VIII

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Père et fils contournèrent par l'Est le village, enfilèrent la départementale déserte à cette heure et uniquement éclairée par les rares chaumières encore pourvues d'électricité la bordant. La voie publique n'avait pour lors profité des bons soins de la préfecture girondine, faute de moyens et de préparation ; les vents et intempéries avaient surpris tout le monde. Une tempête comme l'on n'en avait jamais vue, dans cette région de Gironde. En attestaient les tapis organiques luisant dans les phares du pick-up, comme pour donner la réplique au clair d'étoiles. Preuve plus sérieuse : le tronçon d'un poteau téléphonique vautré en travers du chemin, les jambes dans le fossé et la tête dans le goudron, cordé dans la chevelure de ses câbles.

De nombreuses entraves, certaines périlleuses, parfois esquivées à l'ultime seconde grâce au seul bon vouloir de la chance, elles avaient sommé les excursionnistes de sortir de leur voie à plusieurs reprises par des écarts obliques si brutaux qu'Antoine avait craint qu'ils ne perdent leur chargement, projeté contre la carcasse du véhicule dans un brouhaha métallique. Par chance, aucune perte ne fut à déplorer, et malgré ces anicroches, les carabines, pièges et lampes torches ne quittèrent pas l'acier du plateau arrière durant ces trente minutes de parcours. Antoine se réjouit, quelque part, de ne pas avoir non plus eu à tâter la rugosité de l'asphalte du bord de la joue.

Patrick avait décrété que la zone la plus reculée et la plus dense de la forêt serait propice à leur battue.« C'est là qu'on trouve le plus de gibier, avait-il déclaré en prenant place sur le siège conducteur. Les animaux ont dû être attirés par tous ces morceaux de viande tombés du ciel, et j'te parie que y'aura personne d'autre que nous. Nan, personne n'aura pensé à aller cueillir le butin ; on va faire un massacre. » Le « massacre » avait été articulé avec un féroce engouement.
Antoine ne l'avait pas contredit, n'en avait pas moins pensé : Un butin à la fin d'avril ? Tu parles qu'on sera seuls. La saison de la chasse était passée depuis longtemps, et la fraîcheur ayant pris la suite de l'ondée avait sans nul doute encouragé les bêtes à gagner leurs tanières pour le reste de la nuit. Ce qu'aurait difficilement démenti l'incongru festin en lequel Patrick plaçait tant d'espoirs. Quand bien même l'excursion ne s'apparentait qu'à une vaine croisade, cet état de fait ne revêtait plus d'importance. Antoine ne trouvait plus la force de s'inquiéter de quoi que ce fût. Las, fourbu et encore sujet à de sérieuses nausées, il se contentait de suivre mollement, d'écouter d'une oreille les inepties de Patrick et d'abonder en son sens sans conviction. Automate au torse creux.

Au cours de leur trajet, tous deux échangèrent peu. Les cahots de la chaussée rythmèrent la traversée de cliquetis, talonnés par les roulements du sac de toile au fond duquel se débattaient les ustensiles. À mi-chemin, Patrick jugea cependant opportun de briser cette morne mélodie et de partager la nouvelle qui lui était parvenue dans l'après-midi :

— J'ai reçu un coup de fil du bricard Lacombe tout à l'heure, tu sais : Cassien.

Le chef de brigade Cassien Lacombe ; oui, il savait. Antoine émit un faible acquiescement que l'homme reçut comme un encouragement à poursuivre :

— Il a pas mal de boulot aujourd'hui au commissariat, rapport à tout ce bordel avec les poissons, les pannes de courant etc. 'Parait même que ça s'rait de la faute d'un avion tout ça. Eh oui mon p'tit, comme j'te le dis : un putain d'avion qui aurait juste paumé sa cargaison en vol. Tu l'crois ça ? (Il y croyait) C'est pas sûr encore, hein, mais on pense que c'est un coup de ces enfoirés de Rouges. Moi j'suis persuadé que c'est eux, en tout cas. Les soviets ou des Algériens, dans le genre de ceux qui sont pas foutus d'apprécier l'aide qu'on a bien voulu leur refiler de l'autre côté de la mer. T'en as entendu parler ? (Pas vraiment) De la sale race… Voilà ce qu'on récolte à vouloir se montrer bienveillant, c'est moi qui te l'dis. Ça… J'te foutrais tout ce beau monde dans des galères direction l'Afrique, et hop ! ciao les rebeus et bonjour chez vous ! Ça traînerait pas, tu peux me croire.

