II
Au rez-de-chaussée, devant l'escalier menant à l'espace nuit, il fit halte afin d'analyser la situation : il avait mal, il était triste et en recherche de réconfort. Peu de candidats potentiels éligibles à cette fonction. Depuis la cuisine s'élevait le carillon fluvial des verres s'entrechoquant sous des cascades bouillonnantes. Sa mère avait encore fort à faire de son côté, tenue de se brûler les doigts sous les trombes d'eau et d'ainsi ressusciter la douleur à ses cuticules que quotidiennement elle s'appliquait, de ses incisives, à triturer, dépiauter et arracher jusqu'au sang.
Si l'envie de se blottir dans ses bras empoignait le ventre d'Antoine, il craignait que cette initiative ne leur cause à tous deux de sérieux désagréments.
Non que sa mère lui eût refusé cette petite tendresse. Liliane Dereuil, icône de douceur et de dévotion, sainte patronne des mères au foyer, ne savait réprimer ce besoin prégnant d'enfoncer la tête de ses fils entre les capitons de sa poitrine nourricière. Ce n'était que de l'amour. Elle le savait plus sain et naturel que celui que l'on s'entendait à écrire avec un grand A, pour l'attribuer aux relations entre un homme et une femme de sangs différents. Trop galvaudé, d'une banalité commerciale. L'amour du commun était celui des publicités de petits-déjeuners.
Avec ses garçons il n'était pas question d'une passagère harmonie des caractères, laquelle aurait fini par dégénérer en une sombre discordance, mais de cet attachement que tout un chacun éprouve envers soi-même. À travers eux, Liliane se voyait, s'aimait, était. Elle vivait par eux, à défaut d'autre chose. En tant d'individu en quête de renaissance, encouragé par les injonctions de son espèce, Liliane (aidée de Patrick, dans une moindre mesure) avait subsisté au moyen des agrégats de deux êtres dissonants. Antoine et Maxime étaient les produits d'une passion sans corps, sans matérialité ; passion à laquelle les parents Dereuil s'étaient illusionnés et s'en étaient remis. Avaient-ils dû y croire pour un moment, et par la grâce de cet égarement entraperçu un gage de cette vaine promesse qui ne laisse pas de plaire : une éternité venue féconder le temps. Pour Liliane, l'amour maternel ne figurait donc pas un simple accessoire. Pas une publicité. Et peu importait que ses garçons lui dénient désormais le droit ancestral de joindre ses lèvres aux leurs, tant pis s'ils avaient passé l'âge, à les écouter. Cela n'ôtait rien à la chaleur que son cœur de mère diffusait sur chaque pulsation. Que Dieu lui soit témoin, c'était là un acquis indiscutable sans lequel il n'y avait plus de Liliane.
Un acquis, en effet, mais également une faiblesse que Patrick ne regardait pas d'un bon œil. Cette relation fusionnelle et exclusive que son épouse entretenait avec ces deux gamins (le plus jeune en particulier) avait le don de porter son sang à ébullition. Une démonstration d'affection trop poussée, trop féminine, et c'était l'agacement, l'exaspération expresse, les grognements et yeux roulés au plafond, enfin l'emportement. Jalousie ou incompréhension, la raison de cette irritabilité ne s'identifiait pas dans sa totalité, mais pour le bien du ménage personne ne devait jamais l'interroger. Liliane et Antoine acceptaient le fardeau de leur croix avec l'abnégation de bons chrétiens, pour de nouveau succomber à l'appel de ce cœur battant l'un pour l'autre. Souvent à la dérobée, à vrai dire, loin des œillades punitives du maître autoproclamé des lieux.
Conscient de cette injuste mais tangible menace, Antoine frissonna. Si sa désertion lui en coûta, mieux valait ne pas courir de risques inconsidérés, alors prendre le parti de la prudence et offrir un répit à la pauvre femme. Alors qui ou quoi pour le soulager ? Il considéra le salon inoccupé. Tout bien réfléchi, la télévision eût été à même d'amoindrir sa détresse, si ce n'était à la lui faire oublier un temps. Le temps d'un épisode ou deux d'une production jeunesse franco-nipponne. Elle n'avait peut-être pas de bras chauds, mais au moins la bouche pleine d'histoires. Hélas, trois jours déjà que le poste se murait dans le bruissement cotonneux d'un écran de neige, sans une chance de résurrection en vue. Aveugle, muet. Avec sa mort avait péri l'espoir d'un après-midi ludique, même dénué d'activité en extérieur. Antoine s'en serait satisfait, autrement ne lui restait plus que son frère comme recours.
