IV

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— Pardon, pardon, pardon ! Je voulais pas fouiller, j'te jure ! Mais ta porte était ouverte alors j'suis rentré…

Il sentit sa gorge se serrer, sans pour autant juguler son débit de paroles :

— … et puis j'ai voulu… voir tes jouets. Comme tu joues jamais avec moi, ben je me disais que peut-être, peut-être que c'est parc' que tu veux pas prêter tes trucs qui sont mieux que les miens. Et puis j'ai rien trouvé, au début. Et puis… et puis j'ai regardé partout, et… S'te plait Max, me frappe pas !

En larmes, mains en bouclier devant sa figure, Antoine resta agenouillé devant son grand frère. Maxime n'avait toujours pas prononcé un mot. Sur son visage : un air grave, mais pas de réelle colère. L'adolescent ne semblait pas en butte à cet état de rage qui le caractérisait fort bien. Lorsqu'il se décida à réagir, ses gestes se firent lents, fluides, pareils à ceux d'un jeune homme bien sous tous rapports, maître de ses mouvements comme de ses émotions. Un Maxime que personne ne connaissait, pour la bonne raison que ce Maxime n'existait pas.

Il entra, referma la porte derrière lui avec une délicatesse peu commune, puis, sans se départir de sa déconcertante décontraction, s'avança jusqu'à son petit frère grelottant qu'il considéra d'un oeil éteint.

— T'as ouvert ma boîte ?

En illustration de ses propos, il désigna d'une inclinaison de la tête le rectangle de métal à terre. Antoine ôta de sa manche tirée sur son poignet les reliquats de morve encroûtant son nez et sa lèvre supérieure. Il opina dans un torrent de hoquets :

— J'ai pas… pas fait exprès, promis. Et aussi… je dirai rien à Pa… pa et Maman. Et… et j'ai rien volé ni cassé. Puis, de toute façon, j'ai… pas trop compris ce que c'était que tout ces machins.

Maxime ne répondit pas ; il prit sur lui de se payer de ces aveux, d'aussitôt s'abaisser et s'emparer du recueil de photographies masculines avec une moue de dégoût. Afin de prévenir toute conclusion erronée tirée de cette situation, il jugea nécessaire de s'expliquer :

— Ces trucs, c'est rien du tout. J'les garde mais ils sont même pas à moi. C'est pour un pote. Enfin un gars que j'connais vite fait.

Antoine releva des trémolos dans sa voix, comme si ces confessions suffoquaient sous une lourde couche de remords.

— Mais j'suis pas pédé ! se défendit l'adolescent. T'as pas intérêt à croire que j'suis une putain de tafiole ! C'est juste que…

Il baissa les yeux sur le magazine, incapable de plus longtemps les maintenir levés.

— … c'est juste que j'aime vérifier que tout… que tout va bien. Que, genre, tout est normal pour moi. Tu sais : en bas. (Son intonation, jusqu'à présent relativement basse, gagna soudain de la hauteur) Parc' que moi aussi je peux bander comme ces mecs ! Moi aussi j'suis un vrai homme, et même que j'peux me taper toutes les nanas qui passent si j'en ai envie !

Dans l'expression de son frère, Antoine reconnut la gêne d'un adolescent fautif. Ce même air que Maxime avait affiché au cours de l'été 84, sur les berges du lac d'Hourtin, le jour où son père l'avait rossé d'une main leste après l'avoir extrait manu militari du cabanon que la famille avait loué. L'aîné s'y était cloîtré avec un compagnon de vacances, jeune mâle à peine plus âgé que lui. Arrivé en premier sur les lieux, talonné de près par Liliane et Antoine, Patrick avait pénétré seul le cabanon. En était ressorti moins de deux minutes plus tard, les deux garnements sous le bras, et devant son épouse et cadet avait cogné, cogné, cogné sans interruption. Les orbites saturées de sang, on eût dit un possédé. Du sang, y'en avait de partout, de partout sur le sable. Le sable collait à ses blessures, se remémora Antoine. Il collait à la gueule de Max et aux mains de 'Pa. À bout de forces, Patrick avait tombé les poings, d'un regard sommé le jeune inconnu de disparaître vers d'autres lieux, puis autorisé Maxime à courir panser ses plaies.
Depuis lors, cette histoire représentait, au sein de la maison Dereuil, un sujet qui ne prêtait pas à la plaisanterie. Ni à la conversation. Jamais le secret du cabanon ne passa les lèvres de Patrick. Si Antoine ignorait ce que Maxime avait pu commettre, entre ces quatre planches de bois iodé, pour mériter tel traitement, il gardait un net souvenir des traits de son frère, les secondes ayant précédé les coups. De son visage sur lequel la douleur avait rattrapé une singulière culpabilité.

