VII

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— J'crois qu'on va arrêter ici. Vous avez tous les deux compris.

Ce disant, Patrick coinça séance tenante sa main sous l'aisselle d'Antoine et l'aida à se remettre sur pieds. Les cuisses du garçonnet n'étaient que deux tiges de mousse, les muscles engorgés de ce poison visqueux qui circulait péniblement encore quelques minutes plus tôt dans le système au repos de la truite. À l'issue de trois essais, il parvint à tenir la station debout de son propre chef, bien que son corps connût plusieurs balancements et qu'il lui fût impossible de conserver la raideur de son dos. L'insoutenable élongation de sa colonne vertébrale le contraignit à se courber, tête baisse, bras enroulés autour de la taille en une chaleureuse ceinture censée apaiser ses tourments intestinaux. Le tonnerre au fond de son estomac faisait vibrer son organisme. Remua ses viscères une orgie de crampes et de spasmes d'une violence telle qu'elle l'enjoignit à se fléchir davantage, jusqu'à coincer son nez entre les rotules et à resserrer ses coudes.

Patrick ne s'en attendrit pas, l'eut-il à peine remarqué.

— Eh bien ! s'exclama-t-il d'un ton enjoué, t'es fier, hein mon p'tit ? Pourquoi qu'tu fais cette gueule, t'es pas content ? T'as pourtant prouvé que t'en avais !

Un puissant borborygme, puis une nouvelle crampe. Antoine se sentait prêt à défaillir, accablé par les protestations de son ventre. Se sentait nauséeux ; nauséeux et sale. Et fiévreux. Et mal, mal, mal…

— Ooooh… gémit-il. J'vais être malade…

Pour corroborer cette assertion, il plaqua sa main contre une bouche parsemée de déchets, contint un renvoi dont l'onde se répercuta contre ses omoplates et fit remonter la bile à sa glotte. Le flot acide lui extirpa deux ruisseaux de larmes amères.
Il le devina : la prochaine fois, il ne s'agirait plus de bile. Plus de suc jaune et caustique. Non, un autre hoquet et le sang teinterait à nouveau sa bouche, un sang noir chargé de caillots, de morceaux de tissus de fragments de viscères de nageoires de queue d'écailles d'arêtes de branchies de poumons de foie de merde. De vers. Un dernier haut-le-cœur, et ces créatures visqueuses et blanches, piquées de deux minuscules yeux sombres, seraient expulsées de son fundus, gagneraient l'œsophage pour venir lui chatouiller le larynx.

Les vers n'avaient conscience de rien ou de pas grand-chose, exception faite de leur environnement strictement circonscrit et de leurs propres besoins fonctionnels. N'étaient donc animés que par leur instinct, dans le prolongement de celui-ci par une primaire volonté de manger, manger pour vivre, manger pour avancer. Pour cela, on ne pouvait pas les blâmer. Retournés à la bouche, ils se logeraient autour des gencives, entre les dents, au creux des joues ; aucune organisation spécifique dans leur déploiement, l'asticot est une espèce qui ne se soucie pas de la collectivité et ne reconnaît pas de hiérarchie parmi ses semblables. Chacun se repaît de cette viande rose et chaude sous le tube gras de son corps, qu'il constelle de milliers de tanières où se frayer un chemin, toujours plus loin, plus profond, toujours à déchiqueter de ses mandibules l'étendue nourrissante… tchac tchac tchac tchac, comme se découpe une étoffe. Creuser l'étoffe, s'y enfoncer, avaler, dans cette antre se blottir contre les épaisses parois humides de sang ; s'y lover, dormir, puis manger, manger, manger encore. Atteindre le stade pupal. Ici arrêter le gavage. Alors pulluler. Se multiplier. Pour que de la chair naquisse la mouche.

Les geignements d'Antoine s'élevèrent, de suppliante tonalité :

— Ils… je les sens bouger. Ils se tortillent dans mon ventre…

Il présenta à son père un visage livide grevé de deux yeux larmoyants. Pareils apitoiements ne connurent pas plus de succès que les précédentes tentatives.

