VI

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Il avait accompagné cette bravade d'une grimace jaune. Ses yeux bleus pétillaient avec une telle ardeur qu'ils semblaient détenir leur propre langage, et celui-ci était séditieux : Pauvre Antoine, pour tous triste fiotte, dans l'immondice plantera-t-il ses quenottes ? Antoine ne plia pas pour autant, conscient des limites de sa soumission, que l'incitation de son grand frère transgressait de beaucoup. Le seul fait de songer à poser un doigt sur cette chose rongée aux vers lui soulevait l'estomac, alors y plonger les dents…

— T'es malade ! Non, non, c'est trop dégueulasse ! Y'a pleins d'asticots là-dedans ! Il est tout pourri, ton poisson.

— Oh ! tu m'parle sur un autre ton, la pisseuse ! Et 'fais pas ta flippette comme ça là. T'es une vraie meuf, ma parole !

— M'en fous d'abord ! T'as qu'à le faire toi, mais moi j'y toucherai pas !

Il campa sur ses positions, bien décidé à faire front. Flancher ne représentait pas une option envisageable, pas avec ce cadavre animal suspendu par un crin de cheval au-dessus de son crâne. Entre son infériorité tirée d'un droit d'aînesse, qu'il n'admettait pas, et le dégoût de cet acte ignoble, le choix était facile. Toutes les brimades, toutes les remontrances, toutes les bastonnades de la terre ne l'auraient écarté de sa décision.

Maxime ne l'entendit pas de cette oreille. Fichu pour fichu, son samedi allait lui procurer un minimum de plaisir, dût-il s'écorcher les phalanges sur le visage de son cadet. Sa main au feu, le petit morveux allait l'avaler, son dû, consentant ou pas.

— Tu vas voir ! clama-t-il. Je vais t'le faire bouffer, moi !

Arrachée à la terre, la bête fut haussée, broyée entre les doigts. De son abdomen échappa une gerbe de viscères lardés de vers qui vint heurter le sol. Un spouich, puis un autre et encore un. La pression contre les flancs aux reflets opalescents faisait gicler par intermittence le contenu animal ; sur chaque pas de l'aîné, éclatait dans le ventre pâle une bulle saupoudrée de paillettes de fèces. Au passage de Maxime, se traçait un chemin de débris organiques, piste macabre qui ne semblait pas le rebuter.
Il progressait effectivement sans afficher d'autre émotion que de l'euphorie, un abominable sourire pour lui trancher le visage sur la largeur. Pour Maxime, ce que chacun observait comme répugnant chez la créature ajoutait à l'exquis de son acte, par la grâce de ces organes et de leur brillante teinte incarnat ; ajoutait donc au régal que prodiguait le calvaire de cet enfant, ce fils à maman, gelée d'eunuque aux boucles angéliques, aux doigts roses et lèvres gourmandes. Ah putain, ouais… Farcir cette bouche de salope de merde pleine de vers. Mange, vient manger l'ordure, petite salope.

Antoine regarda ses doigts se couvrir d'écailles, dans la peau et les tripes s'enfoncer, ployer la tête pointue dont les yeux avaient jailli de leurs orbites, pareils à deux billes de plomb. Le regarda se dresser face à lui, tendre sous son nez l'amas de miasmes et de charognards sur cette injonction : « Avale ! » Il assortit son rejet catégorique d'un air de défi mêlé d'une touche de fierté. Une deuxième sommation ; la réponse demeura inchangée. À la troisième, le ton se hissa à un nouveau degré. Antoine serra les poings, pouces en dedans, et s'étarqua de toute sa courte stature.

— J'ai dit non !

Bien que stupéfait par cet aplomb, Maxime ne se découragea pas et tenta d'administrer de force la ration à la bouche récalcitrante, aussitôt détournée avec le reste du visage. La tête énuclée du poisson frappa contre la joue ; elle y déposa une moite pellicule malodorante. Antoine esquiva les tentatives l'une après l'autre, en dernier recours tendit les bras aux fins de repousser ceux de son frère. Si ses capacités physiques ne pouvaient rivaliser avec la force de l'aîné, il avait bon espoir que son entêtement suffirait à annihiler ses velléités. Il n'en fut rien. Maxime agrippa de sa main libre les boucles blondes et tracta la tête en arrière.

— Ouvre ta putain de bouche !