Faisant de nouveau face à cette figure, il en fut d'une nouvelle série de hochements de tête. Quoi que pouvait signifier ce laborieux discours, et quelles qu'étaient les raisons pour lesquelles Maxime avait tant à cœur de défendre ses passions, si incongrues fussent-elles, Antoine comprit qu'il était plus sage d'y acquiescer aveuglément. Au reste, il se montrait davantage intrigué par les formules prisées par Maxime : « Pédé », « me taper », « bander ». Des mots curieux qu'il n'entendait peut-être pas pour la première fois, mais dont le sens lui manquait encore.

« Pédé », ses jeunes camarades de classe y avaient souvent recours, soit par temps de rixe, soit de raillerie bon enfant. « T'es qu'un gros pédé ! » « J'vais te casser la gueule, sale pédé ! » « Me touche pas, ça fait trop pédé ! » Allégation hargneuse qu'Antoine surprenait journellement dans la cour de l'école et que lui-même se hasardait parfois à reprendre à son compte, par souci d'intégration sociale. Une insulte, en substance quelque chose de méchant, mais d'adulte.

Des objections de Maxime, ainsi que du contexte dans lequel elles avaient été avancées, Antoine inféra la qualité affective du terme. Des garçons… qui aiment d'autres garçons ? Comme ceux des magazines. À l'instar de ceux contre lesquels Patrick le mettait en garde. Les « fiottes », ainsi qu'il les désignait pour sa part. Gare à qui avait le malheur de le devenir ; ce choix devait le conduire droit en enfer, où Patrick l´expédierait. La honte de l'aîné s'en justifiait d'autant plus.

Soit, mais quel rapport entretenait-il avec le reste ? Avec ces autres mots, et ce verbe qu'Antoine ne raccrochait à rien. L'angoisse qui l'avait jusqu'alors pris aux tripes se mua en une indiscrétion qu'il ne sut réprimer :

— Mais ça… ça veut dire quoi ce mot ?

— Quel mot ?

— T'as dit que tu pouvais le faire comme ces mecs, mais j'ai pas compris.

— De quoi ? « Bander » ?

— Ouais, ça.

Un silence s'installa, au cours duquel Maxime releva la tête et parvint à fixer son œil sur Antoine. La perplexité chassa l'embarras, lui permettant de recouvrer sérénité et cohérence, voire une pointe de dédain.

— Tu sais pas ? Putain, t'es vraiment qu'un mioche. Ben, « bander » c'est quand tu vois ou que tu penses à quelque chose qui te plait grave trop. Genre, t'es tout content, tu t'sens trop cool et t'as envie de faire…

Jaugeant le garçon, il laissa passer un instant de réflexion supplémentaire.

— Attends, tu vas voir, ça s'ra plus simple.

Antoine obéit et suivit avec une attention passive son grand frère dans ses déplacements de part et d'autre de la pièce, inspecter le couloir puis la fenêtre. Cela fait, Maxime regagna le centre de la moquette, y étala l'ensemble des magazines dont il scruta les photographies avec force application. Passé plusieurs minutes, il se mit d'aplomb, les jambes un peu écartées et le dos droit. Fit glisser ses mains sous sa ceinture, déboutonna son jean et, par un agile jeu de doigts, descendit le zip de sa braguette. En une seconde, le vêtement tombait au sol, enroulé autour des chevilles maigrelettes.

Une scène certes saugrenue, mais dotée d'un certain potentiel comique. Moyennant un petit effort, Antoine tut son amusement ; le sérieux de Maxime l'incita à ne pas l'interrompre ni à lui faire entendre qu'il eût été tenté de se moquer de sa démonstration. En outre, sa concentration se trouva vite accaparée par la masse bosselant le caleçon, non du fait de sa taille, mais par sa seule existence au centre de l'anatomie prépubère, dont il était témoin pour la première fois. Une bosse frétillante sous le tissu et dont la forme rappelait à peu de choses près celle d'un rongeur que l'on aurait couvert d'un mouchoir.

