V

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La tempête s'étala sur toute la fin de l'après-midi. Vers dix-huit heures trente, mugissements du vent et fracas de la pluie ralentirent, pour s'éteindre passé dix-huit heures quarante-cinq. À leur départ, des lueurs crépusculaires investirent le ciel, qu'elles fissurèrent pour déverser sur le village leurs rais orangés et roses. Au cœur de ces tranches scintillantes, les insectes s'amassaient en fins nuages, attisés par les projectiles en décomposition. Roulés dans la boue et la lumière, les cadavres de poissons se flétrissaient. Il y avait eu la tempête, le tumulte, ensuite le calme des dernières gouttes, celui du retour du Soleil, et maintenant l'odeur. Infâme parfum de la Mort, celui des chairs nécrosées.

Couverts de cette sérénité climatique, les garçons abandonnèrent leur abri et descendirent à pas feutrés au salon. Plus une obligation morale qu'une envie. Une telle catastrophe ne pouvait leur assurer une fin de journée paisible loin des remontrances ou des tâches ménagères, qu'ils n'étaient en droit d'esquiver, en dépendait leur salut. Une juste observation : eurent-ils atteint le tapis de la pièce-à-vivre que Patrick, engoncé dans les coussins de son fauteuil, une cannette à la main, les interpela d'une voix sans colère, mais fortifiée par les chapes de houblons, de levure et de malt :

— C'est maintenant que vous vous pointez ?

Les frères stoppèrent le pas. Nez au sol, bouches closes.

— Où qu´vous étiez ? Dans vos chambres ?

Sans le son, les têtes furent hochées de concert. Patrick gardait pourtant ses yeux tout à sa bière.

— Et où c'est que vous croyez aller comme ça maintenant ? Z'aviez quand même pas l'intention de remonter là-haut alors que le jardin est un vrai charnier et qu'il faut le nettoyer au pas de course ? Sinon ça va coller.

Bien que leur refusant toujours son regard, il prit acte des têtes cette fois secouées de gauche à droite.

— Tout l'jardin, vu ? Et ma voiture aussi, tant que vous y êtes. Ça vous apprendra, enfants indignes, à jouer les pleureuses dans vos chambres.

Maxime et Antoine rengainèrent leur amertume et traînèrent leurs jambes à la cuisine s'armer du matériel nettoyant. Ils passèrent la porte sur les derniers grommellements de Patrick :

— Même pas foutus de v'nir consoler leur pauvre mère morte de trouille… C'est pas des mecs que j'ai, mais de vraies nanas. Mon Dieu aidez-moi parce que j'ai fait deux putain de gonzesses.

Sentence sévère, mais insusceptible d'appel. Chacun prit sur lui les insultes proférées. Avec le patriarche, toute tentative de dédit était par avance vouée à avorter, à plus forte raison quand ce dernier avait entrepris de faire un sort à sa réserve d'alcool et que son nez tournait carmin.

Éponge dans une main, sac poubelle dans l'autre, les frères Dereuil postés sur le perron jaugèrent l'étendue des dégâts. Et quels dégâts ! Au bas mot, l'équivalent de trois heures de nettoyage, et ce sans compter le temps nécessaire à la taille et la replantation des fleurs et arbustes, encore que disparates. L'essentiel de la parcelle, tapis granuleux originairement d'un beige clair, présentait la désolation d'une zone de guerre où les adversaires auraient lutté, péri et nourri le sol de leurs cadavres exsangues. Rouge, le terrain tout entier était rouge. Rouge et malodorant ; il empestait comme le Paris du XVIIIe siècle. La charogne, la moisissure, les excréments. Dans les larges flaques de sang et d'eau stagnants qui l'agrémentaient de loin en loin, macéraient les poissons déchiquetés. De leurs étangs fumants perçaient une nageoire, un dos, une queue. Parfois, le reste d'une tête surnageait bouche ouverte, désireuse de reprendre son souffle, alors fixait le spectateur, un air suppliant imprimé dans ses globes. Ces carcasses s'entouraient de leurs viscères roses et blancs. Des centaines de fragments de foies, d'intestins, de cœurs et d'œsophages pigmentaient la terre mouillée, creusaient de petites vacuoles à même les tentures du mobilier de jardin ou la carrosserie de la camionnette. Ils y libéraient l'immonde potentiel astringent de leurs gaz.

