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Journal de bord de l'Arconote, XXXIe siècle, 4e cosmos de l'Étoile Absinthe - jour de voyage n° 18 : On est tout proches des lunes carboniques de Xetrum. Ordinateur, quelle est notre position exacte ? * 13:29:01.04 ; 89°13'38.1 * Quoi ? On dérive ! Redresse le vaisseau, Abraham ! Tu n'arrives pas à reprendre les commandes ? Vérifie la… le… euh… l'interface ! Dépêche-toi, vite, nous sortons de l'orbite de la planète blanche, il faut relancer les moteurs, activer les réserves d'énergie !

Ordinateur, calcule notre trajectoire et propulse-nous ! * Impossible exécuter commande.* Comment ? Lance une analyse système ! * Analyse impossible.* Quelque chose tire fort sur nous. C'est encore un coup de ce gredin de Lord Anathemort ! Si on se fait attraper, on pourra jamais atteindre le Royaume d'Éden et sauver nos compagnons. J'espère que le reste de nos trucs vont nous aider à nous défendre : on déploie le champ de force et on active la navette de riposte. Abraham, prépare-toi au combat, et toi Jojo rassemble tous les robots mécaniciens et essayez de réparer les commandes ! Je vous accompagne !…

*

Dissimulé derrière le capot relevé de la Peugeot 504, Patrick laissait découvrir le sommet de son crâne en jachère, lequel accusait un début de tonsure qui allait s'étalant à mesure que son propriétaire gagnait en âge. Malgré une imposante stature, elle aussi accentuée par les effets du vieillissement, cet homme bâti dans le granit se voyait presqu'intégralement englouti par la plaque de tôle froissée. Lorsqu'il plongeait tête en avant dans l'anatomie de la camionnette, dégainant clef à molette et tombereau de jurons, il donnait à son spectateur l'impression de s'être résolu à un suicide mécanique, enfoncé de lui-même entre les crocs d'acier d'un monstre de ferraille. Seules les invectives incessantes répercutées contre les parois chromées permettaient encore de s'assurer que l'engin n'avait pris l'ascendant sur son mécanicien de fortune.

Un jour prochain pourtant, la camionnette ne serait plus digne de confiance. Et pari était pris qu'avant de rendre l'âme, sa mécanique obsolète trahirait le conducteur. D'une manière ou d'une autre, elle réussirait à le manger. S'acharner sur les pièces grignotées de cambouis retarderait peut-être la sentence, cela ne l'annulerait pas. Patrick Dereuil s'entêtait tout de même à privilégier cette option. La moins dispendieuse d'entre toutes. À ses yeux, n'importe quelle alternative était bonne à prendre, dût-elle impliquer de s'improviser professionnel automobile. Tout plutôt que d'investir dans un nouveau pick-up hors de prix. Combien qu'ça m'coûterait, d'abord, une tire toute neuve comme celle-là ? Dans les deux, trois briques, facile ? calcula-t-il. Ouais, au moins trois, bordel ! Plus que son salaire d'ouvrier sous-qualifié ne pouvait le permettre. Du reste, si le vieux Bébert était assez corvéable et pleutre pour le fournir pro bono en pièces de rechange, sa pusillanimité n'irait pas jusqu'à le convaincre de faire don d'une automobile entière, même d'occasion. Le Bébert ne craignait pas Patrick Dereuil à ce point-là.

Un manque de chance, mais Patrick ne pouvait s'en prendre qu'à lui. Il aurait dû se montrer plus persuasif lorsqu'il en avait eu l'opportunité, le problème se serait réglé de lui-même. Ça m'apprendra à vouloir jouer les gentils avec le premier trou du cul venu. Sympathie de merde ! Voilà qui était entendu : avec le prochain garagiste, qu'il choisirait au moins aussi poltron et fluet, il ne ferait pas montre d'une pareille magnanimité. L'indulgence : apanage des faibles.