Un nouvel assentiment s'éleva du siège passager.

— Enfin bref, Cassien m'appelle, et il me dit qu'il est passé y'a pas plus de cinq minutes juste à deux maisons de la nôtre. Évidemment, je lui demande ce qu'il foutait dans le quartier, peut-être qu'il avait arrêté un voisin ou quelque chose dans ce style. Sa réponse… putain, elle m'a laissé sur le cul. Écoute bien : il avait dû intervenir en plein pendant une fête de gamins. « Si, si, une fête avec des tas d'enfants » qu'il ajoute. Pour de bon, la brigade a débarqué dans le jardin de la maison, ravagé par la pluie comme tu t'en doutes, et là t'avais au moins huit mômes qui couraient dans tous les sens en poussant tout plein d'cris et en pleurant comme si qu'leur chien venait de claquer sous leurs yeux. « Je t'assure, il me dit, ça beuglait de partout, ça chialait et ça cavalait, je ne savais plus où donner de la tête ! » Et tu dois te demander : « Mais qu'est-ce que les keufs pouvaient fabriquer là-bas ? » Beh figure-toi qu'ils avaient reçu un coup d'fil d'une femme en panique totale qui disait que son mari avait pété les plombs quand la pluie de sang leur était tombée sur le râble, et qu'il était maintenant en train de terroriser les pauvres gamins.

Une saveur amère envahit la bouche d'Antoine, qui se retint toutefois d'intervenir.

— Et c'était pas une blague ! Y'avait bien ce maboule d'Escudier déguisé en clown qui s'agitait en plein milieu de son jardin ! Apparemment c'était pas beau à voir. Cassien m'a décrit l'truc : le gars avait perdu la moitié de son maquillage, et ses vêtements étaient couverts de sang et de boyaux, mais il s'en foutait, et il frappait contre le sol à mains nues, et il menaçait ceux qui s'approchaient de lui, il a même jeté des cailloux sur les flics. Des cailloux, sans déconner ! Il aura fallu quelque chose comme quatre condés pour l'immobiliser et lui passer les menottes. Arrêté comme ça, devant tous les mioches. Le type comprenait pas c'qui lui arrivait, il faisait que gueuler des trucs bizarres : que le pays était assiégé, que les ennemis étaient passés à l'offensive et je sais plus trop quoi encore comme conneries. Il hurlait toujours quand Cassien l'a enfoncé dans sa bagnole, et la route jusqu'au commissariat a été mouvementée d'après ce que j'ai compris. Ben tu m'étonnes ! Tout ça pour dire que ce taré va finir ses jours à l'hôpital psy, entouré d'autres malades, et on n'en parlera plus. Cassien avait l'air de trouver ça incroyable, mais franchement ça m'étonne pas plus que ça, je savais que c'était qu'une question de jours avant que ça arrive. Ce vieux clown cinglé… on dit que c'est de la faute à la guerre et à tous ces bridés, mais j't'en foutrais. Escudier, il avait un sale pète au casque dès le début que l'âge a pas arrangé, voilà tout, et l'asile lui pendait au nez depuis un sacré bout de temps. C'est juste con que ça a dû arriver le jour de l'anniversaire de son gosse, mais j'imagine que c'est le destin de tous les enfants d'vieux.