— Relouuuuu… soupira Maxime, les mains au visage, avant de se reprendre. Bon ! vu que c'est grave le bordel, on va faire simple : je lessive la voiture de 'Pa et toi, tu ramasse toutes ces merdes puis tu les fous dans la poubelle.

Dérouté, Antoine se dédia à l'étude d'une bête en charpie à moins de cinq pas. On dirait un peu…

Une horrifique figure, Oh si familière. Dans les chairs de l'animal, l'enfant reconnut cet effroyable portrait : le buste d'écorché. L'homme-tronc à moitié déchiré qui trônait sur l'étagère du docteur Dubourg, le médecin de famille. Une réplique à moitié humaine (la gauche) dont la bouche s'étirait en travers de la joue, en un rictus de gencives à vif et de dents prêtes à mordre. À chaque visite, son globe oculaire sans paupière semblait épier Antoine en tout point du cabinet, tandis que sous la paroi osseuse de son crâne coupé en deux pulsaient les lobes veinés de sa cervelle.

Depuis des années, les consultations médicales étaient vécues comme d'interminables calvaires. Antoine avait beau dévier son regard de l'ignoble statuette, le rediriger vers les lunettes papillon du praticien, sur le bureau laqué et sa bulle d'ambre cristallisée, au fond de laquelle était piégé un insecte, ou la grande affiche de phytothérapie, il finissait irrémédiablement par revenir à l'objet de ses angoisses. La créature de porcelaine appelait à une surveillance ininterrompue. Si vicieuse, elle aurait été capable d'exploiter une baisse de vigilance chez l'enfant pour l'attaquer. Quitter sa place, tracter son corps sans bras ni jambe, à la seule force des dents plantées dans les lames du plancher ramper à l'ombre d'un meuble pour le surprendre. Ainsi, Antoine scrutait, veillait et guettait encore avec une constante terreur. Et toujours, du haut de son piédestal, l'écorché lui rendait son regard.

Le poisson arborait un même hideux visage, et sa peau éclatée dévoilait la vérité universelle du corps, une réalité organique où se mélangent deux camaïeux palpitants de bleu et de rouge.

Une implacable nervosité l'ébranla, et Antoine protesta :

— Attends, j'ai même pas de gants ! Je veux pas toucher ça, moi ! C'est plein de saloperies ces trucs-là en plus, j'suis sûr.

— Tu préfères peut-être que le daron nous tombe dessus ? Arrête de jouer à la tarlouze et mets-toi au boulot ou c'est moi qui t'en colle une !

La menace abolit ses dernières réticences et il déplia son sac puis commença à arpenter la zone. Passant de flaque en flaque, accroupi les mains immergées dans de sombres profondeurs, il extirpait par poignées les épaves spongieuses et carcasses encore garnies d'os et de viande. Sous ses doigts, crépitaient les arrêtes, suintaient les boyaux chargés de résidus hétéroclites, encore qu'égaux en répugnance. La nausée le gagna, il eut à contrôler ses inspirations plus que ses gestes, et couler l'air contaminé entre ses incisives. Écailles et lambeaux infiltrèrent ses ongles, au point de l'astreindre à ne plus prêter garde qu'au sac de toile plastique noir, aux airs de housse mortuaire, que morceau par morceau il emplissait. Sur chaque salve, une symphonie de craquements s'élevait de la poubelle ; une nouvelle salve, et la promesse de ne jamais plus consommer de poisson se précisait chez le garçon.

Antoine et Maxime exécutaient avec âpreté mais grande assiduité leur pensum quand une ombre, affadie par la mort du jour, trancha le jardin. Devant la propriété, Bernard Esposito, voisin de la famille et aigri notoire, avait arrêté sa marche. Accoudé au muret délimitant la parcelle, il admirait les garçons à l'œuvre sans masquer l'ébaudissement que ce spectacle lui inspirait. Se réjouir du malheur de ceux qu'il ne portait pas dans son cœur : une rare et belle opportunité pour le résident atrabilaire, trop rare et trop belle pour l'ignorer d'un tourné de talons. Un sourire narquois lacéra son visage de nouvelles rides lorsqu'il s'adressa aux fils Dereuil :

— A ! Bén coullun[1] ! Qui aurait cru que vous seriez bons à que’que chose, en fin de compte ? Mon vieux, pour ça y’en a, du boulot ! (Il émit un sifflement admiratif) Z’avez pas l’habitude, hein ? Prions pour que ce chantier vous mette un peu de plomb dans la caboche et vous apprenne les bonnes manières, à tous les deux.