— De quoi tu parles encore ? réagit Patrick. Merde, t'as enfin réussi à te comporter comme un bonhomme ! Tu vas quand même pas tout foutre en l'air avec tes pleurs de fillette ?

— Il a vraiment pas l'air au top, 'Pa, avança timidement Maxime. On dirait qu'il va dégobiller.

— Qu'il essaie pour voir !

Il va pas me faire ce coup-là, fulmina le père Dereuil. Bordel, s'il gerbe ce s'ra la fin de tout. Allez, reprends-toi ! reprends-toi, nom de Dieu !

— T'as pas intérêt à gerber ! J'te préviens, si tu dégueules ça va mal aller pour ton cul, t'as compris ? Oh, Antoine ! T'as compris c'que je viens…

Tout s'écroula. Antoine chuta. Anéanti, trop pour vaincre ou même combattre encore l'attraction de la pesanteur. Ce furent d'abord les jambes ; elles cédèrent brusquement, deux piliers de bois sec dont la base aurait été soufflée, précipitant l'enfant sur les genoux. Puis le buste, qu'il eut maintint de justesse hors de la poussière, à la force de ses mains ancrées dans le sol, coudes dépliés et bras tendus mais flageolants. Enfin la nuque, ce pivot fatigué. Le crâne, pareil à celui d'un pantin sans fils, ballotta dans le vide. La crispation des tendons, les tressautement de l'estomac ; un poing invisible cogne le plexus solaire, brûle la poitrine ; contraction des grands dorsaux, l'échine se soulève ; la gorge se dilate sous la pression d'une charge la traversant en sens inverse, et c'est le rebut stomacal qui jaillit d'une bouche que l'on ne sait plus clore.

Des flots d'un irréel rouge cramoisi, épais et grumeleux, ruinèrent la surface asséchée. Ils coururent dévorer l'espace entre les mains qu'ils enveloppèrent à leur tour de leur chape étouffante. La tourbe d'hémoglobine et de chair fusait, par trois, quatre, cinq giclées succinctes. Exhibition vécue comme un éternel cauchemar par les malheureux spectateurs qui ne purent qu'assister et subir. Jamais tourner la tête. Par-dessus un mutisme angoissé, mugit la rauque agonie d'un corps en lutte avec un mal intérieur dont il lui faut se purger sans plus attendre.

Avec ce mal rejeté, se répandait l'innocence du jeune garçon. Rendue à la terre froide.

*

Abraham… on m'empoisonne. Abraham…

Sauvez-moi…

*

Si leçon il y avait eu ce jour, elle n'aurait pas le loisir de pénétrer l'être du disciple, et Patrick n'eut plus qu'à contempler sa précieuse doctrine inonder sa propriété. La fin d'tout, la fin d'tout… rumina-t-il.

Plusieurs minutes, élastiques, étirées sur la parabole du temps, évidèrent le corps d'Antoine. À la fin, il se sentait petit raisin sec. Ce nettoyage effectué, il y eut une accalmie, celle de l'organisme purifié. Antoine retrouva de sa vigueur, dont il se garda de faire la démonstration, honteux de sa condition, du vomi sur son menton, et des deux chandelles de morve pendant à ses narines.

Les dernières traces rougeâtres furent chassées de ses lèvres lustrées de salive, d'un discret revers de manche, mais la culpabilité qui sur ses trapèzes pesait de tout son poids lui interdit de quitter sa prostration. Il garda la tête inclinée, les épaules lâches. Ne dévia pas de cette position lorsque Patrick passa près de lui et notifia son exil par une unique déclaration :

— T'es vraiment qu'une putain de déception.

Suivant une inclination naturelle à voir en tout adulte un être doué de sagesse, Antoine se conforma à cette épithète, hocha malgré lui la tête avec la lenteur d'une tendre soumission. S'imposa à lui, pauvre créature, l'authenticité de son infériorité intrinsèque. Qu'importaient ses efforts ou sa volonté, il échouerait à la vaincre. Il était beaucoup trop petit.