Il brandit la truite, paré à plonger son bras jusqu'au coude au fond du gosier. Au-dessus des yeux d'Antoine, le poisson achevait de se vider, s'égouttait dans ses cils comme autant de larmes rouges. La vision de la bête ballotée dans les airs et si proche de sa figure eut raison de son courage d'enfant : ses protestations laissèrent place à des hurlements paniqués. Tellement hauts et intenses, comment si petite bouche, si petit buste, pouvaient-ils produire de tels sons ? Il eut fallu que sa mâchoire se déplie jusqu'au sternum, que sa bouche avale toute sa figure. Pour autant, ses cris sourdaient de sa gorge arquée, intarissables.

Loin de l'attendrir, ils renforcèrent la hargne de Maxime. Si ce petit imbécile ne calmait pas vite ses vagissements ridicules, il allait leur attirer à tous deux de sérieux ennuis.

— Arrête de brailler, enfin ! Tu vas rameuter 'Pa, c'est ça qu'tu cherches ?

Une crainte fondée qui ne trouva pas les oreilles d'Antoine. Et les cris de redoubler de puissance. Ils s'étalèrent sur le jardinet jusqu'aux fondations de la villa, dont la porte d'entrée s'ouvrit dans un fracas de tous les diables sur un Patrick hors de lui.

Son épaisse figure se crispait sur une expression noire. Pas une minute, non, décidément, il n'aurait pas même droit à une fichue minute de paix au cours de cette satanée journée. Son intervention eut pour conséquence de geler la scène : Maxime garda les doigts serrés, tant sur la chevelure d'Antoine qu'autour du poisson, mais son visage blême indiquait qu'il avait momentanément tout oublié de leur présence. Quant à Antoine, il sentit s'épanouir au fond de son bas-ventre une pression nouvelle, celle de sa vessie arrivée à saturation. Éreinté, son corps l'invitait à l'abandon. L'effet empirerait à mesure que s'emplirait l'organe ; s'il ne se dominait pas, le périnée se relâcherait. Une erreur fatale. Par ses nombreuses adjurations internes, l'esprit triompha de la matière, et l'envie de se répandre en urine lui accorda un répit.

— Qu'est-ce que c'est encore que ce bordel ? rugit Patrick. C'est comme ça qu'vous nettoyez le jardin ?

Dévalant le perron, il vint à la rencontre des enfants, à son passage fit gronder le sol, plus tendu et sensible qu'une toile d'araignée, sous les lourdes bottes de chasse qu'il ne déchaussait jamais. Loin de la lumière que sur lui épanchait l'éclairage de la maison, cet homme au crâne cabossé et au dos si grand qu'il obstruait la vue prenait l'allure d'un ogre. Sa silhouette se décalquait dans le paysage nocturne, angle par angle, muscle par muscle. C'est que le jour avait péri si vite. Dans un sournois silence, le ciel avait revêtu son manteau de ténèbres et chassé à l'Ouest les dernières brumes rouges du crépuscule, que les sombres cimes des pins fendaient pour partir se confondre avec le firmament.

Patrick approchait donc, avec lui charriait une aura de charbon. Silence, sa venue imposait autant calme que respect. Avec l'humilité muette de deux chiens battus, les frères coulèrent leurs regards à terre, au ras des bottes de chasse.

Patrick exigea des explications quant à ces escarmouches puériles, pointa un doigt menaçant sur celui qu'il s'avait en être l'instigateur. Maxime maintint son front baissé lorsqu'il présenta un semblant d'excuses d'une voix éteinte :

— C'était juste pour rigoler… on faisait rien de mal 'Pa.

Se retirait dans l'ombre l'adolescent bravache ; il rendait à l'enfant apeuré la place d'honneur.
Confirmation de ses dires fut demandée au cadet.

— Ben, euh… commença à bredouiller Antoine, oui, mais…

— Quoi ? PAAAAARLE PLUS FOOOORT ! s'emporta Patrick. T'es pas une fille que je sache !

— Par… pardon. Il… hmm… (il essaya de se viriliser) Il voulait que je mette ce truc dans ma bouche (il désigna de l'épaule le poisson tout juste lâché) et que je le mange, mais j'ai pas voulu et du coup… enfin, mais c'est pas trop important, hein ? J'ai crié un peu pour le faire arrêter, c'est tout.

