis du ventre du Néant, comme le sang et la douleur annoncent l'enfantement. Il fut suivi d'un deuxième éboulement, lequel atterrit derrière le dos de Jean. Un troisième frôla Hélène à l'épaule. Une succession de coups sur la terre riche d'eau et d'hémoglobine, flac, flac, flac, et ce fut une vingtaine de ces fragments qui bombarda la forêt de Grézac. Parmi les rebuts couleur de chair, s'étalèrent des débris iridescents de circonférence et forme variées, d'incongrue composition. Des yeux microscopiques, des rangées de dents, d'aiguilles transparentes au bout desquelles pendaient des franges. Des poissons.

Cette révélation déclencha l'ultime avertissement d'Hélène :

— Jean ! Descends-le tout de suite !

L'extase de ce dernier s'était éteinte, remplacée par une crainte sérieuse. Le monde s'effondrait, se vidait de son sang et de ses tripes ; il se disloquait sur leurs crânes sans que ne sonnent ni trompette ni lyre, rien d'autre que le vrombissement du tonnerre, de la machine, du torrent bouillonnant. Où était sa rédemption ? Qu'en était-il de son divin protecteur ? Les cieux se fissuraient, bien vite ils engloutiraient les Polic aussi froidement qu'ils l'avaient fait des grands pins. Y'avait-il encore quelqu'un pour les protéger de là-haut ?

Pas un signe… ?

Personne. Sous les eaux méphitiques, nul ne les empêcherait de se noyer. Dieu ne viendrait pas les sauver, l'œil de la Providence fermé. Ils étaient seuls, oubliés et damnés.

Elle a raison. On doit partir, c'est trop dangereux !

Que dIs-tu ? Tu donnerais dOnc raison à cette garce ! La salvation est enfin à portÉe de Mains !

Que fais-tu de ta mission,

de ta cible, de…

— LA FERME ! LA FERME ! QUE PLUS PERSONNE NE PARLE !

Si ce cri lancé par Jean à quelques démons intérieurs raviva la détresse d'Hélène, le voir amorcer le repli de ses bras avec une lente vigilance éclipsa ce sentiment. Abel allait être éloigné des nuages et leurs projectiles ; tout espoir ne s'était pas envolé. Malgré la perte de ses repères, malgré cette lutte insane qu'il menait aujourd'hui contre lui-même ou des moulins à vent, Jean semblait avoir conservé une bribe de lucidité. Lueur fragile qui poussait Hélène à croire qu'il consentirait à lui confier l'enfant. Il tenait encore à lui, à eux. En guise d'encouragement, elle présenta de nouveau ses bras à celui vers qui avait autrefois tendu toute la tendresse de son cœur. Ses mains l'en conjuraient : « Rejoins-nous ! Rejoins cette famille qui t'aime et qui ne te tournera jamais le dos ! » Des mains familières à la douceur accueillante entre lesquelles Jean ressentit le besoin de se réfugier, fussent-elles sanglantes.

Hélène, c'est vrai, jamais ne l'avait-elle abandonné. Elle était restée auprès de lui, pour lui, tout ce temps l'avait attendu, et il était si fatigué. Se livrer, délasser son enveloppe épuisée, ne plus voir ni entendre de mal et s'oublier. Endormir le chagrin. Cette opportunité déjoua les ténèbres en lui pour illuminer ce que la frénésie et la peur y avaient étourdi, et dans cette pensée implorante se révéler alors : Oui, s'il vous plait ! Son âme affamée de salut se tourna vers la seule qui eût un jour été à même de le lui accorder. À ces mains il remettrait son fils ainsi que son propre destin.

Un second craquement dans l'air, accompagné d'une nouvelle bordée de viscères, incita Jean à presser le pas. Le cœur vaillant, il approchait quand fut précipité d'entre les nuages un cadavre de poisson presqu'intact, aussi gros et lourd qu'une bouteille de vin. Un tir inopiné, craché par l'éther. La bête le percuta à l'oreille. Il y eut un Poc !, une douleur sourde, puis une vive lumière rouge étalant son rayon de l'arrière du crâne de Jean au fond de ses orbites. Tout se troubla, la lumière se rétracta dans ses yeux. Il tituba à droite, leva une jambe qu'il apposa sur un rocher trempé. Son équilibre perdu, il bascula en arrière. Dans sa chute, Abel quitta ses bras.