Contre les écrous de la batterie claquèrent les mandibules de la clef, délire métallique ponctué des grommellements. Une cacophonie telle que Patrick ne remarqua pas l'arrivée furtive de son plus jeune fils dans son dos. Antoine avait traversé le jardinet à pas de loup, sa petite taille masquée par les hautes ailes de la voiture. Petit et chétif, donc, il avait rejoint son père avec une discrétion absolue. L'observait à présent sans rien dire que n'annonçait déjà son visage rayonnant de la jovialité candide d'un enfant de sept ans. Observait et attendait que Patrick eût extirpé sa tête du véhicule. Cet entracte n'allait pas s'éterniser ; après tout, on était samedi après-midi, et si le ciel s'était pétrifié en une toile lardée de gris et de noir dans le courant de la matinée, pour ensuite déployer son ombre sur le village et lessiver les couleurs du printemps au fond de sa nappe brumeuse, cette trêve sabbatique dans le quotidien des Dereuil allait bien finir par décider Patrick à escorter le garçonnet dans une nouvelle aventure spatiale. Le vaisseau était fin prêt, il n'attendait plus qu'eux. Antoine comptait bien y grimper, au point que si quelques réticences se manifestaient côté paternel, il serait enclin à attribuer à Patrick le rôle de Yahvard, sûr que cette largesse lui permettrait d'obtenir gain de cause. Qu'à cela ne tienne, l'enfant jouerait les seconds couteaux et l'habile pilote Abraham, pour une journée. Ces détails importaient peu, du moment que l'Arconote gagnât la planète convoitée.

Si excité, il ne put se tenir plus longtemps.

— Les moteurs sont-ils réparés ?

La figure de Patrick jaillit ex abrupto du compartiment, flanquée d'un air autant surpris que renfrogné. Pour seul son : le fracas tintinnabulant de la clef à molette dégringolant entre les pièces moteur. Antoine ne s'inquiéta pas de ce glacial accueil.

— Le vaisseau est prêt à redémarrer, hein ? On va pouvoir quitter le champ de force et aller jusqu'à la lune carbonique de Xetrum !

Cette déclaration, nonobstant son intonation enjouée, ne fut pas accueillie avec une similaire exaltation par Patrick. Il était rare que celui-ci s'embarrasse d'une quelconque forme d'aménité ; les temps étaient durs pour les honnêtes travailleurs aux maigres revenus, au point qu'il n'en restait que peu à gaspiller.

— Le vaisseau ? … Putain, tu crois que j'ai que ça à faire ? Je suis occupé, là, va donc emmerder quelqu'un d'autre.

Dégonflée par cette réprimande, l'euphorie d'Antoine retomba aussitôt, et son sourire avec. Il crut néanmoins bon de défendre sa cause :

— Mais je m'ennuie et on est samedi ! Tu veux pas que j'aille voir mes copains alors toi joue avec moi au moins.

— T'as qu'à aller t'amuser avec ton frère, bon Dieu ! 'Pas besoin de perdre son temps avec des gosses de riches aussi prétentieux que leurs connards de parents quand t'as déjà tout ce qu'il te faut ici.

Ce disant Patrick renfourna sa tête dans la voiture.

Antoine médita une dizaine de secondes sur sa dernière allégation. Les différends que comptait la famille islemortoise étaient par trop nombreux et sibyllins pour que l'enfant les appréhende dans leur globalité, toutefois il subodorait que ceux-ci reposaient pour part sur de l'ignorance, pour autre et plus grande part sur la fâcheuse propension de Patrick à fourrer l'ensemble des villageois dans un même panier. Ledit panier : celui des nantis, des hautains, des « pisses-vinaigre », pour reprendre son expression. En somme, tous ceux dont la demeure ne transpirait pas la misère ni ne pointait du doigt l'indigence de la famille condamnée à y vivre. Un point de vue cynique que ne pouvait approuver Antoine, et sûrement pas à l'encontre de son meilleur et seul ami.

— C'est l'anniversaire de Julien, et tous les autres élèves de la classe seront là-bas, et j'ai reçu une invitation aussi. Même que son père, ce sera le clown de la fête, et il est drôlement fort, son père : il fait des chiens trop cool avec des ballons ! Comme au cirque !

Ainsi que le stipulait le carton bleu bordé d'un liseré doré remis quatre jours auparavant par Julien Escudier, le héros du jour soi-même. Ce carton qu'Antoine avait depuis lors conservé précieusement au fond du premier tiroir de sa commode, au plus près de son lit, afin de pouvoir le consulter à loisir le soir venu, comme ceux qui suivraient. « Julien vous invite à fêter avec lui son 8e anniversaire, ANTOINE, samedi 26 avril à 16h ! Au programme : bonbons, gâteaux et un numéro spécial du clown Wiki, avec ses farces, ses acrobaties et ses ballons animaux ! » Accompagnait cette annonce un bouquet de petites illustrations parmi lesquelles la caricature de deux garçons, aux têtes exagérément rondes et aux sourires démesurés, les dents plantées dans un morceau de gâteau aussi grand qu'eux. Du chocolat, mais est-il besoin de le préciser ? L'image avait beaucoup amusé Antoine.