Une éternelle gravité dans les yeux, le père Dereuil détailla à tour de rôle ses deux garçons avant de déplorer :

— Deux vrais cons, voilà c'que vous êtes ! Toujours à causer des emmerdes, et c'est moi qui dois ensuite passer derrière vous ! Ça vous amuse peut-être, mais pas moi ! (Il s'adressa à Maxime) Toi, quand est-ce que tu vas te décider à te comporter en adulte, bon Dieu ? T'as treize ans, y s'rait temps que t'arrêtes tes gamineries. (Puis, passant à Antoine) Et toi, y'en a marre de t'entendre gémir du matin au soir. J'ai pas élevé une lopette, alors tu vas relever la tête, m'essuyer ces putains de larmes, et commencer à agir comme un vrai homme !

Muscles du cou tendus, joues rubescentes et veines palpitantes, les beuglements de Patrick comportaient cet effet surréaliste de le défaire de l'homme pour le transformer en un hybride mi-homme mi-taureau. Plusieurs minutes lui furent nécessaires pour récupérer un visage humain à présenter aux enfants tremblotants. Les suites de son courroux lui confirmèrent ce qu'il avait toujours soupçonné : poigne et discipline étaient l'unique recette miracle, la seule à lui certifier l'obéissance instantanée de ces gredins, extorquée par un seul regard. « Si pareil à un chien » aurait dit Pavlov. Voilà ce que ces corniauds requéraient.

Vivifié par cette conviction, il décida de pousser l'expérience à son paroxysme et d'en faire une leçon de vie que les frères Dereuil n'oublieraient pas de sitôt, mais dont ils ne manqueraient l'en remercier à l'avenir. Ça, ils allaient s'en souvenir toute leur vie. Amour vache, le seul auquel Patrick eût cru.

— Tiens, reprit-il d'un ton plus posé à l'attention d'Antoine, il te prend pour une lavette ?

Un furtif haussement des épaules affirmatif en guise de réponse.

— Bah t'as qu'à montrer ce que t'as dans le ventre tout d'suite. Prouve à ton frère que t'as des couilles et fais-lui fermer sa gueule : bouffe cette merde, vas-y.

Antoine eut un sursaut. La mine déconfite, il considéra l'animal à ses pieds. Déglutit. S'il lui avait été délicat de s'opposer à Maxime, contredire son père avait tout d'une démarche suicidaire.

— 'Pa, je lui ai déjà dit non… et puis si je tombe malade à cause de ça Maman va pas être contente et tout…

Cette observation fit remonter en flèche la tension de Patrick. Évidemment, ce petit couard allait se réfugier dans les jupes de sa mère, et évidemment, cette dernière l'aurait couvé et surprotégé contre un danger qui n'a de danger que le nom ; comme à son habitude, aurait emmitouflé le précieux fruit de ses grasses entrailles d'une couche lénifiante, sécrétion mielleuse typique du genre féminin, pour l'isoler du monde extérieur, de sa brutalité, de sa cruauté, par conséquent de sa réalité. S'interposer entre le fils et son père, et ce malgré tout le bienfondé et la noblesse de cette instruction paternelle, Liliane en aurait été capable. Incroyable. L'arrogance de cette satanée femme, oser contrarier l'intérêt sporadique d'un homme pour ses enfants... Patrick n'allait pas lui faire ce plaisir, pas cette fois.

Il saisit Antoine par le col, d'une seule main le souleva à plus d'un mètre au-dessus du sol, puis le secoua sans plus de hargne ni d'énergie. Eût-il égoutté un vieux torchon détrempé. Mais c'est que ce couillon a raison, t'as vraiment tout d'une lavette mon p'tit, nota Patrick en lui-même. Vingt-cinq kilos de pur mou de veau.

Plus surpris qu'inquiété, Antoine raidit ses muscles et se laissa bringuebaler sans omettre de protestation. Il préférait encore ce désagrément mineur à la poussière encollée sur ses tibias, plus encore au cadavre à branchies n'attendant que l'empreinte de ses dents de lait. Au reste, s'il ne donnait signe d'effroi et si sa détermination domptait ses pleurs, peut-être Patrick, impressionné, se découragerait avant lui. Du moins l'espérait-il sincèrement.