Jean accusait le coup, sa tête plantée dans la boue. Il était pris de vertiges. Devant ses pupilles, les couleurs s'emmêlaient et les formes perdaient de leur cohérence. En dépit de son élancement et son étourdissement, il tenta de se recentrer, remua doigts et yeux : la terre froide et graisseuse, des brindilles, des galets, le lichen, de l'eau, la rivière… Abel ? S'époumonaient vent, tonnerre, pluie, entrailles et machine volante. Et avec eux criait Hélène. Elle remplissait l'air de lamentations dont le sens eût échappé à toute oreille et toute raison.

La vision de Jean retrouva par étape sa netteté. L'un après l'autre, lui revinrent ses sens ainsi que les détails du bois, qui s’amalgamèrent avant de se superposer. Chaque arbre exhibait la ligne de son tronc comme l'éventail de ses ramures déchirées, chaque feuille ses nervures, dans lesquelles s'engouffraient les gouttes rouges, chaque pierre ses courbes lisses et étincelantes. Au milieu des végétaux empourprés, se tenait Hélène, face à Jean, raide sur ses jambes et auréolée de sang. Dans ces mains qui plus tôt lui avaient été offertes : le fusil de chasse. L'œil dans la ligne de visée, elle était prête à faire feu. Le guidon désignait le poitrail de Jean.

— Que comptes-tu… que… bafouilla-t-il. Où… où est Abel ?

Si les lèvres d'Hélène ne se desserrèrent pas, ses yeux exsudaient la rage d'un animal sauvage pris en tenaille par des braconniers ; celle d'une créature qui n'avait plus rien à perdre, hormis sa haine dans la survie. Survivre à un malheur trop considérable pour soi, Hélène devait l'éprouver avec la furie rentrée d'une dame de son rang. Son cycle de vie, de l'instant zéro à la fatalité du retour à ce même zéro, gravitait à présent autour d'un unique axe qu'un autre avait fracturé, et de la mort de ce pivot procédait la chute inévitable de ce qui l'encerclait jadis. Mais une telle chute ne va pas sans une indicible douleur. Si rigide qu'Hélène se montra, elle échoua à masquer l'écarlate démence de la femme trahie et détruite.

À sa colère, Jean ne pouvait que se soumettre. Il la comprenait.

— Je l'ai laissé tomber dans l'eau. Il est…

Encerclé par ces flammes, il prédit les dernières heures de son fils dans le monde des hommes, résumé à un corps amolli, peint de bleu, de mauve, de noir. À la peine d'un souvenir trop fugace, aux larmes versées, aux amers regrets. À un cercueil de la taille d'une malle minuscule. Abel, devenu petite boîte lustrée que l'on n'ouvre pas, de peur de pleurer plus encore. Petite boîte pour une petite tombe que jamais l'on n'aurait dû creuser ; et de la bouche de cette tombe ouverte au peuple des vivants, mille voix parlent, mille voix blâment, mille voix accusent l'homme. Il est la main qui cloua la planche, celle qui creusa le caveau.

Dix ans, à moins que ce ne soit quinze ? … Oui, en quinze années, ont été relevés 765 décès par maltraitance d'enfants en bas âge, pour une moyenne d'un décès et demi pour 100 000 enfants. Ces chiffres ne tiennent compte que des morts officiellement enregistrées par l'administration nationale… Respiration alourdie … Combien en a-t-on manqué ? combien de corps étouffés par des tonnes de terre, par des litres d'eau salée, combien ? Les chiffres, ils ne disent pas tout… Souffle court … Dans plus de quatre-vingts pour cent de ces cas, le décès est le fait d'un parent biologique ; un tiers de ces chiffres est attribué à des négligences, suivies de près par les violences physiques. Des violences volontaires… Muscles évidés … Vous leur faites mal, vous le faites en parfaite connaissance de cause. Père et mère se partagent à part quasi égale la responsabilité de ces taux, mais il y a une légère avance… une avance pour les hommes… Relâchement du corps, abandon du cerveau … eux sont plus enclins à le faire, à faire mal. Nous commettons l'irréparable, irréparable, irréparable. Abandon.

L'arme remonta la gorge de Jean. Fit halte au centre du V de sa mâchoire. Vaincu, il lui présenta sa tête en offrande.

L'Agnus Dei. Oui, si la rédemption était dans le sacrifice, peut-être bien…

Le canon trépida.

— Ne tremble pas. Tu vivras, comme ce doit être. Comprends juste que, pour une fois, Il me regardait. Je ne demandais rien de plus.

Sur une expiration, il se stabilisa.

Mais rien ne se passe.

— Et aujourd'hui il est mort. Dieu est mort, Hélène. Alors, ne tremble plus.

Au cœur du bois dévasté, sous les mugissements de l'avion-cargo et des rafales, retentit une détonation qu'aucune force, de notre Terre ni d'ailleurs, n'entreprit de faire taire.

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