Quelle réponse apporter ? Le pincement au cœur d'Antoine parla pour lui. Il en avait déjà trop vécu aujourd'hui pour y ajouter des mots. Cette abominable journée lui faisait l'effet d'une éternité. Il n'aurait pas dû se trouver ici, à attendre un acte expiatoire qui ne faisait pas sens. À cette heure, petit Antoine aurait dû égayer sa chambre monastique, repeindre ce cloître de fresques cosmiques à l'issue d'un dîner composé de pâtes soit trop dures, soit trop molles, assaisonnées d'une sauce tomate trop sucrée. Honorable pitance, revigorante après un déjeuner un rien chiche de viande froide et de cornichons (sans évoquer l'encas non digéré de seize heures… non, en effet, ne l'évoquons pas). Pitance dont il aurait fait l'éloge auprès de la cuisinière. Sa mère en aurait été touchée, en serait peut-être venue à oublier la tension du repas en la compagnie de son époux, qui, pour sa part, ne s'encombrait pas d'un quelconque effort de diplomatie lorsque lui prenait l'envie de manifester son désappointement face à un mets qu'il jugeait frugal, insipide, parfois répugnant. Le mot tombait, la délicatesse du couperet. Jamais n'aurait-on osé répliquer. Avec Patrick, il était si facile de passer du rire à la fureur, et puisqu'une parole prononcée d'une voix fluette suffisait à le pousser à questionner sans civilité le genre ou la sexualité de l'intervenant, sage était le réflexe de se préserver de ce qu'un haussement de ton aurait engendré. S'il fallait discuter, au nom du ciel discutons ovalie, viande ou alcool ! Préservons-nous de toute digression, desquelles rien de bon ne ressortait. Actualités ? Politique ? Philosophie sur la Vie, sur la Mort ou l'Amour ? Jamais à cette table ! Religion ? Ouhla ! ne le lançons pas sur cette perte de temps. Dieu n'était pas le bienvenu à la droite de Patrick.

Mais passons. Liliane et Antoine se seraient fait une raison, comme toujours, et que les cris eussent plu ou non ce soir-là, l'enfant aurait achevé sa journée en tailleur sur sa moquette, et par son imagination en flammes arbitré le combat de troupes interstellaires. Aurait admiré la pièce exigüe se parer de couleurs spatiales inconnues au fond desquelles son esprit se serait évadé jusqu'à ce que le sommeil l'eût rattrapé. L'anniversaire de Julien aurait été un merveilleux souvenir sur lequel clore les paupières. Parce qu'Antoine y aurait participé. Il aurait permis à son corps de s'imprégner de l'insouciance que pareil évènement était censé dispenser ; et nul poisson putride n´aurait recouvert les terres ni sa langue. S'il n'y avait eu… Avion de merde.

— Tu vois, conclut Patrick, j'te l'avais dit qu'elle se terminerait mal, cette fête.

Sur cette dernière digression, il s'enferma dans un pesant silence, qu'il ne rompit à nouveau qu'une fois la destination atteinte.

Dans l'absence ou dans l'excès de paroles, père et fils partageaient un même pressentiment, celui de l'avènement d'un tournant dans leur existence. Quelque chose d'énorme, bien trop grand pour leur monde étriqué.

*

Journal de bord de l'Arconote, XXXIe siècle, 4e cosmos de l'Étoile… Et puis on s'en fout : La tempête est passée, mais on est très affaiblis. L'homme qui prétend être le chef du Peuple blanc dit qu'il peut nous soigner. Il nous amène jusqu'à un lieu mystérieux qu'il appelle « Forêt de l'oubli » où un antidote serait fabriqué. Je crois…

Je ne connais pas cet endroit, je ne sais pas non-plus ce que veut vraiment notre guide ni si on peut lui faire confiance. Surtout qu'il a pas l'air très amical. Pas net du tout. C'est peut-être même pas le vrai chef de la tribu. Après tout, on n'a découvert aucun village, on n'a pas croisé une seule trace de civilisation, juste des maisons en ruine et ce type bizarre. Ordinateur… Oh ! Tu m'écoutes ? Rassemble toutes les infos que tu pourras trouver sur le Peuple blanc. * Recherches en cours * Bouge-toi ! Ça sent pas bon, cette traversée. Abraham, Jojo, Lazare, peut-être qu'on devrait s'enfuir… retourner au vaisseau… Mais je me sens… Merde…

J'ai mal…

*

À une dizaine de kilomètres de Notre Dame, la départementale voyait son ruban de goudron s'affiner et s'étrécir, à moitié avalé par le talus broussailleux de la forêt. Ce fut en bordure du bois, à la limite de la route, non loin du fossé, que la Peugeot 504 suspendit sa course. Peu de risques qu'un quidam malchanceux vînt à les débusquer, Patrick en était assuré. Si le sort devait ne pas tourner en leur faveur cette singulière nuit, le chef de brigade Lacombe aurait tôt fait d'arranger les choses pour lui et Antoine. Oui, tout irait pour le mieux, dans le plus curieux des mondes.