Telle la sentence immédiate du verdict, au départ de Patrick la voûte ténébreuse parut se décrocher. L'obscurité se déversa sur l'enfant, l'écrasa de son imposante redingote. Sous elle, Antoine se recroquevilla insensiblement ; forcé de s'y fondre, s'y perdre, y mourir, et par la mort de disparaître de ce lieu hostile à la lâcheté de l'homme de tout âge. Sept ans et aucune excuse, aucune expiation. Lui qui jamais ne deviendrait homme jamais ne serait digne du monde leur appartenant. Il revenait désormais à la nuit.

« Qu'est-ce qu'il a ? Qu'est-ce qui s'est passé ? »

Alors qu'il se rendait à elle, cette nuit se déchira. Elle se perça de deux mains aux ongles cerclés de sang séché, deux mains si pâles que le plus menu ray lunaire venait y accrocher ses particules arachnéennes. De douces paumes trouvèrent le chemin des joues d'Antoine ; elles les prirent en coupe, encadrèrent le visage qu'elles soulevèrent en direction des étoiles. Sous un écheveau brodé de points blancs brilla la figure lunaire de Liliane Dereuil. La vision d'Antoine, malaisée par ses troubles internes, n'attrapa que quelques traits de sa mère : un sourcil froissé, un œil écarquillé, une fine rigole jouxtant une narine et la commissure des lèvres. Des éléments éclatés pour un visage à l'organisation incorrecte, mais la voix, cette musique perchée quoique temporisée par une immuable bienveillance, emplit ses oreilles :

— Mon petit chat ! Mon petit chat va mourir ! De l'aide, quelqu'un ! Aidez mon petit, je vous en prie !

Maman était là. Maman n'était jamais partie et le voulait pour elle, tout entier, ne le partagerait avec quiconque, même les dieux de la nuit.

Maman était là, et Antoine ne voulut pas d'elle. Il apposa fermement ses doigts contre le poignet de Liliane.

— Je vais bien 'Man, arrête de crier s'il te plait. J'ai été un peu malade c'est tout, mais c'est fini et j'me sens déjà mieux, je te promets.

Sa voix, empâtée, n'aurait pas convaincu un sourd-muet. Il réitéra pourtant son rejet, écartant la main de son corps. Pareil égarement maternel, s'il se paraît d'une inquiétude sincère et compréhensible, ne pouvait qu'ajouter à son malheur ; Antoine avait à agir avec rudesse, même si ce geste ingrat se paya de remords. Sa malhonnêteté n'y était pas étrangère.

Liliane ne sut comment réagir. Elle pouvait pourtant le jurer : son propre sang l'avait appelée, il avait eu besoin d'elle, et elle avait accouru. Ce recul fulgurant la médusa, il ne répondait à aucune forme de logique, ressemblait trop peu à son fils. Non, ça n'avait pas de sens. À l'évidence, une force exogène d'une malveillance rare exerçait une influence sur Antoine, mais quelle était-elle ? Qui avait pu dévoyer son cœur innocent de la sorte ?

Par le craquement des lattes du perron, se fit jour la réponse à cette énigme. Patrick descendit les deux marches à faible allure, appuyant de tout son poids sur les colonnes de ses jambes, enfonçant ses semelles au cœur des lames de frêne mort. Sur son dos : un baluchon de toile. Et contre sa rotule droite, ricocha, dans un furtif tintement, le canon d'une carabine à plomb. Cling, cling. Avec un détachement surréaliste, il remonta une nouvelle fois le jardinet dans la longueur. Son impressionnante silhouette tranchait sur plusieurs mètres l'épaisseur des ténèbres, au milieu desquelles étincela la tige chromée de l'arme à feu. Redécouvrant son obédience innée, Antoine précipita à terre un regard terrifié. Quel sombre dessein pouvait motiver le retour de son père qui, dix minutes plus tôt, l'avait désavoué ? S'il projetait d'apporter sa conclusion à la récente déchéance d'Antoine… La lueur du présage de mort pendu à ce poing serré renvoya au garçon le mirage d'un cercueil minuscule auquel il ne pourrait plus échapper. Aussi petit et minable que la boîte d'Algernon.