Maxime, toujours à l'étage et selon toute probabilité bouclé dans sa chambre. Quoi que Patrick en pensât, la perspective d'une fin de journée en sa compagnie n'était pour réjouir le jeune garçon. Âgé de treize ans, son aîné faisait déjà état d'une force de caractère ainsi que d'un tempérament proches, pour ne pas dire égaux, de ceux de leur père. Pour un oui ou pour un non, Maxime s'employait à faire la démonstration de sa frustration aussi bien verbale que physique, avec une préférence nette pour les cibles plus petites que lui. Et dans cette maison, il n'était de plus petit que le petit Antoine.
Sa joue le lança ; les stigmates de sa dernière sanction lui battaient la peau du visage jusqu'à la tempe. Ébranlé, il redoutait la venue d'une punition plus sévère, que son grand frère n'eût hésité à lui infliger s'il avait le malheur de l'importuner. C'est qu'il suffisait d'un rien… D'un autre côté, l'Arconote s'impatientait, et un second homme d'équipage n'aurait été de trop au cours d’un affrontement contre Lord Anathemort. Choix cornélien.
Ennui et crainte se bousculèrent, dans ses pensées semèrent la confusion : Si je le dérange, il va pas être sympa, mais peut-être aussi qu'il a rien à faire et qu'il sera content de pouvoir jouer un peu ? Si je lui demande gentiment, il s'énervera pas. Mais s'il le fait… Aïe ! Ça brûle encore ! Bien qu'oscillant, il se décida à gravir les marches gondolées et remonter le couloir de l'étage jusqu'à la chambre de Maxime.
Anciennement blanche et lisse, la porte close présentait aujourd'hui une figure fort marquée, amalgame de craquelures et d'autocollants racornis, la plupart à moitié déchirés, dont les slogans et imageries sommaient le visiteur de rebrousser chemin, a fortiori si celui-ci n'était disposé à montrer ni patte blanche ni chromosome Y. S'érigeait l'antre typique d'un adolescent à l'aube de sa puberté, tant attiré que rebuté par ses semblables. Cela, Antoine le comprendrait d'ici quelques années.
Des messages belliqueux qu'Antoine avait, depuis le temps, appris à ne plus distinguer ni respecter. Au contraire de la procédure de prise de contact, dont il observait les étapes avec grande application, l'oreille attentive aux bruits en provenance de l'intérieur. Si de la musique lui parvenait, il était inutile d'insister ; Maxime souhaitait rester seul, qui sait pour quelle obscure raison. Il en allait de même si la voix de l'adolescent retentissait dans la pièce, forte et claire, monologue indiquant qu'il encombrait l'unique ligne téléphonique du foyer. Le silence, quant à lui, invitait Antoine à toquer ; deux coups, du bord de la phalange, suivis d'une sommaire présentation de sa requête.
En cet après-midi, alors que la chambre était plongée dans un silence incitatif, Antoine se conforma au rituel, de son index replié gratta deux fois la porte.
— Max… ? Dis, t'es d'accord pour jouer avec moi à L'Odyssée des Arconiens 3033, s'il te plaît ? Tu pourras être le Capitaine Yahvard, si tu préfères.
La porte s'obstina à lui opposer un visage fermé. Du fond de la pièce, émana une succession de froissements de papier, proches de la plainte des pages d'un livre chiffonnées, ainsi que des grincements de sommier. Les meubles datés avaient depuis longtemps perdu de leur souplesse ; il fut aisé de retracer les faits et gestes de Maxime, même hors de vue. Il s'était installé sur son lit, dans le but apparent de consulter quelque ouvrage. Curieux détail. À l'instar d'Antoine, l'aîné Dereuil n'avait rien d'un amateur de littérature, étant lui-même ce qu'il convient d'appeler un lecteur démotivé.
Sa cinglante répartie face à l'invitation de son jeune frère trahit un empressement pour le moins surprenant. Il en fit sursauter l'interlocuteur :
— Lâche-moi avec tes conneries de gamin ! J'peux pas être tranquille deux minutes dans cette foutue baraque ?