Le commentaire incita Maxime à se séparer du véhicule. Une note de malice anima sa réponse :

— Du plomb dans la caboche, Ah ouais ? Ben tiens, t’as qu’à foutre ça dans la tienne en attendant, gros con !

Une impressionnante poignée de viscères trempés de sang fendit l'air. Pilotée par une force mystique, elle décrivit une ligne droite, fila sifflante au-dessus du crâne d'Antoine pour achever sa course au centre du visage éberlué du voisin. L'agglomérat s'écrasa sur le nez aquilin, éclata en une effusion écarlate qui recouvrit jusqu'à la calvitie du malheureux Bernard.

Il y eut un silence estomaqué. Passé le choc, il dégagea d'un geste agressif les résidus poisseux de sa peau, sous lesquels apparut une figure tordue par la rage. Sa voix, que la colère faisait étrangement grimper dans les aigus, retentit dans tout le pâté de maisons :

— Gredin ! Vermine ! Fi’ d’cheun ! Véque par qui, t’vas voér ta goule[2] ! Je vais te donner ine correction dont tu t’souviendras jusqu’au jour de ton exécution !

Son hystérie, conjuguée à sa figure hirsute et biscornue, n'impressionna en rien Maxime, plus amusé qu'effrayé par cette menace en l'air. Là n'allait pas s'arrêter la provocation ; aux yeux de l'adolescent, celle-ci prenait des allures de jeu d'enfant.

— Ramène-toi le fossile ! Qu'est-ce qui te retient ? Viens donc botter mon p'tit cul, il est tout à toi !

Il souligna son invitation d'un tortillement de séant qui ne fut pas pour tranquilliser Antoine, encore trop jeune et impressionnable pour partager son enthousiasme impertinent. Ces facéties, bien que plutôt inoffensives, devaient toujours lui déclencher de vives appréhensions. Fais-pas ça… Cela dit, le spectacle de son grand frère, agitant son bassin avec entrain, euphorique et giguant au milieu d'un champ de sang, et ploum-ploum tralala, véhiculait un certain charme hypnotique. Captivant, mais tout autant inquiétant, au seuil de l'effroi.

Arrête, tu devrais pas, non, tu devrais pas Max…

D'un pas assuré, Bernard avait dépassé le muret sans jamais défaire son regard de l'objet de sa furie. Arrivé à hauteur de Maxime, il prit une minute pour le toiser. Sa respiration était lourde et bruyante, peut-être un peu fatiguée ; sur chaque expiration, ses narines se dilataient, tels des naseaux de buffle. Deux sourcils broussailleux plafonnaient des yeux cirrhotiques injectés de sang, conférant au voisin une allure sévère, quoiqu'un rien comique, que renforçaient les points et zébrures rougeâtres incrustés dans ses pores, ainsi que dans les rides à son front et ses joues. Il leva une main percluse d'arthrose qu'il suspendit au-dessus du crâne de Maxime. Prudence, le jeune vaurien eût pu jouer des crocs.

— Oh Esposito ! Baisse-moi cette foutue main !

La voix gutturale de Patrick retint le geste. Comme un démon surgit des entrailles de la Terre, le père Dereuil avait investi la scène en un éclair. À la double-fenêtre du salon, l'un des vantaux avait été déverrouillé, et par une illusion d'optique qu'accentuait la frayeur des trois observateurs, son châssis s'était détaché de son encoche pour mieux encadrer les larges épaules de l'homme qui la comblait parfaitement. Si imposant et massif, celui-ci paraissait faire corps avec les deux étages de la bâtisse.

Fort de l'intimidation générale produite, il fixa un regard courroucé sur Bernard, dont le bras amorça un recul craintif.

— Qu'est-ce 'tu fous ? T'as pas intérêt à toucher à mon garçon !

En dépit de sa confusion, et plus encore de la peur que cette apparition avait éveillée, Bernard feignit la bravoure et bomba son torse osseux. Il n'osa toutefois approcher de nouveau ses doigts de l'adolescent.

— C’que je fais ? J’exerce mon bon dré[3], pardi ! Ton monstre là, il faut que quelqu’un se dévoue pour lui enseigner le respect de ses aînés. Vu que toi et ta bourgeoise, z’avez pas l’air décidés à éduquer ces p’tits drôles, c’est moué qui m’en chargerai, et cré-moué, Dereuil, c’est tout le voisinage qui va m’en remercier ! On en a marre de vivre à côté d’la famille Manson !