Un fatalisme que partagea Liliane, plus blanche que la Lune qui les dominait tous trois.

— Qu'est-ce que tu fais ? C'est quoi ce fusil ? Patrick, explique-toi !

Ignorant son épouse, Patrick ordonna à Antoine de se lever, de courir se chausser et se vêtir chaudement.

— On décolle dans cinq minutes, me fais pas attendre, ajouta-t-il d'un ton péremptoire.

— On va où ? s'enquit Antoine.

— On part chasser.

Si cette annonce favorisa la circonspection d'Antoine, elle provoqua l'hystérie de sa mère. Liliane agita ses mains, dans le même temps la broussaille de ses mèches décolorées. Des cris aigus accompagnèrent ses mouvements tumultueux :

— Chasser ? À cette heure ? Mais c'est de la folie, Patrick ! Il est trop jeune ! Puis vous y verrez rien ! Et s'il se remet à pleuvoir des poissons, t'as pensé à ça ? Ou si cette catastrophe avait attiré les prédateurs ? Non, non, j'suis pas d'accord ! C'est trop dangereux !

Elle se jeta sur son enfant, poitrine en avant qu'elle plaqua contre la petite tête. Incapable de la mépriser plus longtemps, Patrick s'abaissa et la prit par l'épaule.

— Pas le choix, objecta-t-il, ton fils doit se reprendre en main, et tout d'suite. Tu veux qu'il finisse pédé, c'est ça ? Parce que c'est tout ce que t'arriveras à faire, à force de le materner comme ça.

Pas encore, je le permettrai jamais ! On fera pas deux fois la même connerie, pensa-t-il. C'est hors de question !

— Crois-moi cocotte, la chasse, ça lui forgera le caractère à coup sûr.

Bien que réticente à l'idée de se dresser contre lui, Liliane ne réussit à se résigner à envoyer son plus jeune fils crapahuter dans les bois enténébrés, l'arme au poing et la fleur au fusil. Du renard affamé au communiste camouflé dans les fourrés, n'importe quel danger pouvait l'y surprendre. Et qui l'aurait protégé ? Patrick ? Rien n'était moins sûr. Elle voulut protester, à tout le moins faire entendre raison à son mari, sans succès. Celui-ci demeurait inflexible, car tel était son vouloir léonin. Il acheva son discours par une dernière sommation à destination de la mère éplorée :

— Décroche-le de tes nibards et rentre à la maison tout de suite. Je prends le relai.

Contre l'omoplate de Liliane, les doigts de Patrick, réunis en une énorme pince, pressèrent les os et muscles, plongèrent leurs ongles entre les fibres des tissus jusqu'à la peau qu'ils cisaillèrent. Par ce geste, il lui intimait son ordre muet : « Reste à ta place. » Un choc électrique parcourut le membre, déclenchant une grimace de douleur. Atones, les bras se délièrent et retombèrent de part et d'autre du corps de Liliane, avec l'indolence lamentable de deux ailes brisées. Ils délivrèrent Antoine de leur étreinte. Sans un mot, mais pas moins d'amertume, celui-ci se sépara de sa mère, traina sa carcasse souffreteuse sur le sentier jusqu'à l'entrée de la maison où il échangea ses chaussons molletonneux contre la fraicheur de bottes de caoutchouc, qu'il enfila avec l'allant d'un condamné à mort. Ou d'une bête que l'on mène à l'abattoir.

Au jardin, Patrick fit rugir le moteur de la Peugeot. Malgré l'éprouvante averse à laquelle le pick-up avait dû faire face, contraint à y laisser son revêtement de même qu'une partie de ses vitres, ce dernier tournait encore comme une horloge. Aussi datée qu´était sa mécanique, elle jouissait d'une robustesse et d'une détermination forçant l'admiration. Petite fierté de son propriétaire, l'automobile en avait vu d'autres, du haut de ses dix années passées entre les épaisses mains frangées de poils noirs du père Dereuil. Elle avait le dos solide et la voix encore forte.

Deux puissants coups de klaxons, plus rocailleux que les mugissements d'une créature abyssale, incitèrent l'enfant à presser le pas.

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