Antoine avait observé Julien procéder de la sorte avec sa souris, et par un tour proche d'un spectacle de magie faire tourbillonner et danser le mouchoir sur la table. La démonstration n'allait jamais plus loin, elle s'arrêtait une fois la souris dégagée de l'étoffe.
Sa souris, elle s'appelait Algernon. Un nom exotique, même pour un animal de compagnie ; aucun des deux enfants n'en avaient deviné le sens. Monsieur Escudier l'avait attribué à l'animal dès son adoption, dans un sourire mais sans explication autre que : « Vous comprendrez peut-être quand vous serez plus grands. », ce dont Antoine doutait. Même après la mort d'Algernon, alors que le nom ornait la minuscule boîte en carton où dormait désormais le rongeur, enterré au jardin, il ne comprenait toujours pas. A-L-G-E-R-N-O-N dormait dans une boîte marquée de son nom. Et Antoine enviait son sommeil. En cet instant, enviait la terre, la boîte. Être l'Algernon qui dort, l'Algernon avec son nom bizarre, plutôt que l'Antoine devant cette inquiétante excroissance.

Le sous-vêtement suivit le même chemin que le pantalon. Fut alors révélée l'ignominie. Tendue, un rien courbée sur la gauche, d'une longueur de loin plus modeste que celles jalonnant les graveleux magazines, mais suffisamment imposante pour submerger Antoine d'interrogations. Il n'eut l'opportunité d'en étudier davantage ; sitôt apparu, le pénis fut couvert, de sa base à la limite de son gland, par la main de Maxime.

Paupières closes, expirations graves et lentes, il s'était livré à une subite transe, parcourait sa verge de bas en haut. Antoine perçut une accélération de sa respiration, entrecoupée de grognements qui, sans qu'il en saisît la raison, firent renaître en lui le malaise dont il venait à peine de s'affranchir. Un dernier soupir, et le branle du poignet ralentit. Maxime rouvrit les yeux sur son spectateur ébahi. Cette intrusion dans son intimité ne fut pas pour le fâcher ; un vague sourire se profila sur ses lèvres et ses inflexions demeurèrent mesurées lorsqu'il invita Antoine à approcher.

En dépit de son mal-être, ce dernier longea le tapis à quatre pattes, sentant à travers le tissu de son pantalon ses rotules brûler sur chaque frottement. Arrivé à une dizaine de centimètres de Maxime, il s'en tint à un regard incrédule. Impossible de deviner quelle serait la réaction de cet être par nature impulsif et imprévisible ; se soumettre à sa volonté et lui obéir faisaient figure d'unique issue.

— Tu vois, murmura Maxime, c'est comme ça qu'on fait.

Antoine s'en tint à un son de gorge intraduisible.

— Touche, vas-y.

Mais, je veux pas…

Et Antoine tendit sa main.

Tout bascula chez Maxime, passant d'une démangeaison rénale à un frisson dévastateur. Il le perçut avec l'intensité d'un choc électrique. Cette sensation, ce moment… Oui, sanctificateur, le mot érafle tout juste l'hyperbole. Les doigts d'un autre, la soumission ; c'était donc cela, cet effet cathartique dont tous lui avaient chanté les louanges dans les vestiaires du collège ? Impossible, ils devaient se tromper. Ils ne pouvaient savoir, ne pouvaient un jour avoir effleuré l'essence de cette béatitude crasse. Elle ne contenait pas la maladresse d'une nuit sablonneuse aux bras d'un partenaire anonyme et gauche, aucune frasque d'un soir frappée du sceau du consentement n'eût été en mesure de rivaliser. La différence, le facteur principal auquel cette plénitude tenait, c'était la peur. La peur du complice d'un même nom et d'un même sang, peur de l'acte in se, peur du jugement ; cette peur-là accroissait l'aura radiante déployée en arborescence à travers le corps. Elle embrouille le coeur, tiraillé entre passion et rejet ; il ne sait où donner, dans le doute dédouble ses battements. Par l'ascendant de cette peur, c'est un râle incontrôlable qui s'évade de la bouche, c'est un tremblement prompt à faire chavirer même les colosses qui terrasse le sujet. C'est un vertige ! puissant à faire révulser les yeux, à se pâmer sans souci de l'éternité du sommeil qui suivra ; voilà ! c'est une mort acide aux veines qui ceint entre ses serres corrosives l'entière enveloppe, mais à laquelle l'on ne peut que se réclamer encore et toujours.