La duperie de cette hypothèse ne s'imposa pas longtemps. Une dernière secousse, et Patrick précipita Antoine contre terre, mains et rotules dans la saleté. Puis il pressa sa puissante paume à l'arrière du crâne doré qu'il envoya explorer au plus près l'intérieur de la créature putride, geste qu'il ponctua d'un « Mange ! » sec et rude qui eut raison des derniers atomes d'hésitation de son disciple. Quand il s'en donnait la peine, Patrick savait se montrer, à défaut de fin pédagogue, d'une conviction à toute épreuve.

Ses illusions dissipées, Antoine prit un temps, le nez au bord des viscères suintants, pour fermer les paupières sur la scène. S'en détacher. S'il lui était donné d'occulter, même partiellement, l'atrocité de ce qu'il s'apprêtait à faire… Grand Dieu, il allait donc le faire ! Tout portait à le croire, mais auquel cas la leçon perdrait de cette atrocité, et maître comme élève resteraient en bon terme. En théorie.
C'était sans compter sur le fumet que la truite libérerait sous la lumière de la Lune à peine levée, et qui dans les narines allait grandissant. Cette odeur… prompte à faire révulser un estomac. Une seule exhalaison, et Antoine était parcouru de soubresauts convulsifs ; aussitôt anticipait-il la consistance savonneuse de la chair faisandée, derrière le velours râpeux des écailles, sur ses papilles, comme les spirales des parasites contre son palais.
Des diamants de sueur illuminèrent son front. Du bout asséché de sa langue, il humecta ses lèvres d'un voile évanescent de salive, puis déverrouilla sa mâchoire qui tomba en un mouvement décomposé. Comme il s'accrochait encore un peu à l'idée d'une simple mise à l'épreuve morale, pour laquelle il supposait que cette démonstration eût suffi à prouver sa vaillance, il leva un œil en direction de son père. La souveraineté d'un doigt pointé sur le poisson contrecarra cet espoir. Aucune échappatoire.

Lentement, les dents pénétrèrent la matière. Elles s'enfoncèrent dans les tissus mous, ne connurent aucune difficulté à en perforer de plus grenus, parfois seulement buttèrent contre une arête effilée qu'elles finirent par briser. Tout un kaléidoscope sensoriel déployé à mesure que la truite morte se sacrifiait à la mastication. Le caoutchouc des intestins. L'élasticité du foie. La tendresse de la vessie. Un par un, les organes éclataient sous l'émail, se crevaient et se vidaient de leurs jus âcres. Gluant, friable, liquide ou rugueux, l'écosystème de ces entrailles pétillait en bouche et tamponnait la gencive. Antoine ne s'attardait pas à mâcher, il dépiautait de modestes portions qu'il faisait dans l'instant glisser jusqu'à son pharynx, prenait à peine soin de ne pas laisser les rognures effleurer sa luette ni obstruer sa trachée. Entre chaque bouchée, une respiration buccale le protégeait encore de l'asphyxie. Nonobstant cette disposition, de par sa force l'aigreur de la pitance accablait les papilles ; elle faisait monter les larmes aux yeux et le cœur aux lèvres, emportait un excès de sucs pancréatiques, alors irritait l'œsophage. Douloureuses sensations que renforçait le gigotement des asticots, tantôt tranchés, voire broyés, tantôt gobés vivants puis renvoyés à la poche acide de l'estomac. Au fond de la cuve gastrique, grouilleraient les larves blanches. Y festoieraient, continueraient à ronger les restes de chairs mortes, en l'attente d'être dissoutes et évacuées ; se développeraient, leurs corps en accordéon distendus par les sucs et graisses que ces vermines auraient dénichés sur les flancs de l'organe colonisé.

Un nouveau spasme saisit Antoine à la poitrine. Ils vont encore bouger à l'intérieur de moi, vont manger tout ce que j'ai dans les tripes… Est-ce qu'ils vont même grignoter mon ventre aussi et percer pleins de petits trous dedans et que je mourrais ? Tremblait, suait, mais toujours avalait, avalait, avalait.

Initiateur incontestable et incontesté du châtiment, Patrick en avait surveillé l'exécution de son air sévère sans se fendre d'un son plus explicite qu'une expiration appuyée. Lorsqu'un quart du poisson eut été englouti, il adressa ces mots à Maxime :

— Alors ? Tu trouves ça toujours aussi marrant ?

L'aîné y répondit d'abord d'une grimace à la croisée du dégoût et de la pitié, qu'il cacha à moitié derrière ses premières phalanges.

— Non… Là, c'est franchement triste.

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