Contre le verre de la fenêtre restée close, le poing de Patrick s'écrasa dans un vacarme qui fit tressauter son opposant. Point de grosse casse, mais une jolie fissure agrémentait désormais la surface transparente ; Antoine en eut des frissons.

— Vieux sac à merde, à qui tu crois causer là ? Rentre chez toi ou je sors et j'te prends à coups de fusil ! Tu sais que j'le ferais ! T'as trois secondes pour dégager ton cul de ma propriété ! Un ! Deux !…

Le trois n'eut pas l'honneur d'arriver. Personne, pas même Patrick, ne sut jamais ce que la fin de ce décompte comminatoire aurait déclenché. Bernard se ravisa, et se hâta de traverser le jardin en sens inverse, sans un mot à destination des enfants. Tout au plus laissa-t-il planer une nappe de marmonnements injurieux à peine audibles : « … prochaine foué… enfant d'salaud… » De quoi manifester son mécontentement sans avoir à plus essuyer les foudres de ce lourdaud solidement charpenté, et surtout se préserver de sa mine patibulaire et poings de béton. Seul Antoine, planté sur son chemin, accrocha des bribes de ces ronchonnements, dont il ne retira que peu de sens. Qu'importe, du moment que cessât la confrontation. Il était déjà rassurant de constater qu'aucune altercation physique n'eût lieu et que chacun s'en tirât à bon compte, sans trop de bleus ni de bosses, hormis à son ego.

Tous retournèrent à leurs corvées et loisirs respectifs : Patrick au salon, ses lèvres encore humides de bière clampées sur une cigarette, Bernard à son domicile dans l'optique d'une douche méritée, et les garçons à leurs poissons.

Concernant ce dernier binôme, Maxime, ragaillardi par la petite rixe, refusa d'offrir à la sérénité une chance de s'installer. Il s'adossa à la la Peugeot, les bras croisés sur son buste. Concentré sur son petit-frère, lequel était retourné à ses flaques et ses poubelles, évidant les étangs nauséabonds de leurs déchets au rythme d'une génuflexion épuisante pour un si petit corps. Il réfléchit de longues minutes, un sourire naissant dans ses joues grelues. La confrontation avec Bernard Esposito, écourtée un peu trop vite à son goût, avait stimulé sa bonne humeur, si bien qu'il lui fallait à présent trouver une nouvelle source de distraction. Et quelle distraction avait-il là…

Accaparé par sa besogne, Antoine ne le vit pas quitter son poste puis s'accroupir près du cadavre d'une truite éventrée mais ayant conservé l'ensemble de ses membres. La voix de l'aîné, et plus encore son intonation folâtre, l'incitèrent à lever la tête :

— Antoine ! Eh, regarde un peu ça !

Il le rejoignit, suspendit à son tour ses pupilles aux restes de la bête. Sous les derniers rayons échappés des nuages ourlés d'or, que la nuit naissante grignotait en douce, elle exhibait depuis son ventre mou et béant des ribambelles de boyaux aux reflets roses piqués de sang et de selles. Le poisson, crevé tel un vieux ballon, se désagrégeait dans le soleil froid, laquée de sang et de poussière. Sans une moindre gratitude, la terre affamée se repait de sa dépouille, de même que la dizaine d'asticots grouillant sur ses intestins, entre les alvéoles encore moites des organes gras et odorants. Un met de Roi pour les charognards.

Le cheminement de ces minuscules êtres blancs, en quête d'un copieux dîner au banquet de la Mort, émerveilla Antoine.

— Dégueu, hein ? intervint Maxime.

L'enfant acquiesça d'un balancement distrait de la tête, absorbé par l'apparition progressive de cavités microscopiques que les asticots, sortes de grains de riz tortillants, foraient à-même la chair et la peau.

— Je parie que t'es pas cap' de le manger.

[1] Exclamation "fourre-tout". Expression saintongeaise (patouê saintonjhouê, jhabrail) ; langue d’oïl, langage encore présent en Charente, Charente-Maritime, dans le sud de la Vendée, des Deux-Sèvres et le nord de la Gironde. M. Esposito, que l’on devine natif de l’une de ces provinces, a parfois recours à des termes ou expressions propres à ce dialecte, traduits au besoin.

[2] (Saintongeais) : « Fils de chien. » « Viens par ici, tu vas voir ta gueule. »

[3] (Saintongeais) : « J’exerce mon bon droit… »

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