En dépit des couches de vêtements qui l'enrobaient, sitôt sorti de l'habitacle Antoine sentit les milliers de minuscules crocs d'un temps glacial s'attaquer à sa peau. Il tenta de rétablir sa circulation sanguine et enveloppa ses extrémités engourdies du nuage fumant de son haleine, qui tournoya dans l'air sous forme d'arabesques. Tiède, mais ses tremblements n'en furent en rien atténués. Lorsque Patrick lui enfonça dans les mains une carabine presqu'aussi haute que lui, le froid de la tige se coupla à celui de l'épiderme, en sorte que le métal se fondit dans ses phalanges. Une fois encore, Antoine ne protesta pas, tut sa douleur ainsi que son appréhension. Arme au poing et torche au front, il s'engouffra dans le ventre de la forêt sur les pas de son géniteur.

— Met ça dans ta poche, lui dit Patrick sans ralentir sa marche.

Le « ça » : une boule de cellophane flasque et noire, dont le contenu dégageait une fragrance familière. Celle des matins réconfortants et des fins de journée éreintantes.

— Du café ? chuchota Antoine.

— Du marc, pour couvrir notre odeur.

La couvrir et aux naseaux des bêtes se rendre invisible, une vieille astuce de chasseur. Antoine douta néanmoins de la pertinence de cette précaution, en l'espèce. Alentour, le calme dominait, confirmant les soupçons qui l'avaient assailli la soirée durant : il n'y avait pas là âme qui vivait. Les animaux profitaient d'un répit dans leur éveil printanier, glanaient de précieuses heures de repos supplémentaires sur leur récente hibernation, comme les y invitait ce brusque changement d'atmosphère. Le hululement des oiseaux de nuit avait rétrocédé la scène au murmure de la brise dans les branches des pins, autant qu'à l'humble roulis des cours d'eau repus de l'ondée. Sous la futaie, on relevait de faibles mouvements : le frétillement d'un buisson d'aubépine, dont les baies incandescentes paraissaient brûler sous le feu des lampes frontales ; le déploiement poussif d'un tapis de luzerne empêtré dans le givre ; le balancement d'une branche trop lourde de pluie ou trop basse pour lancer ses griffes au ciel ; l'effritement de la croûte d'une flaque figée de sang sous une bourrasque. Pas le moindre gibier à graver au plomb. Couverte par l'œil argenté de la Lune, la portée de l'éclairage électrique n'offrait, tout au plus, qu'un aperçu d'un dixième des secrets d'alcôves du lieu.

La perspective de rentrer bredouille serait naturellement venue à l'esprit de Patrick si, par fierté ou déni, ce dernier n'estimait pas avoir parcouru trop de chemin pour abandonner ici et accrocher par la même occasion un énième camouflet au palmarès de la famille Dereuil. Allons ! Les bois ne pouvaient s'être vidés de toute vie, il devait subsister un hère, un marcassin ou une perdrix insomniaque, à tout le moins un lapereau orphelin ! Même un muscardin ferait l'affaire, bon Dieu, mais quelque chose à tuer vite fait bien fait, qu'on n'en parle plus !

C'est alors que la pâleur du faisceau partit s'incruster dans une trainée rouge, scintillant sur deux mètres en aval d'un sentier de feuilles racornies, jusqu'aux racines d'un arbuste. Aussitôt, comme affleure le soleil à l'Est, l'espoir émergea en Patrick. Il ralentit la marche, ordonna à Antoine de patienter en retrait, puis avança avec précaution d'un pas en direction du monticule de feuilles et de brindilles. La piste ne dépassait pas le végétal, elle s'effaçait sous les premiers branchages mais ne reparaissait nulle part ailleurs. Pas hors du rectangle touffu d'où jaillissaient de légers bruissements et craquements. Typiques d'une bête de faible corpulence sur un lit de vieux bois. Petit gibier, mais gibier tout de même ; Patrick s'en contenterait, en toute bonne foi et plus ravi que jamais.

Sourire aux lèvres, il conserva le buisson dans son champ de vision, rejoignit Antoine à reculons. Posté à l'abri avec lui derrière une rangée de branches dénudées, il lui souffla :

— Passe-moi l'sac, grouille.