Alors Maxime réclama, et exigea l'accélération de la cadence. Il lui en fallait bien plus, lui fallait atteindre l'extrême limite de ce paradis impie. Divine sensation, jusqu'où l'emporterait-elle ? Une pensée glaçante s'immisça en son crâne. Elle l'attira vers un ailleurs aussi tentant que condamné des mœurs et lois naturelles, lesquelles s'irritent d'un gâchis de semence en des lieux trop familiers, et qu'à un même sang non-propagateur elle se mêle. Interdit, droit vers lui convergeaient ses délires et regards. Droit vers la caverne serrée, promesse étroite de tant de douceur et de velouté, où que de luisant et de chaleur l'attendaient. Il aurait suffi d'un mot à Maxime, pour que la main laissât la voie à la rose, et ce mot tapait derrière ses dents. S'il les desserrait, si tous deux les desserraient…

Dans sa fièvre, ce fut à peine s'il perçut le vacarme qui avait empli la chambre, comme si les rafales y étaient entrées. Sous la colère de l'orage, la pluie avait redoublé de violence, ravageant le ciel de ses plaques d'argent inclinées et mitraillant les fenêtres avec une telle force que leur verre était pris de convulsions. Vinrent ensuite les bourdonnements, profonds au point de se propager dans les murs, les sols, les meubles, de faire tressaillir les os des enfants. Un escadron d'insectes furieux pénétrait leurs oreilles. L'avion rasait le domaine, son ventre sur le point d´éclater. Derrière les vrombissements, se manifesta un long gémissement, si strident que les cheveux sur la nuque de Maxime se dressèrent d'un bond.

Contraint à délaisser momentanément sa félicité corporelle, il orienta son attention vers la source du raffut. Au-dehors : le sang et les viscères tailladant le paysage.
La vision des vitres éclaboussées lui soutira un cri. Maxime, dans un mouvement de recul, dégagea et remballa son vit, se rhabilla sans jamais se détourner du rougeoyant horizon.

Si les bruits environnants ne lui avaient échappés, Antoine n'avait rien modifié à sa posture ; il maintenait ses pupilles chevillées sur son grand frère, que la précipitation et l'épouvante avaient paralysé.

— Qu'est-ce qui t'arrive Max ? Qu'est-ce qu'y a ?

Aucune réponse ; Maxime se borna à égrapper une suite de jurons d'une voix déchirée. Devant l'insistance d'Antoine, il leva un doigt tremblotant en direction de l'objet de sa prodigieuse terreur. Antoine tourna la tête, contempla à son tour le déferlement sanguinolent contre le flanc de la maisonnée. Des ruisseaux pourpres chargés de morceaux de chair roulaient le long du verre, renouvelés par dizaines. La symphonie des projectiles était proche de véritables coups de fusil.

Bien qu'impressionné, Antoine détacha ses genoux de la moquette afin d'aller constater de plus près l'ampleur de cette fantasmagorie apocalyptique. Sous le ciel orageux, des trombes d'hémoglobine se déversaient sur les grain de terre brûlée et brins d'herbe. À ses yeux, des yeux d'enfant, pas un fragment de la commune ni du pays, peut-être de la planète, n'était épargné. Au pied de la demeure familiale, la Peugeot 504 se sacrifiait aux caprices de la tempête, avait troqué le blanc cassé de sa carrosserie pour une abominable teinte amarante. Patrick ne s'était attardé auprès d'elle, il avait fui le jardin trouver refuge en intérieur, probablement de justesse. Avoir dû livrer son véhicule à pareil désastre n'avait pas été pour améliorer son humeur, et il était décidé à faire entendre son désarroi à qui n'était pas enclin à l'écouter, en attestaient les rugissements émanant du rez-de-chaussée.

Percevant ces notes colériques, les deux frères préférèrent ne pas s'aventurer hors de la chambrée. Tous deux s'installèrent sur le lit côte à côte, sans se toucher, à faire crépiter le plastique de la bâche en l'attente d'une accalmie à l'extérieur comme au sein du foyer. Une sinistre placidité rythma cet interlude, que le timbre chuchotant de Maxime vint briser pour un instant fugitif :

— Si tu parles à qui qu'ce soit de ce qui s'est passé ici aujourd'hui, t'es mort. Tu m'entends ? T'es mort.

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