C'était donc un nouvel échec.
Pour ce que lui avait déjà valu son obstination, Antoine préféra rebrousser chemin et partir s'isoler dans l'humidité de sa propre chambre. Ici prenait fin sa quête ; bon gré mal gré, il s'en accommoda. La mission se passerait de coéquipier, cette fois encore le bon Capitaine Yahvard combattrait en solitaire sous les traits d'un jeune garçon. Ce n'était pas si grave, tout compte fait, il possédait bien assez de ressource pour s'en sortir. Et suffisamment d'imagination pour ne pas se croire seul ou indésirable. Si froid que fût l'espace intersidéral, il saurait toujours l'accueillir et lui réserverait une place, rien qu'à lui.
*
… L’ennemi est à nos trousses, voilà ses vaisseaux ! C’est bien ce que je pensais : ces satanés Gomorrhixes ! Abraham, je compte sur toi, dégomme-les tous ! Jojo, où est-ce qu’on en est avec les moteurs ? Est-ce que les robots ont trouvé ce qui n’allait pas ? Combien de temps ça va prendre pour les réparer, selon toi ? Une vingtaine de minutes… Okay, le bouclier devrait suffire à nous protéger d’ici là, mais il faudrait pas que ça traîne trop, le temps nous est compté. Ordinateur, prépare la seconde navette ! * Préparation en cours * Merci, je vais m’installer dedans et me charger de nos attaquants aux côtés d’Abraham pendant que tu finiras la réparation auto… moto… automatisée de l’Arconote avec les robots mécaniciens.
Armez le canon laser ! À mon commandement… FEU ! Piou-piou-piou Ça marche ! Joli tir, Abraham ! Piou-piou J’en ai touché deux ! Piou Ça y’est, les ennemis repartent ! Piou-piou L’Arconote et son équipage sont sains et saufs ; victoire les amis ! Nous allons pouvoir nous poser sur la lune de Xetrum dès que les moteurs seront en état de marche. Ça devrait plus tarder…
*
La puissante voix de Patrick suspendit son épopée. L'homme, resté au jardin, hurlait à pleins poumons le nom de son fils aîné, lui sommant de descendre lui prêter main forte : « Il faut au moins être deux hommes pour réparer ce tas d'ordures ! » S'ensuivirent des grognements en provenance du corridor, puis Maxime sortit de sa chambre d'un pas énergique, visiblement mécontent d'être à nouveau interrompu par un membre de sa famille. Antoine note qu'il ne trouva cette fois pas le courage d'envoyer paître le patriarche de la même manière qu'il l'eût fait avec lui.
Ironique, mais pas étonnant. Pour maussade et rebelle qu'il était, Maxime n'en demeurait pas moins conscient de l'existence de certaines limites qui, s'il avait eu le malheur de les transgresser, lui auraient valu une correction que les adultes eux-mêmes préféraient s'épargner. Des limites en la forme d'une différence notable de force entre lui et Patrick, seul réel facteur d'importance dans la dynamique de leur relation. Un facteur crucial. Peste soient son jeune âge et son ingrate stature. Que ne pouvait-il jouir de quelques années, de quelques centimètres, quelques kilos de plus ? Là, il verrait, ce gros tas ! Il verrait qui c'est qui commande, qui c'est qui est le plus fort dans cette putain de baraque ! ruminait l'adolescent, impatient de voir le temps faire son œuvre. Tout cela n'était, en définitive, qu'une bête histoire de temps.
Antoine, recroquevillé sous un chambranle et camouflé derrière les voiles ombreux de sa chambrée, l'observa quitter le palier et se laisser aller à une manifestation d'humeurs, à coups de démarche pesante et de portes claquées. Dans sa précipitation, Maxime ne releva pas que sa brusquerie avait incité le pêne demi-tour de sa porte à se retirer de la gâche, offrant aux charnières la liberté de jouer de leurs pivots et au vantail celle de tourner sur ses gonds. Au centre du couloir, la porte aux multiples autocollants dévoilait sans pudeur aucune le contenu de la pièce à coucher interdite. Un peu comme si elle eut cherché à inciter le curieux à pénétrer son intimité, et déniaiser ce qu'il restait de secret en elle.
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