Ce carton, il l'avait examiné à près de cinq reprises, avait lu, relu et relu chaque phrase, détaché chaque lettre de chaque syllabe. Acharnement honorable qui méritait qu'on le congratule. Et de cœur sincère, car si l'enfant était aujourd'hui à même d'identifier sans encombre les courbes dures de son prénom, A-N-T-O-I-N-E, la lecture demeurait son talon d'Achille. L'éventail de judicieux conseils que lui rabâchait l'âne Pompon[1] n'y changeait pas grand-chose. Cette bête grise et pontifiante qu'il aurait volontiers dégustée en ragoût.

Sous ses yeux les mots venaient vite à s'emmêler, se tordre, puis s'agglutiner en un indéchiffrable amas noirâtre de lettres ondulantes, et là le malaise s'installait. Une désorientation littéraire que renforçait une typographie inusuelle pour un jeune écolier. À l'instar de celle de la petite carte, élégante forme italique dont Antoine n'était pas coutumier. Avait-il eu à faire preuve d'un effort de concentration exceptionnel aux fins de décortiquer la forme de même que le sens de ces curieux mots penchés, avec la queue de leurs e raclant le sol, leurs b si bouclés et leurs longs T et P ombrant les voyelles.

À la fierté que lui inspirait son succès s'était substitué la déception de se voir objecter un ferme refus paternel.

— Et Julien, il est pas riche d'abord, reprit-il. Sa maman vend que des fleurs, et son papa il travaille pas tous les jours ! Il fait le clown de temps en temps pour des anniversaires, mais, le plus souvent, Julien m'a dit qu'il reste à la maison et surtout au lit parce qu'il est malade ou un truc comme ça. C'est depuis qu'il est revenu de la guerre chez les Chinois… enfin… je sais plus trop… Julien me l'a expliqué mais je crois que j'ai pas tout très bien compris. Mais ils sont pas riches, ça je te le jure !

Homme de peu de patience, Patrick opta pour un haussement de ton qui eut au moins l'avantage de taire en lui la tentation de chasser le petit drôle d'un coup de botte.

— Tu vas la boucler à la fin ? Laisse-moi bosser en paix et retourne à la maison tout de suite ! Je veux plus te voir de l'après-midi !

D'un geste rude, il envoya son bras mâchuré de cambouis contre le buste d'Antoine. Ce dernier eut à reculer de plusieurs pas, offrant à son père l'amplitude de mouvement nécessaire pour récupérer au sol une batterie flambant neuve, tout juste extorquée au garagiste de la périphérie de Notre Dame. Patrick s'abaissa, coinça entre ses énormes mains, d'une saleté toute prolétaire, le pesant objet qu'il souleva dans les airs. L'on eût dit un ours aux prises avec une ruche, à ceci près que la manipulation se fit sous un époustouflant tonnerre de jurons dont Patrick seul avait le secret. Sifflant et suant, il hissa ladite batterie jusqu'au véhicule puis tenta de l'incorporer tant bien que mal à l'endroit consacré. L'objet rechigna d'abord, fit grincer son coffrage contre les parois des autres composantes. Sous l'influence de la crainte ou par découragement, finit par capituler et s'intercaler dans l'étroit espace.

Tandis que Patrick se réinventait Bellérophon et menait bataille contre la monture métallique, combat assombri par les nuages ramassés au-dessus de sa calvitie, il marmonna à son cadet une remarque à forte teneur en fiel :

— De toute façon, je parie que la fête va être annulée avec un temps pareil. Eh ! j'aimerais voir la gueule de ce vieux maboul peinturluré d'Escudier quand la flotte lui tombera dessus. Crois-moi, tu loupes que dalle, sauf un putain de bel orage.

À ce propos il n'avait pas tort. Sous les cumuli gonflés de pluie, le vent d'Est faisait vibrer non loin un étendoir ainsi qu'une corde vocale.

— Hmm… ça nettoiera peut-être un peu aussi la voiture, avança Antoine.

Une observation insufflée par le dépit, innocente mais bien maladroite. Patrick l'envisagea d'abord avec un sourire :

— Haha… t'es un comique toi, hein ?

La réplique d'Antoine, début de rire timide, fut tranchée net par la souveraineté d'un soufflet si vigoureux qu'il faillit lui décoller la tête du tronc. Cette correction donnée, Patrick lui hurla de garder pour lui ses commentaires et mesquineries et de déguerpir avant que le poing ne prenne le relai. Au bord des larmes, Antoine s'exécuta et sans demander son reste gagna l'intérieur de la maison à vive allure.

[1] Référence à l’œuvre Pompon, série littéraire de P.-J. Bonzon. Premiers livres de lecture courante, populaires dans les années 80, à destination des jeunes enfants rencontrant des difficultés avec la maîtrise de la langue française.

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