Antoine soulagea son épaule. À tâtons, les yeux toujours à la tanière de la proie inconnue, Patrick extirpa du baluchon un collet d'acier d'une bonne circonférence ; si large, son diamètre aurait pu y piéger un renard. Sans jamais quitter son repère, et d'un geste assuré soulignant une certaine dextérité, il lança l'anneau par-dessus une branche de moindre hauteur, donna ensuite un peu de mou au câble dont il gardait l'extrémité d'une main ferme, afin de faire glisser et pendre le collet jusqu'à deux doigts au-dessus du sol, à une courte distance du buisson prometteur. De sa main libre, il se remit à parcourir l'intérieur du sac, d'où il dégagea un nouveau pochon. Cette fois, pas de marc, le contenu était verdâtre et malodorant. Il rappela instantanément au bon souvenir d'Antoine ses implacables nausées. Rompu à l'exercice, Patrick ne s'embarrassa pas d'une telle sensibilité. Il plongea deux doigts dans le sachet, y retira, coincés entre ses phalanges, environ dix ou quinze grammes poreux de l'étrange substance qu'il envoya parsemer le piège.

Par suite d'une déglutition salvatrice, Antoine trouva la force d'interroger son père à voix basse :

— 'Pa, c'est quoi ?

— Feuilles de blettes, maïs écrasé et pommes séchées.

— Et c'est tout ?

— C'est tout.

Un câble, un anneau de métal et les restes gâtés et rances d'un repas vieux deux semaines ; voilà ce en quoi consistait le piège en lequel Patrick plaçait toute sa confiance d'homme d'expérience.

— Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? insista Antoine.

— On attend. Et on éteint nos lampes.

Les deux faisceaux s'envolèrent de concert, ne laissant dans la nuit que les parterres de feuilles vernies par la pluie miroiter sous les rayons lunaires. De qualité indéniable, le piège ne trahissait pas son insidieuse présence. Il se fondait en harmonie avec le paysage en apparence préservé de toute hostilité, donc d'errance humaine.

De longues minutes s'écoulèrent, et rien ne bougea. Le nœud du pendu avait même cessé ses oscillations, comme vitrifié, sans une victime à étreindre à la gorge. Accroupi derrière son bosquet, Antoine sentait ses membres s'engourdir de plus belle sous l'effet du froid et du sommeil livrant bataille pour son corps malingre. L'envie de troquer la rugosité de la carabine contre la douceur, toute relative, de son édredon se fit de plus en plus oppressante.

— Tu crois qu'ça va marcher ? finit-il par demander.

À travers les ténèbres, les pupilles de Patrick brillaient d'une détermination effrayante, plus éloquente que n'importe quelle sorte de réponse.

— Du p'tit gibier… ouais, du p'tit gibier… il sera forcément attiré par ce mélange. Ma main à couper. 'Faut juste attendre encore…

Il s'interrompit, fixa avec insistance la tanière d'où ne s'échappait plus un son. Sur un froncement de sourcils nerveux, Patrick reprit ses explications d'une voix tout juste bonne à affecter l'assurance :

— Tu vois, la piste devant ce buisson ? Cette bestiole a été attirée par l'odeur de la viande en décomposition et du sang coagulé, comme j'te l'avais dit. C'est sans doute un herbivore, mais il sera allé inspecter le contenu des boyaux pour y repêcher des restes non digérés à emporter dans sa cachette. Quand il aura fini de trifouiller là-dedans, il sentira l'appât et sortira aussi sec. J'en suis certain. Ça prend juste un peu plus de temps que prévu, c'est tout. La chasse, c'est aussi d'la patience, mon p'tit.

Un autre silence contemplatif. Il ajouta :

— C'est une traque avant tout. Juste une putain de traque.

Ce terme, cette « traque » ; non-content de sonner juste, il eut un effet proche de la tonalité en ré d'une trompe de chasse. Un signal de départ, aux conséquences autant désirées que redoutées. Le mot prononcé, il y eut un souffle, un bruissement soudain, si ténu qu'on l'eût cru imaginaire. L'arbrisseau se réveilla. Avec la nuit, il remuait de nouveau.

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